Quand Allora de Srill, auprès de qui il s’était engagé, l’a relevé de sa promesse, Kerryen a épousé Ellah. De leur union est née une petite fille, Amylis, et la famille vit heureuse dans la forteresse d’Orkys, capitale du Guerek ou presque… En effet, de son actuelle histoire, Ellah a conservé une grande vulnérabilité à laquelle elle résiste grâce à la présence de Kerryen et de son bébé. Sur le point de fêter le premier anniversaire de la victoire sur Césarus, le château se prépare à accueillir des visiteurs, des proches comme des curieux. De façon contradictoire, Allora annonce son départ du Guerek à Ellah, lui expliquant qu’elle a renoncé à Kerryen, alors qu’elle l’aimait, en raison des sentiments qu’elle avait devinés entre eux.
De son côté, Adélie qui n’a jamais cessé de vouer à la porte une vénération, ce matin-là, se rend devant elle, bercée par une magie conciliante. Parallèlement à un bruit sourd extérieur, un changement d’éclairage la dérange, puis trois silhouettes se dessinent dans la lumière. Les nouveaux arrivants, Pardon et ses enfants, espérant tomber sur Aila, sont déstabilisés par cet accueil imprévu associé à la différence de langage que Tristan ne parvient pas à corriger. La cloche d’alerte sonnée, Kerryen débarque l’épée au poing, bientôt suivi d’Ellah et d’Amaury. Reconnue par les visiteurs, la reine se décompose, tandis que Pardon ne désire plus que repasser la porte pour mettre fin au cauchemar de voir sa femme avec un autre homme.
Dans une pièce plus confortable d’Orkys, la discussion entre les nouveaux venus et Ellah ne se révèle pas pour autant plus facile, principalement en raison du silence de Pardon, dévasté, et celui habituel de Tristan. Ellah leur apprend qu’elle est arrivée presque deux ans plus tôt elle ne se souvient plus de rien. Par politesse, elle les invite cependant à rester aussi longtemps qu’ils le souhaitent. Alors que Pardon désire uniquement fuir cet endroit, Naaly obtient un délai pour renouer avec sa mère. Montant dans les étages, elle la retrouve dans sa chambre et se découvre une petite sœur, Amy ou plutôt Amylis.
Pendant ce temps, perturbé par les propos échangés, Tristan se promène dans la forteresse, se posant des questions auxquelles personne d’autre que lui ne semble songer. Où sont-ils et quand ? Avant de rejoindre son père, Naaly redescend dans les sous-sols et observe quelques mouvements de troupes souterrains. Le trio réuni, ses membres envisagent de repasser la porte, mais Ellah les invite à fêter avec eux le premier anniversaire de la victoire du Guerek, permettant du même coup à Tristan d’associer les pièces ; il comprend qu’ils ont atterri dans la forteresse du Guerek qu’ils ont connue en ruines, le jour même où celle-ci a été attaquée. Pressé par l’urgence, grâce au retour d’un léger contrôle de la magie, il parvient à partager les pensées, contournant la barrière de la langue. Ainsi, Kerryen apprend que sa cité sera totalement détruite et que son roi finira les os brisés. Cependant, Tristan leur explique que le passé précédent peut avoir été modifié par la venue d’Ellah et, que le déroulement des événements actuels peut différer du premier. Au même moment, Naaly parle des mouvements observés dans les sous-sols et l’alerte est donnée : le château est attaqué par l’intérieur, mais aussi par l’extérieur. Pardon et Naaly accompagnent Kerryen pour défendre le lieu, tandis qu’Ellah met Amy à l’abri. Quand Inou réalise l’absence d’Adélie, Tristan se propose de partir la rechercher. Sa fille en sécurité, la reine rejoint les combattants dans la cour. Malheureusement, la forteresse apparaît perdue. Organisant la fuite du personnel par le souterrain, les yeux d’Adélie se posent sur Pardon qui a généré chez elle des sentiments inédits, pendant que ce dernier, définitivement éprouvé, découvre le bébé du couple. Alors qu’ils atteignent la salle de la porte, Kerryen annonce à Ellah qu’elle doit suivre son ancienne famille en raison du pacte qui l’oblige à respecter un vœu unique de sa part. Malgré sa colère, elle ne peut refuser et, sa fille dans le bras, passe les ondes avec Pardon et ses enfants. Dès cet instant, Kerryen ordonne à ses hommes de la détruire.
