Quand Allora de Srill, auprès de qui il s’était engagé, l’a relevé de sa promesse, Kerryen a épousé Ellah. De leur union est née une petite fille, Amylis, et la famille vit heureuse dans la forteresse d’Orkys, capitale du Guerek ou presque… En effet, de son actuelle histoire, Ellah a conservé une grande vulnérabilité à laquelle elle résiste grâce à la présence de Kerryen et de son bébé. Sur le point de fêter le premier anniversaire de la victoire sur Césarus, le château se prépare à accueillir des visiteurs, des proches comme des curieux. De façon contradictoire, Allora annonce son départ du Guerek à Ellah, lui expliquant qu’elle a renoncé à Kerryen, alors qu’elle l’aimait, en raison des sentiments qu’elle avait devinés entre eux.
De son côté, Adélie qui n’a jamais cessé de vouer à la porte une vénération, ce matin-là, se rend devant elle, bercée par une magie conciliante. Parallèlement à un bruit sourd extérieur, un changement d’éclairage la dérange, puis trois silhouettes se dessinent dans la lumière. Les nouveaux arrivants, Pardon et ses enfants, espérant tomber sur Aila, sont déstabilisés par cet accueil imprévu associé à la différence de langage que Tristan ne parvient pas à corriger. La cloche d’alerte sonnée, Kerryen débarque l’épée au poing, bientôt suivi d’Ellah et d’Amaury. Reconnue par les visiteurs, la reine se décompose, tandis que Pardon ne désire plus que repasser la porte pour mettre fin au cauchemar de voir sa femme avec un autre homme.
Dans une pièce plus confortable d’Orkys, la discussion entre les nouveaux venus et Ellah ne se révèle pas pour autant plus facile, principalement en raison du silence de Pardon, dévasté, et celui habituel de Tristan. Ellah leur apprend qu’elle est arrivée presque deux ans plus tôt elle ne se souvient plus de rien. Par politesse, elle les invite cependant à rester aussi longtemps qu’ils le souhaitent. Alors que Pardon désire uniquement fuir cet endroit, Naaly obtient un délai pour renouer avec sa mère. Montant dans les étages, elle la retrouve dans sa chambre et se découvre une petite sœur, Amy ou plutôt Amylis.
Pendant ce temps, perturbé par les propos échangés, Tristan se promène dans la forteresse, se posant des questions auxquelles personne d’autre que lui ne semble songer. Où sont-ils et quand ? Avant de rejoindre son père, Naaly redescend dans les sous-sols et observe quelques mouvements de troupes souterrains. Le trio réuni, ses membres envisagent de repasser la porte, mais Ellah les invite à fêter avec eux le premier anniversaire de la victoire du Guerek, permettant du même coup à Tristan d’associer les pièces ; il comprend qu’ils ont atterri dans la forteresse du Guerek qu’ils ont connue en ruines, le jour même où celle-ci a été attaquée. Pressé par l’urgence, grâce au retour d’un léger contrôle de la magie, il parvient à partager les pensées, contournant la barrière de la langue. Ainsi, Kerryen apprend que sa cité sera totalement détruite et que son roi finira les os brisés. Cependant, Tristan leur explique que le passé précédent peut avoir été modifié par la venue d’Ellah et, que le déroulement des événements actuels peut différer du premier. Au même moment, Naaly parle des mouvements observés dans les sous-sols et l’alerte est donnée : le château est attaqué par l’intérieur, mais aussi par l’extérieur. Pardon et Naaly accompagnent Kerryen pour défendre le lieu, tandis qu’Ellah met Amy à l’abri. Quand Inou réalise l’absence d’Adélie, Tristan se propose de partir la rechercher. Sa fille en sécurité, la reine rejoint les combattants dans la cour. Malheureusement, la forteresse apparaît perdue. Organisant la fuite du personnel par le souterrain, les yeux d’Adélie se posent sur Pardon qui a généré chez elle des sentiments inédits, pendant que ce dernier, définitivement éprouvé, découvre le bébé du couple. Alors qu’ils atteignent la salle de la porte, Kerryen annonce à Ellah qu’elle doit suivre son ancienne famille en raison du pacte qui l’oblige à respecter un vœu unique de sa part. Malgré sa colère, elle ne peut refuser et, sa fille dans le bras, passe les ondes avec Pardon et ses enfants. Dès cet instant, Kerryen ordonne à ses hommes de la détruire.
