Lecture gratuite : le chapitre 1 de La Dame Blanche de Catherine Boullery
La saga d'Aila  fantasy


fantasy

Note : 4.6 / 5 avec 284  critiques

Le Chapitre 1 de La Dame Blanche en lecture gratuite

Au cœur de la nuit, sous la lumière diffuse de la lune, Hang longeait au grand galop la côte aux alentours de Bâmes. Depuis plusieurs jours, il guettait la venue du bateau tant à la fois redouté qu'espéré : celui des hommes de Césarus. À présent que ce dernier se rapprochait enfin de la rive, le Hagan affichait un sourire satisfait. Pauvres petits soldats de cet empereur, si seulement ils avaient soupçonné le comité d'accueil qu'il leur avait concocté avec art, ils auraient fait demi-tour avant même de songer à mettre un pied à terre. Malheureusement pour eux, ils ignoraient tout des pièges qui les attendaient sur la plage et se dirigeaient, non pas vers une victoire supplémentaire, mais une cuisante défaite. Ils paieraient le prix fort, foi de Hagan ! Tout était prêt pour les recevoir et les tailler en pièces, les uns après les autres. Césarus se souviendrait de cette invasion ratée avec une cruelle amertume. Le sourire sur son visage balayé par la brise s'agrandit à cette idée réjouissante.

◎ ◎ ◎

Le navire de Tancral venait d'atteindre une crique au nord de la cité, discrète et déserte, exactement là où Hang avait estimé que Césarus déposerait ses premiers guerriers. Sans le moindre bruit, plusieurs chaloupes déversèrent leur contenu sur le sable et une centaine d'hommes s'y installèrent, attendant le signal qui les enverrait combattre. Rapidement, le bateau récupéra ses embarcations, puis reprit son voyage, le tout dans un silence presque inquiétant. À présent, il allait contourner le port en passant par le large et décharger sa seconde cargaison d'ennemis dans un endroit situé au sud de la ville cette fois, histoire d'enserrer cette dernière pour mieux l'étrangler. Hang imaginait même qu'une partie des guerriers de chaque groupe pénétrerait dans Bâmes par l'ouest, à seule fin d'accélérer le massacre des habitants ou d'obtenir leur reddition sans condition. Une surprise guettait les soldats de Césarus ; effectivement, il restait bien des villageois, mais pas un seul qui ne fut armé jusqu'aux dents et prêt à en découdre. En conclusion, aucunement ceux que leurs adversaires s'attendaient à trouver…

◎ ◎ ◎

Revenu au camp, il descendit de cheval et rejoignit Alsone au poste de commandement.
— Ils arrivent. Comme prévu, ils ont accosté dans la première crique. Maintenant, leur navire fait route vers la suivante qu'ils atteindront dans une petite heure.
Dans la lumière d'une torche, le profil de la reine se détachait. Les sourcils froncés, un léger pli saillait entre eux à l'image de sa détermination, Alsone hocha lentement la tête. Son expression ne laissait planer aucun doute sur les sentiments qu'elle éprouvait : littéralement, elle rayonnait, ses yeux étrécis dans lesquels flottait une nuance de férocité. Ce combat allait pimenter de façon exceptionnelle sa vie devenue presque trop tranquille, bien plus que toutes ses nuits d'amour qui ne comblaient jamais totalement son vide intérieur. Elle y retrouverait exactement les sensations que son existence ne rencontrait que trop rarement : une excitation inhabituelle, une montée d'adrénaline, une forme de dépassement de soi et, plus que jamais, de l'action. Sur ce point, son partenaire actuel ne s'était pas trompé. Un court instant, son regard se perdit en direction du Hagan. L'homme avait su se glisser avec souplesse dans le moule qu'elle lui imposait, un brin d'ironie manié avec tact et une indéniable capacité à la satisfaire à tout point de vue. Alors qu'un autre l'aurait déjà lassée, il conservait sa place la nuit à ses côtés et très souvent le jour au point que d'étranges idées lui traversaient l'esprit, des idées auxquelles jamais elle n'aurait pensé avant lui, mais qu'elle rejetait impitoyablement. Elle suspectait que de nombreux paris couraient sur le temps qu'elle lui octroierait encore et s'en amusait. Après tout, surprendre restait une façon différente de séduire qu'elle adorait exploiter. La présence du Hagan ne l'empêchait pas de papillonner et de se distraire avec divers partenaires : trop d'appétit, la nécessité absolue de conquérir, mais elle revenait vers lui, parce qu'il lui offrait bien davantage que de simples moments de plaisir.
Son regard tourné vers le futur lieu de l'affrontement, Hang réfléchissait à toute vitesse, tout en vérifiant mentalement, une ultime fois, la cohérence parfaite de ses plans dans les moindres détails. Un bref instant, un vague sourire éclaira son visage ; finalement, il se révélait un excellent stratège…
Puis ses pensées s'attardèrent sur Alsone ; elle jubilait, excitée par le massacre sur le point d'être perpétré. Pourtant, au départ, la convaincre avait relevé du défi. Quand Hang lui avait proposé d'aller défendre le port de Bâmes, elle s'y était opposée avec fermeté. Il était hors de question qu'elle envoyât un seul soldat supplémentaire pour soutenir l'alliance entre les pays au nord du sien, persuadée qu'elle ne craignait rien de Césarus ; elle saurait le faire plier comme tous les autres. Opiniâtre, Hang avait testé toutes les ficelles imaginables pour l'amener à fléchir, voire à réfléchir, mais, butée, elle refusait tout en bloc, démontant chacun de ses arguments avec une mauvaise foi évidente, impossible à contrecarrer. Pourtant, le Hagan ne s'était pas découragé et avait fini par l'atteindre.
— En fait, je comprends enfin la raison de ta résistance : tu ne veux pas te battre. J'en suis sûr, car, si tu désirais manier l'épée ou la hache comme une véritable femme de guerre, tu serais la première à te jeter sur quelques ennemis avec moi. Aucun combattant digne de ce nom ne manquerait une telle occasion de vivre ces instants exceptionnels.
Alsone s'était figée. Du coin de l'œil, il avait observé avec plaisir la légère crispation de sa mâchoire, très explicite sur la façon dont elle venait de ressentir son attaque. Tardant à répondre, elle avait fini par lâcher :
— C'est faux.
— Alors, prouve-le ! Bats-toi avec moi ! Si tu te sens un peu rouillée, pas de souci. Dorénavant, ce sera entraînement tous les matins et tous les soirs pendant le trajet jusqu'à Bâmes. Et même la nuit si tu le souhaites…
Hang avait relevé le menton, la défiant du regard tout en se rapprochant sensiblement d'elle. Elle s'éloigna avec un geste d'humeur, les maxillaires toujours serrés et les yeux allongés en deux fentes emplies de colère qu'elle tourna vers lui.
— C'est ça ! Je lis sur ton visage que tu ne me crois pas capable de me battre aussi bien que toi ! Mais tu te trompes ! D'ailleurs, à ce sujet, tu te ramollis également ! Je ne t'ai pas vu t'exercer une seule fois depuis que tu es ici. Peut-être te donnerai-je des leçons de modestie ! Je suis une reine, ne l'oublie jamais si tu veux rester en vie…
Nullement effrayé par sa menace, Hang s'avança vers elle et l'enlaça avec force, son magnifique sourire aux lèvres, mi-moqueur mi-enjôleur, destiné à achever de la faire fléchir.
— Je dois reconnaître que j'ai davantage utilisé mes heures à de voluptueuses et charnelles occupations depuis mon arrivée, mais je suis prêt à en changer pour toi et avec toi, tout de suite, et à te montrer que ma puissance physique se prête à tous les combats… Sans le moindre égard, Alsone repoussa ses bras. Cependant, le regard fixé sur un horizon imaginaire, l'expression sur son visage s'était modifiée, tandis que, dans ses prunelles, brillait une lueur dangereuse, celle de la femme déterminée qui lui prouverait sa valeur au cœur des batailles. Après un long silence qui aurait pu signifier à Hang qu'il était temps pour lui de prendre congé, mutine, elle se tourna vers lui :
— Est-ce qu'une poudre sombre qui explose quand on l'enflamme pourrait t'intéresser ?
Étonné, il l'observa un instant avant de se rapprocher de nouveau.
— Belle et surprenante souveraine, raconte-moi tout à son sujet…

◎ ◎ ◎

Du pas de l'homme de guerre sur le point d'en découdre, Eustache pénétra dans le poste de commandement, rejoignant la reine d'Estanque et le Hagan. Ces derniers et leur armée n'avaient pas eu besoin de leur laissez-passer à la frontière parce que l'intendant d'Avotour les y avait attendus de pied ferme, accompagné par une centaine de soldats. Lui aussi participerait à la bataille. Il n'allait quand même pas abandonner la défense de son pays à une poignée d'inconnus sans même lever le petit doigt ! Discret bras droit du roi, peut-être, il n'en demeurait pas moins un chef efficace et volontaire qui, en l'absence de Sérain, saurait se montrer à la hauteur de sa tâche.
— Quelles sont les nouvelles ? demanda-t-il sans préambule.
— Le premier débarquement des hommes de Césarus vient d'avoir lieu. Ils patientent sur la plage. Nous devons regagner nos positions respectives avant la seconde fournée, expliqua Hang, son regard dirigé d'abord vers Alsone, puis Eustache. La stratégie de l'empereur se déroule conformément à nos estimations. Il ne se méfie absolument pas… Comme prévu, je m'occupe des soldats de la première crique, Alsone, tu retournes rapidement à la deuxième et vous, sire Eustache, préservez la ville et l'arrière-pays.
Sous la tente, un silence d'une gravité particulière s'installa. Alsone venait enfin de cesser de prendre cette attaque pour une simple distraction exaltante. Bientôt, ils se confronteraient tous au sang, à la mort, à la souffrance et en ressortiraient soit grandis soit anéantis. Pour elle qui résolvait la majorité de ses problèmes par des jeux de manipulation et de séduction, le pari apparaissait de taille. Sans un mot, après un léger hochement de tête, ils se séparèrent, affichant une assurance qui cachait forcément une légitime appréhension.