Quand ils reprennent pied, Naaly identifie la grotte initiale, tandis qu’Ellah est affolée de ne rien reconnaître, dont la maison vide de Mukin. Son désarroi est partagé par le groupe conscient des différences entre le moment du départ et celui de leur retour. Tristan finit par leur avouer leur triste réalité : le changement du passé avec la venue d’Aila a effectivement modifié le présent actuel. Soit leur ennemie grimée existe encore et a manipulé Aila provoquant leur quête, soit c’est le contraire et donc, à l’instant, ils vivent toujours en Avotour. Au même moment, Ellah comprend que treize ans se sont peut-être écoulés et, totalement bouleversée, emprunte le souterrain vers la forteresse. À destination, ils tombent sur Adélie qui leur apprend la mort de Kerryen. Pardon et ses enfants décident de repartir au petit matin. Dans sa chambre, Ellah récupère le livret qu’elle avait dissimulé et, cette fois, tente d’en percer les mystères en faisant appel à ses connaissances sans y parvenir. Elle le glisse dans son gilet. De son côté, Adélie confie à son amant, Marin, ses impressions à propos de ces événements.
Quand Ellah se réveille, Amy a disparu. Mise au courant, Adélie refuse de croire en la culpabilité de Marin. Renouant avec la magie, la reine fonce vers la maison de Mukin sur les traces du ravisseur. Malheureusement pour lui, Marin demeure coincé dans le couloir, doublement, d’abord par un piège posé par Tristan et, ensuite, par Pardon, Naaly et Tristan revenus vers le seul endroit connu. Quand l’amant d’Adélie perçoit tardivement la présence d’Ellah, il tente le tout pour le tout et, après avoir distrait les visiteurs, il s’échappe, le bébé avec lui, Ellah sur talons, ainsi que son ancienne famille. En dépit des efforts conjugués pour le retenir, aucun pouvoir ne semble l’atteindre. De nouveau, dans la grotte, Marin a déjà disparu. Ses poursuivants franchissent la porte.
Quand la magie éveille Tristan, il découvre autour de lui une gigantesque salle remplie de cocons contenant probablement des corps. Grâce à son alliée providentielle, il réveille sa sœur, puis, avec l’aide de Naaly, ses parents. Si la reprise de conscience de leur père se révèle douloureuse, en revanche, celle d’Ellah revêt des allures de cataclysme, car elle refuse de revenir à la vie. Après un combat qui l’oppose à Pardon, ce dernier finit par la maîtriser ; elle s’effondre, vaincue par l’infernale succession de chagrins. Sans arme et sans l’aide de la magie qui vient définitivement de s’éteindre, ils débouchent dans un univers aveuglant et uniforme. En attendant d’y pénétrer, Tristan leur explique que les cocons représentent un système de protection de la porte et conclut que ce lieu cherchera à les retenir à tout prix ; pour y parvenir, tous les coups seront permis. Quand le monde se déplie devant eux sous la forme d’une route, leur différence de comportement devient plus visible. Pardon, étouffé par la culpabilité, hésite sur tout, Naaly, malgré les catastrophes en série, continue à avancer et Tristan, en raison de sa clairvoyance, sent peser sur ses épaules le poids de plus en plus lourd de cette aventure. Quant à Ellah, elle ne les accompagne que contrainte et forcée, car elle a tout perdu. Elle les suivra tant qu’elle le voudra, mais, le moment venu, elle les quittera.
Alors que les mondes s’enchaînent, chacun apporte son lot de déconvenues, mais aussi de révélations. Ainsi, bien que Tristan reste réticent face à l’entité qu’il perçoit, Ellah se lie progressivement à elle, réveillant la magie chez Pardon à l’insu de celui-ci. Tandis que les épreuves se succèdent se développe dans le groupe une solidarité, voire une complicité. Puis une nouvelle contrainte s’impose : le temps décompté par un sablier que chaque membre doit parvenir à remplir en se confrontant à l’événement le plus cruel de son existence. Bonneau meurt dans les bras de Pardon, Sekkaï échappe à l’étreinte de Naaly pour sauter dans le vide et Tristan découvre les conséquences tragiques sur sa vie de son histoire avec la magie, puis l’amour avec Merielle. Quant à Ellah, elle reçoit par le biais d’Amaury une lettre de Kerryen.
Alors que le monde qu’ils traversent s’effondre, ils parviennent grâce à l’aide providentielle d’un homme étrange, Martin, à rejoindre le prochain, un espace de sérénité après le chaos. Ensemble, ils cherchent l’accès pour atteindre le monde d’après, tandis que le dernier espoir de Pardon de reconquérir Ellah s’évanouit ; elle ne l’aime pas et ne les suivra pas.
Leur porte localisée, des gravures sur le sol leur donnent des indications à la fois précieuses et perturbantes : chacun peut offrir à l’un d’entre eux ce qu’il désire, mais, parallèlement, l’un d’entre eux restera dans le monde précédent…
Au moment des adieux entre Pardon et Ellah, celle-ci tend à Pardon la pierre qu’elle porte à son cou et qui s’est rallumée ainsi que le carnet qu’elle a conservé dans son gilet, et lui transmet ses compétences en langage.
Tandis que les ondes s’avivent, Ellah retient Martin éloigné de son ancienne famille. Méfiante envers lui, elle plonge dans son esprit pour découvrir que cet homme n’est autre que celui qui a enlevé sa fille. Ce dernier perçoit son intrusion, puis apprend la fuite de ses compagnons. S’ensuit entre les deux un combat qui ébranle l’univers autour d’eux. Dans un ultime geste vers les siens, Ellah envoie une bulle avec des informations sur Martin que Pardon saisit au moment de franchir la porte. Pour vaincre son ennemi, Ellah s’imprègne de la face noire de la magie du labyrinthe, définitivement.
à venir
Le lendemain, chacun au château rendit hommage à Astria dans la salle des honneurs. Elle reposait dans un coffre de bois, doublé de velours, revêtue de sa tenue préférée : une jolie robe bouffante qui cachait son ventre arrondi. Elle semblait dormir, si sereine, si frêle, tellement innocente… Carustre reçut avec sobriété un petit mot de toutes les personnes présentes. Il comptait repartir le jour même pour aller inhumer sa fille sur ses terres.
Les jours passèrent. Malgré l’ambiance morose qui régnait au château, Hubert et Aila, repoussant leurs sombres pensées, ne perdirent pas leur temps. Le prince renvoya Blaise rechercher leurs affaires de route chez Henri et Éléonore, tandis que, pendant ce temps, le couple princier évoluait de l’un à l’autre, discutant, écoutant les confidences, les ragots, observant les attitudes équivoques.
De son côté, Barnais s’empressait auprès de tous. Pour la première fois de sa vie, il avait mis son propre chagrin de côté et soutenait son père. De temps en temps, ses yeux croisaient ceux d’Aila, mais cette dernière n’y décelait plus que le désarroi d’avoir renoncé à elle. Il s’était résigné. La sollicitude de son fils rasséréna Airin qui, petit à petit, retrouva sa jovialité. Par contre, Rebecca fulminait à nouveau. Pressée par Barnais, ils s’étaient séparés définitivement et tous ses regards de haine lui étaient dévolus. De ce fait, la mise en place du traquenard pour le tuer, ce dont elle devait encore plus rêver à présent, devenait compliquée. Hubert et Aila ne relâchaient pas leur surveillance, mais ils n’avaient pour le moment rien trouvé de concret sur les projets de leurs ennemis. Cependant, ils ne pouvaient pas partir sans avoir fait échouer le complot contre Barnais…
Une semaine s’écoula…
Un matin, Aila se préparait pour aller chevaucher quand un coup fut frappé à sa porte. Sur le seuil, elle marqua sa surprise en découvrant Barnais dont la présence l’intriguait, car ils s’étaient à peine reparlé depuis leur dernière promenade à l’étang.