◎ ◎ ◎

Hang rejoignit les soldats sur la falaise et s'adressa au gradé qui se présentait devant lui.
— Les hommes sont-ils tous à leur poste ?
— Oui, monsieur, nous n'attendons plus que votre signal pour les arrêter.
— Non, pas les arrêter, capitaine, les tuer tous, sans exception. Nous ne ferons pas de quartier. Si le moindre doute persiste dans votre esprit, refaites passer la consigne immédiatement et, souvenez-vous, ces guerriers n'en sont plus tout à fait. L'empereur leur a enlevé la capacité de réfléchir par eux-mêmes. Ils sont venus nous exterminer et se moquent éperdument de mourir. Ceux que vous ne parviendrez pas à éliminer se débarrasseront de vous sans hésiter, suis-je bien clair ?
— À vos ordres, monsieur. Je transmets vos précisions sur-le-champ pour être certain que tous nos soldats ont saisi l'importance de les achever.
Le capitaine s'esquiva tandis que Hang s'installait en observateur discret, attendant les premiers mouvements de la troupe de Césarus pour intervenir. Sous la lumière blafarde de la lune, les guerriers de Tancral se tenaient immobiles, serrés les uns contre les autres, dans un silence absolu. Aila lui avait expliqué que l'empereur leur avait enlevé toute humanité. En son for intérieur, il espéra qu'ils restaient suffisamment vivants pour être tués, sinon le combat risquait de devenir fort compliqué. Aila… Son image ne cessait de flotter dans son esprit. Quelle n'avait pas été sa surprise de la découvrir près de son lit le fameux soir où elle avait débarqué pour lui demander son aide et combien il avait dû lui en coûter de venir le solliciter ! Aila… Toujours aussi… Aussi quoi ? Quelle femme… Il revoyait son regard sombre et pétillant d'énergie, celui qu'elle posait sans concession sur le monde et, parfois, sur lui… Que n'aurait-il pas donné dans ces instants pour y lire de l'amour à son égard ? Il adorait sa souplesse féline, à la fois physique et mentale, qui lui permettait de se glisser à travers toutes les épreuves et d'en ressortir encore plus aguerrie et fascinante. Quoi qu'il lui arrivât, elle rebondissait avec une espèce de candeur désarmante, mue par cette fragilité intérieure qui, en permanence, se métamorphosait en force après quelques larmes et un moment de découragement. Elle possédait un pouvoir bien plus grand que la plupart des êtres qu'il côtoyait, pas un de ceux offerts par la magie des fées ou les Esprits de la Terre, non, un pouvoir qui n'était que le sien et qu'elle utilisait sans même s'en apercevoir. Elle savait aimer, pas un, mais tous, et sa profonde bienveillance protégeait les gens comme une onde de chaleur, avant de les entraîner dans son sillage comme un torrent de vie tout à la fois impétueux et impérieux… Elle en devenait terrifiante, car, presque inaccessible, et pourtant il l'avait trouvée terriblement irrésistible, à tel point qu'il avait préféré la quitter plutôt que de demeurer avec elle sans jamais en être aimé. Une nouvelle fois, l'image de sa silhouette blanche se forma devant ses yeux et il se revit la suivre vers le balcon, comme un papillon de nuit attiré par sa lumière… Quoi qu'il advînt, il en était cruellement conscient, elle pourrait lui demander n'importe quoi et il s'y plierait. Parce qu'Aila resterait la première femme à avoir touché son cœur, certains sentiments ne s'effaçant jamais vraiment complètement, parce qu'elle n'agissait jamais au hasard, même quand elle le croyait, parce qu'il sentait en elle une grandeur d'âme qui dépassait celle d'une simple personne. Elle aurait pu être reine… Non, de fait, elle apparaissait plus qu'un titre dans une quelconque hiérarchie. Un peu comme les Esprits de la Terre, elle se révélait omniprésente et insaisissable, un être vivant comme lui, même si, avec sa pierre bleue et ses prunelles argentées, elle brillait d'une façon de moins en moins humaine. Un soupir enfla dans sa poitrine, vaguement douloureux.
Attirante, fière et exigeante, Alsone avait constitué un dérivatif efficace à son amour sans retour. S'il n'était pas totalement insensible à ses charmes et à sa force de caractère, il appréciait surtout le défi qu'elle avait représenté pour lui et qu'il avait sciemment choisi de relever. Elle avait occupé son corps et ses pensées, tandis qu’il rivalisait d'imagination pour la surprendre et se rendre indispensable. Jusqu'à présent, son stratagème avait plutôt bien fonctionné, à un détail près, Aila était revenue le chercher, réveillant dans le même temps les émotions qu'il avait refoulées. Loin d'elle, tout semblait tellement plus facile… Il s'en était bien sorti dans leur face à face, avec l'impression d'avoir su contrôler sans trop de difficultés les sentiments que sa présence avait ravivés. Enfin, jusqu'au moment où elle avait saisi ses mains pour l'emmener vers Bâmes, son corps, bien que distant du sien, entre ses bras. À cet instant précis, leur relation avait irrémédiablement basculé. Leurs esprits s'étaient unis et la seule évocation de ce contact le troublait toujours aussi profondément. Étrangement, sa façon de le ressentir semblait, elle aussi, avoir évolué, à présent différente de celle qui l'animait depuis le premier jour où Aila était apparue dans sa vie. Ils avaient partagé un instant unique qui l'avait lié à elle plus que ne l'aurait fait n'importe quelle nuit d'amour. Depuis, il la sentait en permanence en lui, comme l'aboutissement d'une communion intérieure, comme si, en fusionnant leurs âmes, elle avait disséminé un peu d'elle-même dans les cellules de Hang. Elle était en lui, même si elle ne serait jamais à lui. La sensation éprouvée lui paraissait toujours plus intense et plus profonde, car la plénitude qu'elle avait abandonnée en lui par ce geste était infinie… Avait-il dispersé autant de traces chez Aila ? Ressentait-elle également cette intimité qui les liait étroitement ?
Tout d'un coup, sans la moindre raison visible ou audible, les hommes de Tancral se mirent en mouvement. Plongé dans ses pensées, ce fut à peine si le cliquetis de leurs armes alerta le Hagan. Réagissant aussitôt, il enflamma la première ligne de poudre. Avant son départ pour Avotour, il s'était bien amusé à tester le principe de cette découverte fortuite et la façon de l'employer, les explications d'Alsone se révélant plus que succinctes à ce sujet, sans parler des origines des quatre tonneaux disposés dans un endroit sec et oubliés jusqu'à cette occasion. Si, au début, il avait essuyé de cuisants échecs et de multiples déboires, il était parvenu à maîtriser les facéties de cette matière sombre, entraînant finalement la souveraine dans ses ultimes expérimentations et, du même coup, dans des discussions animées sur l'optimisation de son utilisation. Une salve de détonations lointaines retentit un instant avant les siennes. Alsone avait été plus réactive que lui et elle allait lui en rebattre les oreilles pendant un bon moment. Hang regarda les guerriers de la plage projetés en l'air par les explosions et, incrédule, observa la grande majorité d'entre eux, pourtant en piteux état, se relever malgré tout. Vivants tant qu'ils n'étaient pas morts… Ce constat résonna d'une façon toute particulière dans les pensées du Hagan pour qui leur incroyable résistance prenait à présent une signification concrète, une sourde angoisse naissant dans son cœur. En tout cas, un fait était avéré, ces hommes n'étaient vraiment plus comme les autres. D'un geste sûr, il alluma sa deuxième ligne de poudre et de nouvelles déflagrations retentirent, mais Hang s'aperçut rapidement que le compte n'y était pas, trop rares étaient ceux parmi les soldats de l'empereur qui restaient à terre, moins d'un pour vingt… À son signal, une nuée de flèches s'abattit sur leurs adversaires qui s'obstinèrent malgré tout à progresser, même transpercés de part et d'autre. La douleur ne les ralentissait pas et, tant que leurs fonctions vitales demeuraient intactes, ils avançaient. Dans ces conditions, cent hommes de Césarus en valaient facilement deux cents et eux n'étaient qu'une cinquantaine pour tenir la crique. Le Hagan hurla aux archers :
— Ne touchez plus que le cœur ! Vous devez les tuer, pas les blesser !
Sans hésitation, il attrapa l'arme d'un Avotourin maladroit et ajusta sa visée.
— Moins un ! cria-t-il.
Il plaça une deuxième flèche, puis la décocha.
— Moins deux ! Faites comme moi, réjouissez-vous de ceux qui tombent à terre !
Les projectiles ne pleuvaient plus, remplacés par les traits des meilleurs tireurs qui transperçaient l'organe central de leurs adversaires, tandis que l'énumération de la quantité de morts maintenait de façon artificielle une ambiance dynamique et positive au sein de la troupe, ébranlée un instant auparavant par l'anormale vitalité des guerriers de l'empereur. Cependant, malgré tous leurs efforts conjugués, Hang songeait que ces derniers restaient encore trop nombreux à se tenir debout, peut-être une cinquantaine qui, malheureusement, comptait double… Rapidement, le stock de flèches se tarit et il se redressa. Pour lui, le temps était venu de se lancer physiquement dans la bataille. Saisissant sa magnifique hache à deux têtes, il demeura un moment immobile, son regard fixé sur ses ennemis. Il avait toujours adoré quand Aila faisait tournoyer son kenda au-dessus d'elle. Rien que par ce mouvement, elle impulsait une telle énergie qu'elle décuplait la force de tous. Aujourd'hui, cette heure était la sienne et il ne manquerait ni de panache ni de courage dans cette lutte au corps à corps. Elle n'était pas là, mais il se battrait pour elle et il vaincrait, quel que fût le prix à payer. Alors, ses muscles bandés, les mâchoires serrées, il brandit son arme, puis l'amena à pivoter, lentement d'abord, puis de plus en plus vite. Tandis que naissait le léger sifflement de l'acier qui fendait l'air, il hurla :
— À l'attaque ! Tuez-les tous !
Un véritable mugissement monta dans les rangs des soldats et tous s'élancèrent vers leur destin, Hang en tête, sa hache prête à faucher tous ceux qui se mettraient sur sa route.