— Je vous prie, dame Aila, de bien vouloir excuser cette visite matinale, mais je viens vous faire mes adieux.
— Vos adieux, sire Barnais ! Mais où allez-vous donc ?
— Je respecte votre demande et m’y plie. Je me mets en route pour Antan avec mon père afin de faire la connaissance de ma promise.
— Votre père part également ?
— Oui, il laisse le comté à messire Dugo, un de ses vieux amis qui s’en occupera très honnêtement, comme toujours.
— L’homme avec de grandes moustaches blanches ?
— Oui, c’est lui. Voilà…
Barnais se tortillait, mal à l’aise, sur le point de la quitter, mais hésitant encore.
— Sire Barnais, Hubert me parlait ce matin de rejoindre Antan. Peut-être siérait-il à votre père et vous-même de parcourir le trajet en notre compagnie ?
— Nous prendrions un immense plaisir à votre compagnie, dame Aila. Toutefois, nous nous y rendons à cheval et…
— Qu’à cela ne tienne ! Hubert et moi-même préférons les chevauchées au carrosse. Nous demanderons à Blaise de ramener Élina et nos affaires à Avotour, ainsi le tour sera joué.
— Êtes-vous certaine que ce voyage ne présentera pas trop de difficultés pour vous ? Seule une cavalière entraînée peut endurer de si longs parcours.
— Ne doutez pas de moi ainsi. Quand comptez-vous partir ?
— Demain ou après-demain.
— Je vais avertir Hubert. Il se mettra d’accord avec votre père sur la meilleure date, mais, personnellement, je pencherais pour demain. Quand annoncez-vous la nouvelle de votre départ ?
— Ce midi, pendant le repas, père confiera officiellement la charge du comté à sire Dugo devant témoins.
— Excellente idée. Merci d’être monté me prévenir, sire Barnais.
— Je vous en prie, ma dame.
Il s’inclina et repartit.
Pendant la discussion, elle avait réfléchi à toute allure et fonça dans la chambre d’Hubert qui sommeillait toujours.
— Vous ne dormez donc jamais ? lâcha-t-il, quand elle finit de le réveiller en le secouant.
— Si, mais je me couche moins tard que vous !
— Comment voulez-vous que j’obtienne des informations si je vais au lit comme les poules, alors que ces messieurs n’ont pas encore ingurgité assez d’alcool pour devenir bavards… ?
Elle fronça les sourcils un instant :
— Oui, raison valide. Mais j’en dispose d’une excellente qui m’amène à vous tirer hors de votre duvet. Barnais vient de quitter ma chambre à l’instant.
Le prince se redressa, tout d’un coup très attentif.
— Lui et son père partent pour Antan demain ou après-demain. Ils comptent l’annoncer lors du déjeuner.
— Les deux ensemble, voilà qui est fort ennuyeux… Un accident est si vite arrivé et je voudrais à tout prix en éviter un double. De plus, un me semblait plus facile à protéger que deux… Avez-vous une idée de leur valeur en tant que combattants ?
— Aucune ! Mais d’ici ce soir, je pense que je le saurai. J’ai offert de les accompagner, mais Barnais s’est inquiété de ma difficulté à chevaucher toute une journée… Si seulement il savait ! Je lui ai dit que vous descendriez vous mettre d’accord avec son père ce matin. Je file me balader avec Lumière, je passerai le mot à Blaise afin qu’il remonte les affaires qu’il a rapportées de chez dame Éléonore. Je pense lui suggérer de surveiller Bascetti en priorité, êtes-vous d’accord ?
— Oui, tout à fait.
Soudain, les traits d’Hubert se durcirent et il ajouta :
— Aila, je n’aime guère que vous vous promeniez seule. Ils ont déjà essayé de vous tuer et ils vont recommencer.