◎ ◎ ◎

Alors que les contractions d'Aila se rapprochaient, la souffrance lui paraissait à peine supportable par moment. Le temps était peut-être venu de rejoindre Nestor et de le réveiller. Elle pénétra dans la maison et frappa à la porte de sa chambre. Très rapidement, il apparut en chemise de nuit, les cheveux en bataille.
— Dame Aila ? Que se passe-t-il ?
Il remarqua le souffle un peu court d'Aila et son teint blême.
— Êtes-vous blessée ? demanda-t-il, visiblement inquiet.
— Non, j'ai juste besoin que vous me trouviez une Hagane, une accoucheuse, plus précisément.
Nestor écarquilla les yeux. Il regarda derrière Aila, cherchant la femme concernée. Ses sourcils se froncèrent.
— Pour quelle raison ? Qui va accoucher ? ajouta-t-il, un peu dérouté.
— Moi…, répondit-elle.
Son visage perdit sa sérénité quand une nouvelle contraction lui coupât la respiration, sa main s'accrochant au chambranle de la porte.
Nestor ouvrit des yeux encore plus ronds.
— Mais… mais vous n'étiez pas enceinte hier ? balbutia-t-il, incertain. Visiblement, le brave homme ne comprenait plus rien.
— Si, mais je le cachais habilement. Nestor, personne ne doit le savoir, absolument personne. Choisissez avec grand soin la Hagane que vous ramènerez et prétendez que je suis fiévreuse.
Puis elle insista :
— Je vous le répète, pas un mot à quiconque, c'est une question de vie ou de mort.
De multiples expressions fugitives s'affichèrent sur les traits de Nestor, puis un immense sourire s'épanouit sur ses lèvres.
— Je vais être grand-père ! s'exclama-t-il, radieux.
Aila ne put s'empêcher d'émettre un rire tandis qu'il continuait :
— C'est vrai. Vous êtes comme ma fille. Venez, installez-vous dans ma chambre.
— Nestor, c'est inutile, je peux…
— Je n'admettrai aucune protestation. Il ne sera pas dit que je laisserai mon enfant accoucher ailleurs que dans un endroit confortable.
La soutenant par le bras, il la conduisit avec prévenance vers le lit.
— Auriez-vous une grande chemise à me prêter ? demanda-t-elle.
— Je vous en donne une tout de suite.
La jeune femme s'assit tandis que Nestor fouillait dans son armoire. Il se tourna vers elle et, quand leurs regards se croisèrent, elle s'aperçut de l'émotion extrême de son ami que trahissaient ses yeux humides. Les mains légèrement tremblantes, il lui tendit le vêtement escompté. Un instant, il sembla hésiter, puis, se penchant vers elle, il déposa un baiser très doux sur ses cheveux avant de préciser :
— Ne vous inquiétez pas, je me dépêche !
— Pas de souci, Nestor. Je vous promets que je serai encore là à votre retour. — J'y compte bien ! Je veux être un des premiers à faire la connaissance de ce petit bout de chou !
Aila grimaça une nouvelle fois.
— Finalement, si vous pouviez courir, je crois que j'ai un peu trop tardé à vous prévenir…
Nestor ne fit ni une ni deux. Il enfila juste son pantalon et ses chaussures en quatrième vitesse avant de se précipiter vers le camp.

◎ ◎ ◎

Hang traçait son chemin au milieu des guerriers de Césarus. Pas de quartier, ne cessait-il de se répéter, tandis que, sans répit, sa hache tranchait tout ce qui passait à sa portée. Il devait tous les tuer et, petit à petit, l'un après l'autre, ils périssaient. Sa bravoure et sa détermination stimulaient ses compagnons, alors même que certains tombaient sous les coups des hommes de Tancral. Malheureusement, leurs soldats ne résisteraient plus très longtemps dans cette lutte inégale. Dorénavant moins nombreux qu'eux, leurs ennemis se révélaient plus forts parce qu'insensibles à toutes formes de douleur. Tant qu'ils n'étaient pas morts, ils combattaient comme s'ils n'avaient rien. Un moment envahi par le découragement, le Hagan se ressaisit et, sans faillir, la hache levée, repartit à l'attaque.

◎ ◎ ◎

Nestor, revenant auprès d'Aila, lui saisit la main et lui murmura :
— Loulane arrive. Je vous ai choisi une femme douce et compétente qui prendra bien soin de vous. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n'hésitez pas à m'appeler, je vais attendre dans la cuisine. Souhaitez-vous prévenir quelqu'un ?
Le visage contracté par la souffrance, Aila secoua la tête et retint les doigts de Nestor.
— Merci infiniment.
— Ne craignez rien, je m'occupe de tout.
Submergée par une nouvelle vague douloureuse, elle ne répondit pas. Fermant les yeux pour tenter de contrôler les tourments de son corps, elle échoua et ses phalanges se crispèrent violemment sur le drap. Alors que la magie aurait pu l'aider, elle refusait de l'utiliser, préférant s'accorder un répit dans la domination de cette dernière.

◎ ◎ ◎

Loulane pénétra dans la pièce et s'exclama, visiblement heureuse :
— Moi qui croyais que je venais pour soigner une fièvre ! Quel bonheur de découvrir que je vais mettre au monde l'enfant de Topéca !
Souriante, elle s'approcha et, de ses mains expertes, parcourut le ventre de la future mère. Aila aurait voulu lui dire que la première chamane guerrière n'existait plus, mais renonça. Qu'importait sa nouvelle apparence, elle ne cesserait jamais de symboliser ce que les gens espéraient d'elle. Cependant, rassurée par la présence réconfortante de la femme hagane, elle se laissa ausculter, appréciant la chaleur des paumes sur sa peau.
— Il me paraît bien engagé, ce petit. Les Esprits de la Terre sont avec lui et lui ouvrent le chemin vers la vie. Maintenant, donnons un peu de temps à la nature pour accomplir son œuvre. Je prépare de quoi vous détendre.
À petites gorgées, Aila avala la boisson de l'accoucheuse. Fidèle à elle-même, elle en identifia presque chaque constituant, soulagée par les évidentes compétences de Loulane. Cette dernière, très active, allait et venait dans la pièce, répandant ici et là des herbes séchées. Elle chantonnait doucement, s'interrompant pour quelques mots d'encouragement, revenant auprès d'Aila à chaque nouvelle contraction, massant délicatement ses épaules ou son ventre tendu et ne repartant qu'avec l'assurance que la future mère se sentait apaisée. Jamais Aila n'avait pensé que souffrir autant fût possible, et, pourtant, pas un instant elle ne regretta l'arrivée prochaine de ce bébé. Tout son être aspirant à contrôler l'excès de douleur, elle inspirait, expirait, soucieuse d'écouter son corps et de l'harmoniser avec son esprit. Perdant pied quelquefois quand les élancements devenaient trop violents, la voix calme et chaleureuse de Loulane l'amenait à se reprendre. Tantôt l'accoucheuse lui prodiguait des conseils :
— Laissez-vous porter par les Esprits de la Terre. Respirez, soufflez, libérez cette tension intérieure qui vous crispe et ouvrez-vous à la venue de votre enfant. Votre ventre travaille dans ce sens. Même s'il vous tiraille un peu méchamment, il n'est pas votre ennemi, mais votre allié. Aidez-le à vous soulager plus vite.
Tantôt elle lui racontait des anecdotes :
— Vous savez, j'ai mis plus de petits au monde que vous pouvez compter de brins d'herbe dans les prés ! Et puis un premier représente toujours une grande aventure, tant sur le mystère de la naissance que sur la découverte du lien qui unit une mère à son bébé.
— En tout cas, c'est bien le premier que je vois arriver parmi nous sans me tenir à votre place ! expliqua Aila pendant une accalmie.
— Oh… intéressant. C'est vrai que deux façons distinctes de donner la vie cohabitent, l'une pour la créer et l'autre pour l'accompagner. Moi, j'ai choisi la seconde.
— Pourquoi ? Vous n'avez pas d'enfant ?
— Non. Je me contente de mettre au monde ceux des femmes et, ce, avec un immense bonheur, conclut l'accoucheuse, nullement chagrinée de cet aveu.

◎ ◎ ◎

Hang était couvert du sang de ses ennemis. Il ne comptait plus qu'une vingtaine d'hommes sur la cinquantaine initiale, des compagnons solides, mais qui, comme lui, fatiguaient, affaiblis par les blessures reçues. En face, encore une dizaine de soldats, mais, tels des fous furieux, ils se battaient avec sauvagerie tant qu'un souffle persistait dans leur poitrine. Pour les arrêter, Hang l'avait compris depuis le début, seule existait la mort. En raison de leur exceptionnelle résistance, ils lui faisaient penser aux agaçantes mouches haganes qui venaient bourdonner aux oreilles. Même brutalement écrasées, une fois la main écartée, elles repartaient de plus belle, comme si de rien n'était… Ses idées dérivèrent ensuite vers Alsone et Eustache. S'ils ne se débrouillaient pas mieux que lui, son temps deviendrait compté. « Moins un », songea-t-il pour se donner du courage, étêtant d'un geste radical son vis-à-vis. Un brouhaha lointain provenant du haut de la falaise frappa ses tympans, tandis qu'une onde glacée se répandait dans son dos, une angoisse sourde lui étreignant le cœur. Si les nouveaux arrivants venaient compléter les rangs des guerriers de Césarus, il mourrait sur cette plage. Un court instant, son esprit s'enfuit vers Aila, espérant presque qu'il avait pensé assez fort à elle et de façon suffisamment désintéressée pour qu'elle pût apparaître et l'aider à vaincre. Puis son désir s'effaça, ceux qui arrivaient paraissaient bien trop bruyants pour appartenir au camp adverse… C'étaient des hommes à eux ! Alors qu'une énergie nouvelle renaissait en lui et, même s'il savait pertinemment qu'Aila n'y était pour rien, ce fut vers elle que ses remerciements s'élevèrent…