— Ne vous inquiétez pas, je suis extrêmement vigilante. De plus, ils n’ont aucune idée de mes capacités et cela reste ma meilleure protection. Quand ils apprendront que tous ceux qu’ils veulent éliminer partent ensemble, ils nous attendront sur le chemin, j’en suis certaine. Mais, en aucun cas, je ne dois changer mes habitudes. Ils ne se doutent pas que nous savons et cela les rendra soit moins circonspects, soit trop sûrs d’eux-mêmes. Alors, ne vous inquiétez pas pour moi…
Il resta un instant silencieux à la regarder et poursuivit :
— Préparez les bagages que vous n’emporterez pas avec vous avant de descendre. Pendant ce temps, je m’habille, puis je rejoins Airin.
Aila partit pour sa promenade quotidienne jusqu’à l’étang. Comme chaque fois, elle y revivait les souvenirs qui la liaient à Barnais. Étrangement, ses émotions du début lui paraissaient irréelles, comme si ce n’était pas vraiment elle qui les avait ressenties, mais une autre. À l’âge de seize ans, existait-il des excuses à s’être amourachée d’un garçon ou d’avoir juste désiré être aimée ? Ses sentiments étaient passés si vite de l’attirance à une forme d’affection, plus proche de l’indifférence que de la passion. En était-il toujours ainsi de l’amour ? D’ailleurs, en était-ce vraiment ? Si Efée avait été là, elle lui aurait expliqué ce qu’aimer signifiait, elle qui, pour les beaux yeux de Barou, avait tout abandonné. Dans ses incertitudes, Aila était sûre d’une chose : elle ne deviendrait pas une autre pour un homme quel qu’il fût ! Vigilante à tous les bruits, observant les traces aux alentours, elle termina sa promenade sans soucis, mais avec la conviction que deux individus au moins, peut-être trois la surveillaient. Délicate situation. Est-ce que Hubert et elle suffiraient à protéger le châtelain et son fils ? N’était-il pas présomptueux de supposer qu’ils s’en sortiraient sans aide ?
Elle rejoignit la table où Hubert lui glissa que Blaise avait rapporté leurs affaires dans leurs chambres, qu’il s’était mis d’accord avec Airin pour partir tous ensemble demain à la première cloche. Il lui apprit également que Blaise et Élina cheminaient déjà vers Avotour avec les bagages superflus. Aila tiqua, elle qui avait plus ou moins projeté de solliciter de l’aide à Avotour avait finalement trop tardé à exprimer ses inquiétudes… Et puis quelque chose clochait. Normalement, Blaise devait suivre Bascetti et pourtant, Hubert le disait reparti pour Avotour. Tout cela méritait des éclaircissements.
Un tourbillon d’adieux balaya la suite de la journée. À présent, tout le monde au château était au courant de leur départ et venait montrer au couple royal à quel point il devait se souvenir de lui. Au milieu de ce fastidieux défilé de courbettes et flatteries, Rebecca apparut presque comme une ondée de fraîcheur quand elle arriva avec ses phrases à double sens, hérissées de pointes et de chausse-trapes. Étrangement, ce fut elle la plus surprise lorsqu’Aila, saisissant ses mains, la remercia avec ferveur pour ses paroles qui détonnaient tant dans cette flagornerie ambiante. Au fur et à mesure que la journée s’écoulait, l’inquiétude d’Aila s’intensifiait. Airin avait été un bon combattant, mais, gagné par l’embonpoint, tous disaient qu’il ne valait plus grand-chose, tandis que Barnais, trop occupé à conter fleurette, avait largement dédaigné de perfectionner ses aptitudes aux armes. Comment Hubert et elle s’en sortiraient-ils en face d’adversaires trop nombreux ?
Elle prolongea sa réflexion. Regagner Antan prendrait environ trois jours. Les hommes de main, chargés de les attaquer, attendraient de toute évidence leur sortie d’Escarfe pour que la responsabilité d’Antan fût engagée, histoire de monter les comtés un peu plus les uns contre les autres. Au mieux, ils disposaient de presque deux jours devant eux avant les premières attaques et ils seraient alors à mi-chemin. Par facilité, leurs adversaires pouvaient aussi profiter de leur baisse de vigilance en fin de journée ou encore choisir de les tuer pendant leur sommeil. Barnais avait-il envisagé des haltes particulières ? Elle ne s’en souvenait pas. Airin aimant le confort, il ne dormirait sûrement pas à la belle étoile ! Donc, il sélectionnerait soit une auberge, soit une relation, tant qu’ils voyageraient en Escarfe, mais après ? Elle décida de trouver le fils ou le père pour poser les questions qui lui trottaient dans la tête et ce fut sur Airin qu’elle tomba :
— Le premier soir, nous coucherons chez mon ami Argue, dans sa demeure, proche de la frontière du comté et nous passerons une longue journée à cheval pour y parvenir. Dame Aila, je m’inquiète pour vous, ce voyage se révélera peut-être trop éprouvant… Si vous en exprimez le désir, nous pourrons toujours effectuer une escale plus tôt. Mettre davantage de temps ne nous créera aucun problème.
Elle faillit refuser net, puis se ravisa. Autant garder cette porte de sortie pour changer les plans définis et connus de leurs adversaires, leur causant ainsi un peu d’indétermination si besoin…
— J’apprécie votre extraordinaire gentillesse, sire Airin. Je me sens prête à chevaucher toute une journée, mais entendre que vous me proposez de nous arrêter aux premières fatigues si celles-ci devenaient excessives me soulage d’un grand poids. Avez-vous planifié d’autres haltes que celle-ci ?
— Si nous dormons chez Argue, nous n’aurons plus qu’une dernière nuit à passer dans une auberge d’Antan.
— Avez-vous déjà choisi laquelle ?
— Par les fées, non, je n’en ai aucune idée ! Argue pourra toujours nous conseiller, il connaît bien les environs.
Ce n’était pas la partie de son comté dans laquelle Aila avait le plus voyagé ; elle ignorait le nombre d’établissements et leur emplacement… Après tout, son ignorance changeait-elle quelque chose ? Bascetti et sa petite troupe disposeraient de tout leur temps avant leur arrivée pour examiner les lieux et tout planifier. Une agression nocturne deviendrait alors possible, voire probable. Toutefois, le risque d’une attaque chez Argue était minime. Pénétrer dans une demeure inconnue n’était pas du ressort d’hommes de main comme ceux que Bascetti allait recruter. Ce dernier organiserait un assaut décisif, avec une solide bande de mercenaires pour ne leur laisser aucune échappatoire. Si seulement Hubert ou elle avait prévu de requérir de l’aide… Elle aurait voulu partager ses appréhensions avec le prince, mais, comme à présent les dés étaient jetés, elle jugea inutile de l’inquiéter.
Au repas du soir, Hubert et sa promise furent accaparés en permanence. Alors qu’elle espérait qu’il reviendrait rapidement dans sa chambre, il n’en fut rien et elle s’occupa les mains et l’esprit en préparant ses affaires pour le lendemain. Élina partie, Aila devait reprendre ses habitudes d’avant, balançant entre soulagement et regret. Elle s’était trouvée si différente dans toutes ces robes, une autre Aila, plus femme que jeune fille, vers qui s’étaient tournés tous les regards. Elle qui avait toujours cherché à exister, ne serait-ce que pour montrer à Barou qu’elle n’avait pas besoin de lui, s’était sentie tellement vivante dans ce rôle de promise pleine de charme et de grâce… Son père l’aurait-il seulement regardée s’il avait été là ? Elle en doutait. Barou n’avait jamais voulu d’elle et quoi qu’elle réalisât, cela ne changerait pas. Elle devait cesser de vivre comme si, demain, il allait balayer toutes ces années d’indifférence d’un seul geste. Elle devait renoncer à l’amour de ce père et peut-être que sa toute petite aventure avec Barnais l’y aiderait. Elle avait découvert qu’elle pouvait être aimée sincèrement par un homme, même le plus coureur du monde, cela ne devait pas être pris à la légère ! Elle se mit à rire et finit son sac, tout léger, dans lequel elle n’avait conservé que le minimum : sa tenue de cuir, une chemise, une poignée d’onguents et le livre des fées. Elle allait le placer près de la porte quand l’envie de revoir le paysage du livre refit surface. Elle glissa sa main dans la poche intérieure de son sac et l’en ressortit. Il apparaissait encore plus beau que dans son souvenir, émettant une douce lumière, chaude comme une agréable journée de printemps. Aila entendait les oiseaux chanter et elle résista de toutes ses forces à la tentation de plonger dans ce paysage magique. Elle apercevait la petite fée dans sa tête qui l’appelait et, pour une fois, elle écoutait ce qu’elle disait. Sa voix, si mélodieuse, presque envoûtante, lui parlait tout simplement, mais sans chercher à imposer une pensée :
— Venez ! Nous devons nous voir !