◎ ◎ ◎

— Allez, Topéca ! Poussez ! Encore.
Le corps en sueur, plus concentrée que jamais, les dents serrées pour ne pas gémir alors qu'elle aurait voulu hurler, Aila se replia davantage sur elle-même pour faciliter l'expulsion.
— Oui, nous y sommes presque ! Je vois la tête ! Allez, encore ! Encore une fois ! Oui ! Une dernière fois ! Ça y est ! Le voici !
Un cri retentit dans la pièce, inondant Aila d'une émotion inégalée. Des larmes perlèrent au bord de ses yeux, et une irrépressible et inédite vague d'amour déferla dans son cœur. Apaisée après la tourmente de l'accouchement, elle réalisait qu'elle venait de donner la vie et en éprouva un incommensurable bonheur. Avec précaution, comme un objet trop précieux pour être touché, elle saisit l'enfant que lui tendait Loulane et regarda cet être menu, recroquevillé sur lui-même. Son bébé était né, si fragile et si beau… Elle sourit, puis lui murmura des mots tendres et affectueux. Telle une fleur, elle sentit éclore en elle la mère qu'elle devenait, heureuse, merveilleusement heureuse… Tandis qu'à ses oreilles résonnaient les battements de son cœur, sonores comme les échos d'une volée de cloches, le nourrisson émettait de légers grognements et se tortillait, comme s'il cherchait à s'étirer. Elle le cala contre sa peau, l'enveloppant de sa chaleur.
— Ne t'en fais pas, mon tout petit. Rien ne sera facile, mais nous nous en sortirons. Tu verras, pour toi, je rendrai le monde meilleur, un monde dans lequel tu pourras grandir sans peur et t'épanouir…
Submergée à la fois par l'épuisement et l'émotion, elle le contemplait, fascinée, admirant ce prodige de la nature. Comment se débrouillait cette dernière pour qu'une créature aussi frêle fût à ce point complète, de la pointe de ses cheveux jusqu'au bout de ses minuscules ongles ? D'un geste doux, elle saisit sa main toute fine entre ses doigts et la caressa, rêveuse. Si menue et tellement parfaite… Puis ses yeux s'attardèrent sur le visage de son bébé, croisant ses iris sombres fixés sur elle. Leurs regards semblaient se scruter mutuellement comme s'ils étaient deux à se découvrir et à s'apprivoiser. Ressentait-il le même flot d'amour qu'elle pour lui ? Savait-il déjà aimer ? Emplie d'une tendresse débordante, elle s'appliqua à observer chaque détail de son anatomie pour le graver dans sa mémoire. Tout à son exploration, elle fut d'autant plus surprise quand un frisson glacé parcourut son corps. Sa vue se brouilla au point d'amener le nourrisson à disparaître de sa perception, et sa conscience se perdit dans l'infini. Devant ses yeux, à une vitesse vertigineuse, défila un tumulte d'images et de sensations brèves, mais terriblement intenses. Déboussolée, elle ferma les paupières. Cependant, son esprit, toujours incontrôlable, rebondissait d'un être vivant vers le suivant. À peine le temps de se fondre dans l'un qu'elle repartait vers le prochain. Dorénavant, plus jamais elle n'existerait pour elle-même, elle n'était plus simplement la mère de cet enfant, mais celle de tous et elle devrait les protéger, même au prix de sa vie parmi eux. Cette découverte la laissa interdite, tandis que peu à peu la pièce se reformait autour d'elle. Figée, elle considéra sa fille avec la certitude que ces visions avaient transité par elle, comme si son bébé représentait une clé, un passage vers d'autres univers. Loulane la tira de sa réflexion.
— Comment allez-vous appeler notre nouvelle venue ?
Le cœur soudainement étreint par une irrépressible détresse, Aila songea à Pardon. Elle déglutit. Comment avait-elle pu le priver de cet instant extraordinaire ? Si elle avait su, elle l'aurait ramené avec elle de la crypte… Un soupir enfla dans sa poitrine. Et, indubitablement, son enfant et lui auraient été en danger… Non, elle avait pris la décision qui s'imposait, elle les avait protégés malgré eux. Mais alors, pourquoi en souffrait-elle autant ?
— Naaly…
À peine avait-elle prononcé ce nom que sa pierre bleue commença à étinceler de mille feux. La magie ancienne se déversa dans ses veines comme si cette dernière y chassait tout son sang pour le remplacer par son flux surnaturel. Aila brillait au point d'en devenir aveuglante. Complètement submergée, elle se concentra sur son bébé pour ne pas perdre pied sous le flot d'énergie qui l'engloutissait. Enfin, le bouillonnement qui l'avait étourdie se calma, tandis que sa lumière s'atténuait sans pour autant disparaître totalement. Dans chaque parcelle de son corps, elle ressentait la fureur de son incroyable pouvoir palpiter. Serrant sa fille encore plus fort contre elle, elle se raccrocha de toutes ses forces à ce qui faisait d'elle une simple femme…

◎ ◎ ◎

Un seul restait et Hang l'avait décidé, cet ultime ennemi serait pour lui. Sous le regard des rares rescapés de cette épouvantable boucherie, le combat qui les opposait s'éternisait. Le Hagan l'aurait considéré comme un valeureux adversaire si le guerrier de Césarus avait été un être normal. Grand, large et musclé, des traits dynamiques, il possédait une technique brillante doublée d'une puissance colossale, mais, au centre de son visage, deux yeux vides, dénués de conscience, démentaient qu'il fut toujours un homme. Apparemment grièvement blessé, il n'en manifestait pas moins une résistance farouche. Exténué, Hang puisait dans ses ultimes ressources et son inflexible volonté l'énergie nécessaire à le contrer sans parvenir à l'abattre. Pourtant, il suffit d'un pied heurtant un rocher enfoui sous le sable, d'un déséquilibre passager, pour que, ses dernières forces unies, Hang s'engouffrât dans la faille défensive de son ennemi et, d'un geste, un seul, la hache pénétra par le crâne, puis fendit la face et enfin le buste en deux parties qui s'effondrèrent sur le sol dans un bruit sourd. Le combat venait de s'achever.

◎ ◎ ◎

Au même instant, à Niankor, Aila poussa un épouvantable hurlement. Recroquevillée sur elle-même, la respiration haletante, elle suffoquait avec l'impression d'avoir été coupée en deux. Sa poitrine la brûlait de mille feux et la souffrance qui rayonnait dans son corps était physiquement insupportable. Incapable de les retenir, de grosses larmes roulèrent sur ses joues blêmes.

◎ ◎ ◎

Glacé d'effroi, Pardon arrêta son cheval. Autour de lui, il écouta les échos de la forêt et, sans réfléchir, porta la main à son pendentif. Deux cris avaient résonné cette nuit à ses oreilles. À moins que ce ne fût dans sa tête… L'un avait accéléré les battements de son cœur, comme si, uni à un autre, il venait de naître une seconde fois, puis le suivant l'avait pétrifié, tandis qu'une intense et fugace douleur le traversait. La folie le guettait-elle ? À d'autres moments de son existence, il avait ressenti l'impression d'entendre la voix d'Aila ou de percevoir sa présence. Une fois, alors qu'il souhaitait en finir, elle lui avait insufflé l'envie de vivre malgré tout. Mais c'était si longtemps auparavant… Pourquoi avait-il voulu mourir déjà ? Il ne s'en souvenait plus. Et puis, était-ce vraiment elle ou le fruit de son imagination ? Perturbé, il secoua la tête. Sa mémoire lui jouait des tours, tout se mélangeait dans son esprit et il ne distinguait plus que des images floues ou des réminiscences imprécises. Sa fatigue extrême expliquait probablement ses absences à répétition, il n'avait guère dormi ces dernières heures. Et puis, de toute façon, quelle importance, puisqu'il avait renoncé à elle ! Elle ne serait jamais pour lui, car il n'était qu'un homme éprouvé par le destin ; il venait d'échouer à lever la malédiction qui les empêcherait à jamais d'être réunis. À moins qu'il se fût leurré une nouvelle fois et que, quoiqu'il advînt, elle fut destinée à un autre. À Hang, par exemple. Le Hagan était parti la rejoindre parce qu'elle l'avait appelé et il l'avait regardé s'en aller, le cœur brisé. Mais pourquoi, tout d'un coup, tous ces souvenirs décousus affluaient-ils dans sa tête ? Décidé à les chasser, il s'obligea à dissiper progressivement la tension qui régnait dans son corps, tandis qu'un souffle intérieur lui intimait la nécessité de retourner auprès de Sérain. Pardon se répéta qu'il avait juste échoué dans sa mission et qu'il ne devait plus quitter le pendentif qu'il portait autour du cou. Pourtant, il ne bougea pas, à l'écoute de la forêt de laquelle seul le silence ponctué des cris de quelques oiseaux nocturnes lui parvenait. Résigné, il talonna son cheval et reprit le périple qui le ramenait en Wallanie. Parfois, la raison dictait de renoncer aux rêves inaccessibles…

◎ ◎ ◎

Dans l'aube naissante, Alsone s'approcha de lui. Épuisé, sa respiration encore saccadée par l'effort, Hang finit par relâcher la pression de sa main sur sa hache. Dans un bruit mat, son arme glissa vers le sable et s'y allongea, aux côtés du corps tranché par le milieu. Les yeux fixés sur le cadavre, le Hagan se sentait vidé de toute substance. Quand son regard hagard balaya la plage jonchée de morts, ses premiers regrets pointèrent. Ce carnage inutile aurait dû être évité et, pourtant, de toute évidence, Césarus recommencerait jusqu'à sa victoire… Et puis avait vibré ce cri, cri qui résonnait toujours dans sa tête et qui s'était élevé au moment même où il achevait son dernier ennemi. Pauvre homme… Il n'aurait pas dû le tuer, mais le sauver… Hang n'était pas sûr que les pensées qui venaient de traverser son esprit fussent les siennes, mais, en dépit d'une origine incertaine, cette conclusion lui paraissait évidente. Son cœur s'effrita de souffrance. Tous ces morts pour rien… Comment pouvait-on en arriver là ?
— Heureusement que nous sommes accourus à ton secours, mon exceptionnel champion…, minauda la reine à demi moqueuse, dont les doigts minces, telle une araignée agile, grimpèrent le long du bras vigoureux du combattant.
Levant ses yeux vers lui, elle croisa le regard de Hang, encore plus sombre qu'à l'accoutumée, infiniment plus grave, presque malheureux. Son sourire ironique disparut et elle choisit de se taire.
— Je crois que tu vas devoir te passer de moi, Alsone. J'ai besoin de prendre l'air, articula-t-il péniblement.
Elle l'observa un moment, puis s'écarta.
— À plus tard, alors, lui dit-elle. Je t'attendrai.
Hang hocha vaguement la tête. Parvenu à son cheval, il monta dessus, puis s'éloigna.

◎ ◎ ◎

Alarmée, Loulane se pressait auprès d'Aila, incapable d'émettre le moindre mot. Toujours repliée sur elle-même, la jeune mère souffrait le martyre, tétanisée par l'atroce douleur qui ne s'estompait pas… Nestor, complètement affolé, appelait derrière la porte jusqu'au moment où, n'y tenant plus, il se décida à entrer. Là, il découvrit sa protégée, son visage livide ravagé de larmes, enroulée autour de son enfant. Renforçant son apparence diaphane, sa chemise blanche la faisait paraître encore plus fragile. Son regard inquiet se tourna vers Loulane qui haussa les épaules en signe d'impuissance.
— Je ne sais pas, indiqua-t-elle à l'intention de Nestor, tout se passait parfaitement jusqu'à ce qu'elle se mette à hurler…
Quand enfin la douleur reflua, Aila tenta de comprendre ce qui venait de lui arriver. Après avoir donné la vie, quelle idée de terminer en miettes avec le goût de la mort dans la bouche et l'impression d'avoir été tranchée en deux !
— Ça ira, Nestor, murmura-t-elle d'une voix faible, ce n'est pas l'accouchement. C'est… c'est autre chose.
Il fronça les sourcils, visiblement préoccupé.
— Bon, alors, je peux vous quitter maintenant, demanda-t-il, cherchant du regard l'assurance que tout était rentré dans l'ordre.
Avant de tourner le dos, il jeta un coup d'œil au bébé.
— Par les fées, qu'il est mignon, ce petit… ! ajouta-t-il avec un léger sourire avant de sortir.

◎ ◎ ◎

Désireux de s'éloigner du champ de bataille, Hang se dirigea vers la crique suivante et, là, une fois sur le sable, lançant son cheval au grand galop, il pénétra dans la mer. Quand sa monture ralentit, freinée par le flot, il l'amena à faire demi-tour avant de se laisser glisser dans l'eau salée. Couvert du sang de ses ennemis, il n'aspirait qu'au flux et au reflux en espérant qu'ils parviendraient à effacer le souvenir de cette nuit. Aila…

◎ ◎ ◎

Peu à peu, les couleurs revenaient sur le visage d'Aila, mais la trace de la souffrance ressentie persistait comme une blessure à vif dans ses chairs, au point d'en imaginer l'arme qui l'avait découpée : une hache… Hang ! Était-il sain et sauf ? Lançant brièvement son esprit vers lui, elle le perçut en vie, mais tout aussi dévasté qu'elle. Un événement particulier venait de les lier tous les deux sans qu'elle en comprît réellement la nature. Demain sans doute irait-elle le voir. Cependant, elle lui faisait confiance, il surmonterait cette épreuve. Et puis, pour l'instant, entre ses bras, un être requérait toute son attention, un être dont le regard la dévorait, exactement comme l'aurait fait celui de Pardon… D'un geste peu assuré, elle entrouvrit sa chemise et approcha son sein de la bouche de sa fille. L'enfant n'hésita pas et, s'en emparant, commençant à téter avec avidité et application. Perdue dans sa contemplation, la voix de Loulane lui rappela la présence de l'accoucheuse.
— C'est une bien jolie demoiselle. Je suis certaine qu'elle sera aussi extraordinaire que sa maman…
Aila lui sourit.
— Je préférerais pour elle une existence plus calme que la mienne…
— Tiens donc ! Quelle idée ! Vous voulez qu'elle s'ennuie, cette petite ! Il vaut mieux une bien remplie, même trop, qu'une toute vide, croyez-moi !
Maintenant rassérénée, la jeune mère prit le temps d'observer la vieille femme avec attention, se demandant l'âge qu'elle pouvait avoir. Son visage presque dénué de rides lui offrait un aspect juvénile que démentaient les fils gris de sa chevelure.
— Et puis, poursuivit Loulane, particulièrement émue, une deuxième chamane guerrière ne peut être que bénéfique à notre monde. Tous les Hagans savent ce que Topéca a apporté à leur vie…
Aila émit un petit rire moqueur.
— C'est vrai ! Je vous ai obligés à quitter vos montagnes pour aller vous battre dans une contrée inconnue, loin au nord ! Et, pour couronner le tout, mes pouvoirs chamans ont disparu, ajouta-t-elle avec tristesse.
— Comment peut-on perdre ce qui est en soi ? Vous n'êtes quand même pas si grande que ça, grande au point de ne pas les retrouver en vous-même ! Et puis, bientôt, quand nous en aurons fini avec l'empereur de Tancral, nous retournerons tous en pays Hagan. Seulement, nous aurons appris à vivre en paix avec d'autres peuples. Finalement, ce n'est pas si mal de sortir de chez soi de temps en temps, conclut la femme hagane en souriant.
— Vous possédez une véritable sagesse.
— Quand vous aurez donné la vie à autant d'enfants que moi et que vous les aurez vus pousser, vous saurez que l'important est d'avoir à manger, à boire, de ne pas mourir de froid et de s'épanouir dans l'amour ! Bon, maintenant que tout est rentré dans l'ordre, je vais vous laisser vous reposer.
Loulane ramassa ses affaires, puis jeta un regard bienveillant vers la nouvelle maman avant de la saluer. L'esprit d'Aila se précipita dans celui de l'accoucheuse alors que la femme ouvrait la porte.
— Elle est à vous, sa fièvre est tombée. À bientôt, Nestor.
— Fièvre ? Au… au revoir, Loulane, répondit-il, passablement interloqué.
Il referma le battant derrière elle et s'approcha d'Aila.
— Mais pourquoi a-t-elle parlé de fièvre ?
— Parce que j'ai effacé de sa mémoire le souvenir de la naissance de mon enfant.
— Vous avez fait quoi ? Mais pourquoi ?
— Parce que tous ceux qui savent mettent mon bébé en danger.
Il blêmit aussitôt.
— Et vous… vous allez faire pareil avec moi ?
— Quand je partirai, oui, mais pas avant. Par ma faute, je ne voudrais pas que vous finissiez comme votre jardin, carbonisé par une sorcière. Une fois la paix revenue, ma fille ne craindra plus rien, et je pourrai vous rendre tout ce que je vous aurai enlevé, je vous le promets. Est-ce que vous comprenez mes raisons, Nestor ? demanda-t-elle, suppliante.
— Oublier cet événement extraordinaire de mon existence m'attriste beaucoup, mais, bon, puisque cet état ne sera que temporaire, j'y survivrai bien. Et puis, pour protéger des vies, la mienne et celle de ce petit être, je ne peux qu'accepter…
Aila sentit son cœur s'alléger, malgré l'image de Pardon qui ne cessait de la hanter. Jamais il ne pourrait lui pardonner une telle tromperie. Si seulement elle avait trouvé le moyen d'agir autrement…
— Alors personne ne sera au courant ?
— Moins je vous en dirai, mieux ce sera…
Nestor hocha gravement la tête.
— Revenons au roi ou à la reine de la journée. Tant que vous êtes là, je peux en profiter. Présentez-moi notre merveille.
Aila écarta son coude pour lui permettre de regarder le bébé endormi contre elle.
— C'est une petite fille, elle s'appelle Naaly.
— Par les fées, qu'elle est belle ! Tout comme sa maman…
— Voulez-vous la prendre ?
— Moi, absolument pas ! Je ne saurai pas faire !
— Tenez, je vais vous montrer.
Plaçant les bras de Nestor l'un contre l'autre, resserrés contre son buste, elle y déposa le nourrisson. Rayonnant de bonheur, son hôte n'osait plus bouger.
— Je crois que, finalement, j'aurais bien aimé avoir des enfants…
— Il n'est peut-être pas trop tard…
— Trop tard pour les faire, non, mais pour les élever, sûrement. Je suis trop vieux pour un si petit. Mais, comme je vous l'ai proposé, je peux devenir grand-père ! Avez-vous tout ce qu'il vous faut de chaque côté ?
Aila sourit. Elle appréciait tant cet optimiste inébranlable chez Nestor au point qu'elle l'enviait presque de voir la vie de façon aussi simple et belle.
— De mon côté, c'est déjà suffisamment compliqué…
— Et du côté du papa ?
Un silence éloquent accueillit sa demande, il leva les yeux vers Aila.
— Ai-je dit une bêtise ?
— Non, Nestor, aucunement. Nos parents à l'un et l'autre n'ont pas brillé dans leur fonction de père…
Son ami opina lentement, puis changea rapidement de sujet. Malgré tout, même s'il ne posa point la question qui lui brûlait les lèvres, elle décela une lueur de curiosité dans son regard, une petite lueur qui s'interrogeait sur l'homme qui était parvenu à séduire sa dame. Et peut-être aussi un soupçon de réprobation, comment pouvait-il être absent un jour comme celui-là ? Pauvre Pardon, quel rôle lui faisait-elle involontairement endosser ?
— Au père, également, vous avez effacé la mémoire ? s'enquit-il l'air de rien.
Sidérée par la remarque, elle ouvrit la bouche sans rien répondre.
— Ce n'est pas bien de priver un père de son enfant… je n'aurais pas apprécié.
— J'en suis cruellement consciente, croyez-moi, Nestor, mais ainsi je protège son existence. Celle qui nous menace a failli le tuer cette nuit, je suis arrivée juste à temps pour le sauver de ses griffes…
— Ah… J'avais presque oublié à quel point votre vie était compliquée. Alors, vous avez eu raison. Et puis, qui sait, peut-être un jour vous retrouverez-vous…
Aila ne répondit pas, mais, par les fées, qu'elle aurait aimé que ce jour fût déjà venu ! Elle reprit doucement sa petite fille et Nestor sortit sur la pointe des pieds, les laissant en tête à tête. Ces deux-là, c'était certain, avaient plein de choses à se dire.

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Tome ➀ - Aila et la Magie des Fées Tome ➁ - La Tribu Libre Tome ➂ - L'Oracle de Tennesse Tome ➃ - La Dame Blanche Tome ➄ - La Porte des Temps Tome ➅ - Une Vie, voire Deux Tome ➆ - Un Éternel Recommencement Tome ➇ - L'Ultime Renoncement ➀ à ➃ - La Première Époque ➄ à ➇ - La Deuxième Époque Tous les tomes de la saga de fantasy La romancière Catherine Boullery #fantasy


Extrait gratuit d'un des livres de la saga d'Aila offert par Catherine Boullery, auteure de fantasy (autres passages sur Amazon). Excellente lecture ;)