— Pas maintenant, petite fée, je remplis une mission très importante et…
— Je le sais, coupa la fée, je suis là pour vous aider dans votre mission. Il faut nous rendre visite tout de suite, après ce sera trop tard !
— Je pars de bonne heure demain matin, je dois aller dormir…
— Aucun souci, couchez-vous et, en vous endormant, posez votre main sur le livre. Faites-le, sinon, vous mourrez tous…
Saisie par ces propos, Aila y consentit. Elle enfila sa chemise de nuit, souffla sa bougie et s’allongea, l’ouvrage à ses côtés. Le sommeil la gagna aussitôt, alors elle tendit sa paume vers la couverture qu’elle toucha juste du bout des doigts avant de somnoler.
Quand Hubert rentra, il vint la trouver pour lui parler, mais, s’apercevant qu’elle dormait, il resta un instant à la regarder, puis, après un demi-tour, regagna sa chambre.
Aila se réveilla de très bonne heure ; le soleil ne l’avait pas encore saluée. Elle se sentait légèrement malade, mais cette sensation nauséeuse disparut vite. En s’étirant, elle découvrit le livre des fées dans son lit. Mais que faisait-il là ? Elle essaya de se souvenir si elle l’avait effleuré le soir précédent, mais sa mémoire refusait de lui fournir le moindre indice. Balayant ses interrogations, elle enfila ses vêtements rapidement, caressa son kenda avec tendresse, ressentant le lien qui les unissait avec un plaisir renouvelé. Le sac sur son dos, elle embarqua à la main le reste de ses affaires.
Parvenue au box de Lumière, elle s’en occupa comme elle ne l’avait pas fait depuis bien des jours, lui racontant dans un murmure tout ce qu’elle envisageait, lui répétant mille fois son bonheur de repartir avec elle, qu’elle était la plus merveilleuse jument du monde, tout en l’étrillant avec dynamisme. À son arrivée, Hubert la salua brièvement, puis partit seller sa monture pendant que des garçons d’écurie sortaient les chevaux pour le châtelain et son fils. Elle roula sa besace à dos et le fixa à l’arrière de sa selle à la place de sa pèlerine et de sa couverture emportées par Blaise. La sacoche contenant son arc démontable en bandoulière, elle attacha son kenda et enfourcha Lumière. À l’extérieur, elle retrouva Barnais et Airin, alors que l’aurore affleurait. Hubert les rejoignit immédiatement et, silencieuse dans la fraîcheur matinale, la petite troupe partit au trot vers la forêt. La douceur apportée par le soleil commença à dégeler l’atmosphère et Airin, mû par une énergie inattendue, se mit à raconter avec entrain tout ce qui lui passait par la tête, rompant la monotonie du voyage. Concentrée à surveiller les parages, Aila choisit de rester discrète.
Lorsqu’ils s’arrêtèrent le midi, le seigneur d’Escarfe leur réserva une délicieuse surprise en extrayant de son sac un véritable repas de gala, déclenchant à son égard une série de commentaires facétieux qui le firent rire. Toute à sa surveillance des environs, Aila ressentit le besoin de s’isoler et s’éloigna des conversations. Barnais la rejoignit rapidement, alors qu’elle espérait la venue d’Hubert pour discuter de la situation. Apparemment contrarié, le fils d’Airin la détaillait des pieds à la tête. Elle se souvint alors qu’elle ne portait plus tout à fait les mêmes tenues que dame Aila et encore, elle n’avait pas remis l’ensemble en cuir de Bonneau.