En un clin d’œil, Aila et les princes se remirent en route. La jeune fille prit une direction légèrement différente de celle de Barreuse, tandis qu’Avelin et Adrien la suivaient sans poser de questions. Au bout d’une heure de galop effréné, les trois amis ralentirent, puis s’arrêtèrent sur un chemin forestier. Elle descendit de sa selle et avança dans les fourrés.
— Le voilà, il s’est tordu la cheville et son état est préoccupant. Par ici.
Les deux frères l’accompagnèrent. Elle les guida à travers la forêt. Bientôt, ils abandonnèrent les chevaux et continuèrent à pied, s’enfonçant plus avant dans les broussailles. Soudain, une voix rauque, comme celle d’un homme éméché, s’éleva sur leur droite :
— N’approchez pas ! Je vous jure que si vous approchez, je vous tue !
— Frappier, je suis Aila et je suis venue pour vous soigner.
— Je ne suis pas malade ! N’approchez pas, je vous dis !
— Non, naturellement, mais vous êtes blessé, votre cheville est tordue.
— C’est faux, vociféra-t-il. Ma cheville va très très bien… Décampez, je ne le répéterai pas !
L’homme demeurait invisible, caché par les buissons. S’accrochant dans les ronces environnantes, elle avança lentement vers lui. Elle pressentit un danger imminent. Malheureusement, sa manche, agrippée par des épines, la retint et ce fut Avelin qui la tira en arrière de toutes ses forces, arrachant au passage un morceau de tissu. La flèche vibrante frôla le visage d’Aila qui soupira. Il s’en était fallu de si peu… Elle ferma ses paupières un instant, le dos appuyé sur son sauveur, le temps de calmer sa frayeur.
— Merci, Avelin ! lui souffla-t-elle.
— De rien ! Je protège mes intérêts, car je compte bien vivre d’autres aventures avec toi ! lui répondit-il, taquin.
Immobile, Aila réfléchissait. Puis, sous les yeux ébahis des princes, elle dénatta ses cheveux et ôta son gilet qu’elle confia à Avelin. Pour terminer, elle dégrafa plusieurs boutons à sa chemise, révélant des atouts rarement mis en valeur. Croisant les regards surpris de ses amis, elle tenta de s’expliquer, légèrement rougissante :
— Ce garçon a sombré dans la folie. Cette maladie qui frappe les organes a atteint le cerveau. Cependant, Frappier a passé sa vie à aimer les femmes et je le soupçonne d’être encore réceptif à leurs charmes. Vous croyez que, habillée comme un homme, je puisse paraître séduisante, avec ces quelques modifications, aux yeux d’un être que la folie guette ? demanda-t-elle, soudain très sérieuse.
— Si tu défais deux boutons de plus, c’est certain ! se moqua Avelin.
En réponse, il reçut un coup de coude dans les côtes.
— Frappier, c’est votre amie Aila, dit-elle d’une voix qu’elle essayait de rendre la plus suave possible. Vous me manquiez tellement depuis votre départ. Pourquoi m’avez-vous quittée ? Vous êtes toute ma vie et vous m’abandonnez… Laissez-moi venir dans vos bras pour profiter de vos baisers.
Bon an, mal an, elle s’extirpa du mieux qu’elle put des ronces et contourna le buisson, mettant en avant son décolleté provocant sur lequel flottaient ses cheveux. Elle le vit enfin, assis sur le sol, un arc à la main. Désespérément, elle chercha à se remémorer comment les filles se débrouillaient pour aguicher les garçons. Un peu au hasard, elle plaça sa main gauche sur sa hanche, agitant la droite devant l’échancrure de sa chemise, comme si elle avait trop chaud. Attiré par son geste, le regard de Frappier se posa sur son cou et la naissance de sa poitrine, ne les quittant plus des yeux. Elle s’approchait de lui à pas lents, la démarche ondulante, le flattant de mots trompeurs. Elle lui parlait de lui, de sa beauté, de son charme, de son intelligence, de l’amour qu’il avait fait naître en elle. Quand elle parvint à ses pieds, elle s’assit à son côté, consciente de la respiration saccadée de l’homme. Lui, le regard toujours fermement rivé sur le décolleté, était devenu apathique. Brusquement, les yeux de Frappier se figèrent. Elle était arrivée trop tard pour le soigner, il était mort… Le cœur empli de regret, Aila reboutonna sa chemise et étendit Frappier par terre avant d’appeler les deux frères. Ils s’avancèrent et Adrien suggéra de l’enterrer.
— Ce ne sera pas la peine, répondit-elle.
En un instant, la terre recouvrit l’homme et le fit disparaître sous un épais tapis végétal à la forme particulière.
— Mais comment fais-tu cela ? s’exclama Avelin.
— Je ne sais pas trop. J’ai espéré pour lui une tombe différente et le pouvoir des fées l’a réalisée… De plus, si son père veut un jour le ramener au village, il saura le retrouver. Partons, nous avons juste le temps de revenir à Pontet pour y dormir. Nous passerons demain matin à l’étang sur le chemin du retour vers Avotour.

Quand ils arrivèrent au village, la vie reprenait ses droits. Les rescapés les accueillirent comme des héros, malgré ce que chacun avait perdu, et tous venaient les remercier avec maladresse et sincérité. Comme une ombre discrète, la petite fille qu’Aila avait sauvée ne la quitta plus des yeux à partir du moment où elle l’aperçut et la suivit de maison en maison, de rue en rue. Aila et les princes finirent par rejoindre la salle du conseil pour indiquer à Dopier l’endroit où Frappier reposait et l’épuration prochaine du plan d’eau. Aila déconseilla sa fréquentation jusqu’à ce que le cycle de vie de la plante fût bouclé, soit environ pendant trois mois.
— Excusez-moi un instant, expliqua-t-elle en s’interrompant.
Elle jaillit hors de la pièce comme une flèche avant de revenir, une petite fille à la main. Fâchée par l’attitude de l’enfant, elle rabroua Niamie avec sévérité :
— Personne ne t’a donc jamais appris qu’écouter aux portes était impoli ?
Impassible, l’enfant, aux yeux d’un vert clair absolument fabuleux, plongea son regard dans le sien.
— Je n’ai plus de famille pour me le dire aujourd’hui.
Aila se radoucit instantanément.
— Je le sais, Niamie. Je suis très triste d’être arrivée trop tard pour les sauver…
— Vous avez fait ce que vous avez pu. Maintenant que je n’ai plus personne, emmenez-moi avec vous. S’il vous plaît…
— Voyons, c’est impossible. Notre pays court un grand danger et une fillette comme toi n’a pas sa place aux côtés d’une combattante.
— J’ai voulu vivre parce que vous m’avez dit que vous aimeriez avoir une petite fille comme moi…
Les yeux de Niamie se remplissaient de larmes. Touchée par sa détresse, Aila s’accroupit à sa hauteur et saisit ses épaules.
— C’est vrai, Niamie. Cependant, je ne laisserai jamais mon enfant risquer sa vie près de moi. Bien au contraire, je la confierai à des gens sûrs.
— Mais ici, il n’y a plus personne pour moi !
— Je suis certaine que si et je vais m’en occuper immédiatement avec le chef du conseil.
Niamie s’écarta brusquement.
— Vous ne comprenez rien ! Je n’ai plus ma place à Pontet. Alors, où vous irez, j’irai ! Vous ne m’en empêcherez pas !
Elle posa un regard frondeur sur Aila et pourtant plein de lumière, puis s’enfuit. La jeune combattante se releva, ennuyée par la réaction de l’enfant.
— Vous prendrez soin d’elle ? s’informa-t-elle auprès de Dopier.
— Bien sûr ! répondit ce dernier. Elle a toujours été une petite fille adorable, avec un sacré tempérament. Il est un peu normal que le contrecoup de la mort de sa famille l’ait rendue enragée. Avec de la patience et malgré l’absence de ses parents, nous devrions parvenir à lui faire accepter la situation.
Aila perçut le sourire moqueur d’Avelin qui semblait lui indiquer que la détermination farouche de Niamie la confrontait à ses propres excès. Le pire était qu’il avait raison, la fillette ne renoncerait pas facilement, elle en était persuadée. Pourtant, elle ne pouvait quand même pas l’embarquer avec elle dans une aventure inconnue qui se révélerait pleine de dangers…

La petite troupe d’Avotour partit prendre du repos. Ils étaient tous si épuisés qu’ils s’allongèrent après avoir grignoté un morceau vite fait. La chandelle soufflée, Avelin demanda à Aila :
— Tu crois qu’elle va abandonner ?
Elle sut qu’il faisait allusion à Niamie.
— J’en doute…

Au petit matin, le réveil fut difficile pour chacun d’entre eux et, plus particulièrement, pour Aila. La tension diminuant, elle ressentait cruellement toute la fatigue physique due à ce qu’elle venait d’endurer ces derniers jours. Courageusement, après un rapide petit déjeuner, ils se remirent en selle. Dopier avait pris la peine de les rejoindre pour les remercier et les assurer de sa fidélité au roi, une nouvelle fois.
— Les villageois ont voulu vous offrir un gage de leur loyauté et de leur reconnaissance avant votre départ. Jetez donc un œil à leurs chaumières en quittant le village.
Et ce fut une immense surprise… De simples fleurs à des bouquets élaborés pendaient aux volets ou aux fenêtres comme des guirlandes aux teintes multicolores, c’était magnifique… Avançant lentement dans la rue principale, le petit groupe devinait, derrière les ouvertures, les mouvements discrets de ceux qui les regardaient partir sans se montrer. Les villageois avaient vécu des moments si douloureux qu’ils n’avaient plus de mots à partager, toute leur énergie servait à reconstruire ce qui pouvait encore l’être. Et, cependant, ils avaient pris la peine de confectionner ces bouquets éphémères, témoignage poignant de leur vie qui avait basculé, mais qui, coûte que coûte, allait reprendre. Émus, les cavaliers admirèrent chaque décoration comme si elle était unique, plus fiers à chaque pas d’en être les destinataires. Aucun d’entre eux ne parla avant la sortie du village tant l’ambiance solennelle dans laquelle ils baignaient les accaparait. Alors qu’ils le quittaient, elle laissa filer les deux frères en avant et se retourna vers Pontet une dernière fois, le cœur gonflé de tendresse. Elle envoya une vague d’amour à tous ces gens si braves et si généreux dont elle avait partagé la vie et les souffrances avant de rejoindre les princes. Arrivée à l’étang, elle prit le temps de vérifier le bouclier de chacun d’eux, toujours soucieuse de les protéger, puis s’approcha de l’eau. Étonnée, elle aperçut des feuilles de Nicorus qui poussaient sur la rive. Cette plante, assez rare, n’aurait pas dû survivre ici. Elle s’accroupit pour en ramasser une dizaine de feuilles qu’elle rangea dans sa ceinture à onguents, à côté de celles d’Herbère données par dame Mélinda. Son indicateur d’alerte était devenu très faible, car le lac retrouvait progressivement son innocuité.
— Emmenez-moi ou je me jette à l’eau ! Et comme cela, vous m’aurez sauvée pour rien !
Aila ne bougea pas, elle savait que Niamie tenait ces propos. Elle ne tourna même pas son regard vers elle, figée dans sa contemplation de l’eau.
— Alors, vas-y, saute, puisque c’est ce que tu désires.
— Vous ne m’aimez donc pas ?
La voix de la petite fille, toute fluette, se fit larmoyante.
— Si, profondément, et c’est la raison pour laquelle je te demande de rester à l’abri, ici.
— Mon village, à l’abri ! Quelle histoire, on a tous failli y passer !
— Oui, mais c’est terminé.
— Et vous partis, il n’y aura plus personne pour me protéger !
— Ce sera encore pire si tu me suis. Crois-moi, expliqua Aila.
— Pourquoi ne voulez-vous pas de moi ?
Sa voix se cassa définitivement et Niamie se mit à pleurer.
— Ce n’est pas que je ne veux pas de toi, mais ma vie ne ressemble en rien à celle d’une mère comme la tienne. Une petite fille ne peut y trouver sa place…
Le silence s’abattit entre elles et Aila en profita pour projeter son esprit et éliminer les dernières traces laissées par la plante maudite. Cela lui prit moins de temps qu’elle l’avait cru et, quand elle eut achevé sa tâche, elle se dirigea vers Niamie, assise sur un rocher à proximité de l’eau. Les yeux perdus de l’enfant erraient sur la surface calme et miroitante qui s’étendait devant elle. Enfin, elle leva son regard vers Aila.
— Vous partez ?
— Nous devons retourner voir le roi et l’informer de la gravité des événements survenus dans ton village.
Niamie secoua la tête, résignée. Aila hésita à rajouter quelques mots apaisants, puis renonça. Elle caressa doucement les cheveux de la petite fille.
— Prends soin de toi.
Elle rejoignit les deux hommes qui patientaient en observant la scène sans intervenir, puis enfourcha Lumière en silence. Talonnant leurs montures, ils partirent au petit trot. Ce ne fut qu’au bout d’une centaine de mètres qu’Aila ralentit et s’arrêta. Faisant demi-tour, elle leur cria :
— Attendez-moi ! Je reviens !
De retour près du plan d’eau, elle sauta de Lumière et appela :
— Viens, Niamie ! Je t’emmène !
Une forme fluette déboula des buissons derrière lesquels elle s’était cachée pour se jeter dans les bras d’Aila. Cette dernière la hissa sur son cheval, puis rattrapa les princes qui prenaient leur mal en patience, un sourire ironique sur les lèvres.
— Nous voici avec un nouveau petit chien sans collier, comme Lomaï, railla doucement Adrien.
— Lomaï ! Un chien ! Comment pouvez-vous dire cela ? C’est une personne admirable ! protesta-t-elle.
— Bien sûr ! Et elle a convaincu père de devenir son garde du corps ! Oh ! À votre air surpris, je vois que vous l’ignoriez. Père nous en a informé juste avant notre départ, j’ai pensé que Lomaï vous avait mis au courant.
— Non, je l’apprends à l’instant. Je sais seulement que votre père a fait un choix de tout premier ordre. Elle est excellente, peut-être même meilleure que moi…
— … et surtout plus facile à vivre ! ajouta Avelin qui, pour toute réponse, reçut le regard d’Aila, lourd de reproches.
Absolument pas décontenancé, il éclata de rire, puis surenchérit :
— Allez, sois honnête. Elle est toujours souriante, agréable, elle rayonne de bonne humeur et, avec elle, aucune complication. Depuis qu’elle a tenté de tuer père, elle se rachète en prenant soin de lui et en faisant de sa personne un bouclier ! Et puis, on pourrait trouver plus vilaine comme garde du corps !
Aila lui jeta un regard en biais.
— Tu parles de moi ?
— Non ! Ne me fais pas dire ce que je n’ai pas dit, répliqua Avelin. C’est une femme chouette. Moi, je l’aime bien.
Aila lui sourit et éperonna son cheval. Ils étaient partis à trois et ils reviendraient à quatre…

Quand ils arrivèrent à Avotour, le roi était sorti avec sa nouvelle garde du corps et serait de retour sous peu. Aila réprima un sourire, mais pas Adrien et Avelin. Complices, ils se regardèrent avant de pouffer de rire.
— Viens avec moi, mademoiselle Niamie, je vais te confier à Élina. Elle te transformera en petite princesse et tu as intérêt à dire oui à tout, parce que sinon tu auras affaire à moi ! Est-ce bien clair ?
Niamie avait perdu sa verve depuis son départ de Pontet. Étrangement sage, elle se contenta de hocher la tête d’un air résolu. Hubert et Aubin débarquèrent sur ces entrefaites, venant aux nouvelles. Adrien leur proposa de le suivre jusqu’à la salle à manger pour partager avec eux les grandes lignes de leur mission à Pontet.

Aila, accompagnée de la petite fille, parvint à sa chambre.
— Bonjour, Élina, je vous présente une nouvelle venue, Niamie, dont vous aurez à vous occuper. Il doit bien rester dans mon immense pièce un petit coin pour un lit supplémentaire ?
Comme à son habitude, Élina hocha doucement la tête avec un léger sourire aux coins des lèvres.
— Naturellement, je prends tout en charge. Votre bain vous attend, dame Aila. Et je prépare vos affaires.
La jeune fille se plongea avec bonheur dans l’eau chaude, puis, après une ample détente, elle finit par en sortir à contrecœur et s’habiller. Élina avait disparu avec la petite fille. Elle resta un moment à regarder son lit avec un désir tenace d’aller s’y allonger, désir auquel elle résista vaillamment. Heureusement, un coup frappé à la porte la détourna de l’envie qui la taraudait. Avelin lui annonçait que son père venait de rentrer et les attendait. Elle le rejoignit immédiatement et ils descendirent ensemble au bureau de Sérain. Ce fut Adrien qui expliqua toute l’histoire jusqu’à la petite fille, sauvée par Aila et rapatriée au château.
— Une nouvelle Lomaï ? Et je suis certain que vous deviez la ramener ? affirma Sérain.
Aila capta l’échange de coup d’œil entre les deux frères. La situation l’irrita modérément et voilà que leur père tenait le même discours que ses fils !
— Non, sire, pas vraiment. Elle se nomme Niamie et je suis juste convaincue que je ne devais pas la laisser seule à côté de cet étang…
Le roi hocha la tête d’un air entendu.
— Lomaï s’est très bien acclimatée à la vie de château. Parions qu’il en sera de même pour cette jeune demoiselle. Quelle analyse de la situation pouvez-vous me donner de votre mission ?
— Franchement, j’y ai beaucoup réfléchi. J’ai passé en revue le savoir des fées et celui enseigné par Hamelin. Et, pourtant, ce que j’ai combattu ne semble relever d’aucune des catégories que je connaisse… Je me suis penchée sur les histoires de notre pays. L’une d’entre elles raconte que d’autres magies ont existé dans des temps très reculés et que seule celle des fées a survécu, parce que ces dernières se sont liées aux hommes avant de les quitter définitivement. Ce faisant, elles ont amorcé le lent chemin de leur disparition… Je me souviens également d’avoir lu, mais dans un livre rare, qu’il en subsistait une dont les effets avaient été pervertis. Malheureusement, j’en ai oublié les détails, il faudrait que je puisse le relire pour…
Aila s’arrêta. Soudain, des pans entiers de sa mémoire, laissés en jachère, se réveillaient brusquement. Inondée par le flot d’informations, elle porta la main devant sa bouche, comme si cela allait l’aider à comprendre tout ce qui défilait dans ses souvenirs et à en opérer le tri. Un silence attentif l’entourait, mais, toute à sa réflexion, elle ne s’en aperçut même pas. Au bout d’un certain temps, elle secoua la tête. « Serait-ce possible ? », songea-t-elle. Elle prit finalement conscience des regards posés sur elle et de la tension qui régnait dans la pièce. Chacun attendait ses prochains propos avec appréhension, ce qu’elle ressentit quand elle poursuivit :
— Je… Enfin… Dans les livres de notre enfance, il existe souvent des méchants dont certains sont dotés de pouvoirs magiques. Je me suis aperçue que nos légendes n’étaient plus ce qu’elles paraissaient. Dorénavant, je sais quelle part de vérité elles contiennent. Comme pour la magie des fées, aucun de nous n’y croit et, pourtant, je suis persuadée que la plante provient de la sorcellerie…
Un sourd murmure parcourut l’assemblée qui siégeait autour d’elle. Elle vit Hubert réagir, mais son père lui imposa le silence d’un regard, avant de poser une question :
— Qu’est-ce qui vous permet de l’affirmer ?
— Aucun de vous ne croyait aux fées et moi, la première. Pourtant, je les rencontre souvent et j’utilise leur magie. Devant la chose de l’étang, mon incapacité à déterminer si ce que je combattais appartenait au règne végétal ou animal était illogique, car les fées m’ont offert tous les moyens nécessaires de reconnaissance. Si je n’y suis pas parvenue, c’est que ce n’était pas humain, mais ensorcelé. Cet être-là nous a été envoyé pour répandre la maladie, la folie et la mort sur notre pays. Nous affrontons un ennemi très puissant qui a voulu nous affaiblir pour ensuite nous annexer, sans trop de combats. Une population exsangue est plus facile à faire plier…
— Et vous avez parfaitement raison, jeune demoiselle, annonça la voix rocailleuse d’Orian.
Toutes les têtes se tournèrent vers le nouvel arrivant, tandis que le roi se levait pour aller l’accueillir. Tristan l’accompagnait, toujours aussi grand et silencieux. Aila pensa à Pardon et Adam, espérant qu’ils reviendraient bientôt. Orian prit place parmi eux et amorça son récit :
— Je vois que vous avez bien avancé de votre côté en notre absence. Grégoire, mon très vieil ami et mage de Valmor, était excessivement inquiet lors de notre arrivée. Il lui a fallu quelques jours pour m’avouer l’origine de son trouble, attendant avec crainte mon verdict. Cependant, son histoire me préoccupa encore plus que lui et je vous en livre la teneur. Un royaume, bien au-delà de Faraday, le Tancral, a commencé à envahir tous ses voisins, réduisant les populations en esclavage. Après avoir conquis les terres frontalières, son empereur, Césarus, s’est octroyé une pause, mais il a décidé de remettre cela. Il s’intéresse donc aux États au sud du sien, dont le nôtre, car au nord s’étendent uniquement des territoires vierges et déserts. Nous figurons dans son plan de conquête ainsi que le pays hagan, les royaumes de Faraday, de Wallanie, d’Épicral et d’Estanque, et peut-être bien d’autres encore… D’ailleurs, à ce sujet, une alliance avec ce dernier devient une opportunité à ne pas refuser et, si Wartan veut unir sa fille à notre prince héritier, j’estime qu’Hubert devrait y répondre de manière favorable.
Aila poussa un soupir intérieur… Ça y était ! Elle ne serait plus sa promise pour longtemps ! Alors pourquoi cette nouvelle ne la ravissait-elle pas autant qu’elle l’aurait espéré ? Malgré tout, le soulagement prédominait. Sérain se tourna vers Aila.
— Voilà, jeune fille, vous reprenez votre liberté et, ce soir, je ferai proclamer l’annulation de l’engagement entre vous et mon fils aîné. Hubert, tu partiras dès demain discuter de cette future union avec le roi Wartan.
— Mais ma mission en Hagan…? s’exclama Hubert, visiblement ennuyé.
— Elle se passera de toi. Nous devons inverser notre projet et, dorénavant, convaincre ce peuple de s’allier avec nous. Si Avelin maîtrise la langue hagane, il entreprendra la mission, sinon Adrien le remplacera.
Déçu, Hubert jeta un coup d’œil fâché vers Aila. Pourquoi lui donnait-il toujours l’impression de la tenir pour responsable de tout ce qui tournait de travers ? Elle n’y était quand même pour rien si un empereur assoiffé de pouvoir et de richesse voulait conquérir la Terre entière ! Puis le visage de l’homme redevint indéchiffrable. « Hubert allait en épouser une autre », songea-t-elle brièvement. Aila ne l’envia pas, bien au contraire… Finalement, le statut de prince héritier ne présentait pas que des avantages. Et puis, après tout, quelle importance ? Elle ne s’attarda pas sur cette idée et écouta Orian qui continuait :
— Nous avons, avec Grégoire, vérifié chaque point et les informations que je vous rapporte sont effrayantes, car le pire reste à venir…
Il se tut et tous, suspendus à ses lèvres, attendirent qu’il reprît :
— Cet empereur dispose d’au moins un million de guerriers, peut-être même plusieurs, tous très entraînés par les guerres qu’ils ont déjà remportées…
Le silence dans la pièce changea de nature. La curiosité avait cédé devant l’effroi de la nouvelle qui les laissait sans voix. Peut-être plusieurs millions de combattants… Inimaginable ! Si seulement, sur Avotour, le roi arrivait à lever une troupe de cent mille soldats, ce serait tout le bout du monde… La prise de conscience qu’ils finiraient écrasés sans aucun doute les frappa de plein fouet. Atterrés, ils réalisaient l’absence de moyens qui étaient la leur. Devant cette armée ennemie considérable, existait-il d’autres solutions que périr ? Ce constat établi, il demeurait hors de question de se rendre sans se battre et Sérain imposa sa détermination :
— Bon… Soyons honnêtes, notre situation, guère enviable, ne doit certainement pas nous inciter à baisser les bras ! Seuls, une victoire semble tout bonnement impossible, alors à nous de renforcer notre défense en constituant des alliances avec les pays qui nous entourent. Nous pourrons ainsi présenter un front commun de résistance. Nous avons bien gagné il y a vingt ans contre les excellents combattants hagans et nous recommencerons demain contre Césarus !
Personne n’osa une objection. Pourtant, chacun savait qu’aussi fiers et déterminés que fussent les Hagans, ils ne dépassaient pas en nombre les quelques dizaines de milliers…
— Pour une meilleure efficacité, nous allons établir des missions séparées. Hubert, tu te charges de la Wallanie. Je te donne carte blanche pour les négociations. Avelin, ton hagan ?
— Je progresse, mais pas encore assez pour partir, répondit-il, la mort dans l’âme.
Aila fut triste pour lui, tous ses efforts entrepris n’avaient pas encore payé…
— Très bien. Adrien et Aila, je vous confie la mission en Hagan. Orian et Tristan, vous irez en Épicral. Quant à moi, je laisse la maison à Eustache et direction le Faraday avec Avelin et Aubin.
— Inutile, coupa soudainement Aila.
Alors que tous les regards se braquaient vers elle, elle resta impassible comme perdue dans un songe.
— J’ai la conviction que le roi Constantin vous trahira dès que vous lui tournerez le dos. Je vous conseillerais plutôt l’Estanque.
— Bon, si vous le dites. Et pour le Faraday ?
— Aucune inquiétude, ils seront rangés à vos côtés pour la grande bataille en Wallanie.
— Aila, vous avez une vision ?…
Elle cligna des yeux comme si elle émergeait d’un rêve éveillé. Elle releva la tête et remarqua tous les regards qui convergeaient vers elle, encore une fois. Elle y lisait la curiosité ou la préoccupation, ou rien, comme trop souvent dans celui d’Hubert à nouveau hermétique à toute lecture de ses pensées…
— Non… Je ne sais pas. Ce n’est pas comme ma vision en Hagan… Ce sont comme des réponses qui émergent spontanément dans ma tête, puis de ma bouche. Je dois vous les transmettre, c’est tout.
— Et ce ne sont pas les fées si je me souviens bien.
— Exact, elles ne devinent rien de l’avenir.
— Alors, maintenant au boulot ! Pour commencer, je vous ordonne d’avertir nos vétérans et de les mettre en charge de créer une nouvelle armée. Eustache, envoyez un message à Barou et Bonneau ainsi qu’à tous ceux que vous connaissez, les notifiant leur rappel à la cour dans ce but ? Qu’ils prennent le temps de diffuser cette information et de convoquer tous ceux, hommes ou femmes, qui voudront se battre pour leur royaume. Dès demain, nous dépêcherons des hérauts répandre l’information dans tout le pays. Je compte sur vous, mon cher Eustache, pour tourner cela avec lyrisme et efficacité. Des questions ? Non, très bien. Avelin, Adrien et Aila, reposez-vous, vous avez dû bien peu dormir ces dernières nuits et j’ai besoin de gens en forme pour partir au plus tôt.