— Vous avez changé depuis notre départ, dame Aila.
— En bien ou en mal ?
— Ni l’un, ni l’autre. Vous me donnez l’impression que deux personnalités différentes coexistent dans une même personne…
— Vous avez changé, sire Barnais, et je préfère assurément celui que vous êtes devenu.
Elle lui sourit. Avec un rire un peu triste, il poursuivit :
— Vous pourrez dire que vous avez modifié ma vie et ma vision du monde. Avec le recul qui s’impose à moi chaque jour un peu plus, je comprends le désarroi de mon père et le nombre de femmes qui doivent me haïr aujourd’hui. Croyez-vous que celle qui doit devenir la mienne me déteste déjà, comme toutes les autres ?
— Je ne le pense pas. Je présume surtout que si elle voit la même personne que moi en ce moment, elle vous aimera.
— Dommage que cela ne puisse être vous…
— Non, Barnais, vous faites erreur. Vous jouez votre plus grande chance et la sienne : vous allez repartir à zéro sous un regard dénué d’idées préconçues. Elle vous accueillera comme le plus pur des bonheurs dans sa vie. À combien de gens cette chance insensée de tout recommencer est-elle offerte ?
— C’est bizarre, à vous écouter, j’ai presque la conviction que vous la connaissez. Enfin, pourquoi pas, puisque vous saviez qui elle était…
— Venez, Barnais, allons rejoindre nos amis.
La journée s’écoula sous le bavardage incessant d’Airin, décidément en pleine forme. Elle ne lui connaissait pas cette facette exubérante. Peut-être se sentait-il simplement heureux de ce voyage avec son fils retrouvé ? Par politesse, Barnais et Hubert ponctuaient l’interminable monologue du châtelain de hochements de tête intéressés, cependant, elle doutait de la sincérité de leur attention. Toute à sa mission, elle partait régulièrement en avant sous le regard intrigué de Barnais. Dans ces moments-là, ses sens devenaient particulièrement aiguisés et précis. Elle avait l’impression de sortir de son corps et de survoler les environs, détaillant chaque buisson, chaque maison, chaque présence, humaine ou non… Ne percevant aucun danger immédiat, elle décida de ne rien changer au programme d’Airin. Quand le crépuscule bleuit la campagne, la petite troupe accéléra pour arriver au plus vite chez l’ami d’Airin.
Argue, un homme simple et agréable, leur réserva un accueil très chaleureux et les emmena dîner près d’un feu qui crépitait, les réchauffant de la fraîcheur de la nuit tombée. Les deux compères, qui ne s’étaient pas vus depuis des lustres, avaient tant à se raconter qu’ils se retrouvèrent bientôt seuls devant la cheminée. Barnais partit dans sa chambre, tandis qu’Hubert et Aila s’isolaient.
— Allons dehors, souffla le prince.
Ensemble, ils inspectèrent les abords la demeure pour évaluer les risques d’une attaque nocturne, mais ce qu’ils virent les rassura : une bâtisse solide, un rez-de-chaussée et des étages bien protégés par de robustes volets en bois ou des grilles, sûrement des vestiges d’anciennes querelles… Une nouvelle fois, Aila hésita à lui faire part de ses réflexions, puis renonça. À quoi bon partager avec lui ses craintes maintenant qu’ils ne pouvaient malheureusement plus recevoir d’aide de quiconque ? Étrangement, elle eut le pressentiment qu’Hubert, de son côté, avait également voulu lui annoncer quelque chose… Tranquillisée par la sécurité apparente de l’endroit, elle regagna sa chambre pour se déshabiller. Au moment de se coucher, comme une somnambule, elle attrapa le livre de la magie des fées et s’endormit en l’effleurant.