Aucun d’eux ne se fit prier et ils regagnèrent leur chambre et leur lit avec plaisir. Aila ne prit même pas la peine de se déshabiller, elle ôta juste ses chaussures et bascula sur sa couette pour s’endormir en un instant, effleurant de justesse le livre des fées. Parvenue dans leur jardin, elle attendit la venue d’Amylis. Quand Aila ne se présentait pas aux heures habituelles, cela durait toujours plus longtemps. Heureusement, ce fut bref et elle vit apparaître son amie au loin, repérant la traînée dorée qu’elle diffusait dans l’air.
— Bonjour, Aila. Je lis sur ton visage la fatigue que tu ressens… Allons rejoindre Errys, elle te soulagera.
— Amylis, ce n’est rien. Je vous apporte des nouvelles tellement graves du monde des hommes.
— Nous les connaissons déjà, Aila. Tu les as naturellement partagées avec nous et toutes mes sœurs sont au courant.
— Je suis la seule à utiliser vos pouvoirs et ils ne suffiront pas pour contrer un empereur aussi puissant que ce Césarus !
— Nous en sommes conscientes sans savoir comment t’aider davantage. Notre mission consiste à protéger la vie et non à donner la mort. Notre magie est parvenue à ses limites en tuant cet être malfaisant au fond de l’eau, mais agir sur d’autres hommes, même vos ennemis, quelque maléfiques qu’ils soient, s’avère impossible…
— Je m’en doute, Amylis, et je ne vous le demande pas. J’ai juste besoin de comprendre comment je peux davantage aider Avotour…
Errys arriva sur ces derniers mots.
— Viens, Aila, allonge-toi, je vais te soulager pendant que tu poursuivras ta conversation avec Amylis.
— Et puis, toutes ces réponses qui surgissent dans ma tête. Savez-vous d’où viennent ces voix que j’entends ?
— Elles proviennent manifestement de l’Oracle qui t’appelle. De toutes les possibilités que nous avons envisagées, celle-ci nous paraît la plus crédible.
— Mais pourquoi m’appelle-t-il ?
Amylis soupira. Tout d’un coup, la fée sembla bien trop frêle et fragile à Aila, comme si elle allait disparaître dans un souffle… Puis l’impression s’effaça.
— Peut-être celui ou celle qui l’héberge va-t-il mourir ou céder sa place, et dans ce cas il cherche un autre être pour l’accueillir et il t’a choisie.
— Mais pourquoi moi ?
— Nous l’ignorons.
— Et si je deviens Oracle, que deviendra ma vie ?
— De ce que nous savons, tu cesseras d’être Aila Grand pour te transformer en cet Oracle et tu n’auras plus jamais d’existence propre. Nous ne pourrons plus partager nos pouvoirs avec toi, ni te voir. En revanche, ta puissance augmentera et dépassera celle que tu détiens aujourd’hui avec notre magie. Tu perdras le don de guérir au bénéfice de la capacité de tuer. Tu multiplieras ta force pour battre n’importe qui, même un sorcier, et exécuter autant d’hommes que tu voudras…
— Vous saviez donc que les sorciers existaient ? s’exclama-t-elle, laissant deviner un soupçon de reproche.
Amylis hocha la tête. Peut-être à cause de la fatigue qu’elle ressentait encore, Aila eut envie de pleurer, mais la chaleureuse présence d’Errys à ses côtés la soulageait lentement. Elle n’effaçait rien de la réalité, elle la rendait juste plus supportable.
— Je suis sincèrement navrée, Aila.
— Est-il possible d’échapper à son appel ?
— Non, un Oracle est souverain. Tu ne pourras pas t’y soustraire s’il t’a désignée.
Aila ferma les yeux. Elle appréciait le mouvement doux des mains d’Errys sur ses tempes qui jugulaient avec application la montée d’une migraine insidieuse.
— C’est finalement mon destin de ne pas exister, de toujours subir la domination de quelqu’un ou quelque chose…, murmura-t-elle.
Malgré elle, les larmes se mirent à couler doucement sur ses joues. Elle sentit la main d’Errys serrer la sienne avec ferveur et ce fut cette dernière qui répondit à ses craintes :
— Ne te sous-estime pas, Aila. Même un Oracle ne te fera pas plier à sa guise, je peux te le promettre. Tu as appris plus vite que la plupart des fées que j’ai connues. Je ne parle pas de ta formation accélérée, mais de ta vitesse d’assimilation et de réutilisation qui dépasse celle du commun des fées, alors, pour un simple être humain, cela tient du prodige. Je suis persuadée que l’Oracle ne te tiendra pas totalement sous son emprise. Crois-moi, avec ta personnalité débordante, il ne te gardera que le temps dont il aura absolument besoin de toi ! Tu lui feras le même effet qu’à sire Hubert !
Elle libéra un joli rire cristallin avant de s’arrêter, confuse, devant la mine déconfite d’Aila. Son sourire s’évanouit.
— Si je t’ai blessée, je te présente toutes mes excuses. Je ne pensais pas… Tes sentiments pour lui sont si évidents que…
Voir Errys s’emberlificoter dans des explications maladroites fut un véritable bienfait pour Aila qui se mit à rire, elle aussi, avec un peu de retard.
— Aucun souci, Errys. Il va se marier bientôt et moi, je serai exclue de toute forme d’amour, donc cela tombe bien, finalement. Je renonce à tout. Mon cœur s’enfermera doucement dans un cocon d’inaccessibilité et n’en sortira plus jamais. Ce sera ma vie dorénavant et je l’accepte.
Rassurée, Errys se détendit.
— Aila, quand tu guéris les gens, tu partages nos pouvoirs, c’est vrai, mais tu donnes davantage. Cela explique la grande fatigue que tu ressens. Tu inondes les hommes d’amour, de ton amour, de cette capacité infinie que tu as d’aimer. Cette force gigantesque ne provient que de toi… Tu es un être merveilleux et je te suis toute dévouée. Et puis, ne renonce pas à l’amour trop vite, il peut emprunter des chemins inimaginables.
Les paroles de la fée Mère touchèrent Aila, au plus profond de son cœur.
— Merci, Errys, je me sens beaucoup mieux. Je vais retourner dormir. Bientôt, je pars en Hagan et j’ignore quand je viendrai vous revoir.
— À présent, tu profites de presque tous nos pouvoirs, Aila. Reviens une dernière fois si l’occasion se présente et si ce n’est pas le cas, n’insiste pas. Je te crois capable d’imaginer ce que nous n’avons pas encore partagé avec toi et de le réaliser. Je me demande, d’ailleurs, si tu as toujours besoin de nous, termina Amylis avec un sourire.
— Mais si ! Comment pourrai-je me passer de mes amies ? répliqua-t-elle. Et puis je vous promets à toutes que je ne vous abandonnerai pas ! Je suppose que…
— Nous le savons, Aila, mais tu n’auras vraisemblablement pas le choix. L’Oracle va protéger son investissement et nous éloigner de toi…
Elle se sentit emplie d’une tristesse amère. Elle étreignit ses amies les fées avec force, puis Errys se mit à plaisanter, dispersant ce qu’elle pouvait de gaîté autour d’elle. Aila les quitta, le cœur lourd, et retourna dormir jusqu’au petit matin…


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