Quand ils reprennent pied, Naaly identifie la grotte initiale, tandis qu’Ellah est affolée de ne rien reconnaître, dont la maison vide de Mukin. Son désarroi est partagé par le groupe conscient des différences entre le moment du départ et celui de leur retour. Tristan finit par leur avouer leur triste réalité : le changement du passé avec la venue d’Aila a effectivement modifié le présent actuel. Soit leur ennemie grimée existe encore et a manipulé Aila provoquant leur quête, soit c’est le contraire et donc, à l’instant, ils vivent toujours en Avotour. Au même moment, Ellah comprend que treize ans se sont peut-être écoulés et, totalement bouleversée, emprunte le souterrain vers la forteresse. À destination, ils tombent sur Adélie qui leur apprend la mort de Kerryen. Pardon et ses enfants décident de repartir au petit matin. Dans sa chambre, Ellah récupère le livret qu’elle avait dissimulé et, cette fois, tente d’en percer les mystères en faisant appel à ses connaissances sans y parvenir. Elle le glisse dans son gilet. De son côté, Adélie confie à son amant, Marin, ses impressions à propos de ces événements.
Quand Ellah se réveille, Amy a disparu. Mise au courant, Adélie refuse de croire en la culpabilité de Marin. Renouant avec la magie, la reine fonce vers la maison de Mukin sur les traces du ravisseur. Malheureusement pour lui, Marin demeure coincé dans le couloir, doublement, d’abord par un piège posé par Tristan et, ensuite, par Pardon, Naaly et Tristan revenus vers le seul endroit connu. Quand l’amant d’Adélie perçoit tardivement la présence d’Ellah, il tente le tout pour le tout et, après avoir distrait les visiteurs, il s’échappe, le bébé avec lui, Ellah sur talons, ainsi que son ancienne famille. En dépit des efforts conjugués pour le retenir, aucun pouvoir ne semble l’atteindre. De nouveau, dans la grotte, Marin a déjà disparu. Ses poursuivants franchissent la porte.
Quand la magie éveille Tristan, il découvre autour de lui une gigantesque salle remplie de cocons contenant probablement des corps. Grâce à son alliée providentielle, il réveille sa sœur, puis, avec l’aide de Naaly, ses parents. Si la reprise de conscience de leur père se révèle douloureuse, en revanche, celle d’Ellah revêt des allures de cataclysme, car elle refuse de revenir à la vie. Après un combat qui l’oppose à Pardon, ce dernier finit par la maîtriser ; elle s’effondre, vaincue par l’infernale succession de chagrins. Sans arme et sans l’aide de la magie qui vient définitivement de s’éteindre, ils débouchent dans un univers aveuglant et uniforme. En attendant d’y pénétrer, Tristan leur explique que les cocons représentent un système de protection de la porte et conclut que ce lieu cherchera à les retenir à tout prix ; pour y parvenir, tous les coups seront permis. Quand le monde se déplie devant eux sous la forme d’une route, leur différence de comportement devient plus visible. Pardon, étouffé par la culpabilité, hésite sur tout, Naaly, malgré les catastrophes en série, continue à avancer et Tristan, en raison de sa clairvoyance, sent peser sur ses épaules le poids de plus en plus lourd de cette aventure. Quant à Ellah, elle ne les accompagne que contrainte et forcée, car elle a tout perdu. Elle les suivra tant qu’elle le voudra, mais, le moment venu, elle les quittera.
Alors que les mondes s’enchaînent, chacun apporte son lot de déconvenues, mais aussi de révélations. Ainsi, bien que Tristan reste réticent face à l’entité qu’il perçoit, Ellah se lie progressivement à elle, réveillant la magie chez Pardon à l’insu de celui-ci. Tandis que les épreuves se succèdent se développe dans le groupe une solidarité, voire une complicité. Puis une nouvelle contrainte s’impose : le temps décompté par un sablier que chaque membre doit parvenir à remplir en se confrontant à l’événement le plus cruel de son existence. Bonneau meurt dans les bras de Pardon, Sekkaï échappe à l’étreinte de Naaly pour sauter dans le vide et Tristan découvre les conséquences tragiques sur sa vie de son histoire avec la magie, puis l’amour avec Merielle. Quant à Ellah, elle reçoit par le biais d’Amaury une lettre de Kerryen.
Alors que le monde qu’ils traversent s’effondre, ils parviennent grâce à l’aide providentielle d’un homme étrange, Martin, à rejoindre le prochain, un espace de sérénité après le chaos. Ensemble, ils cherchent l’accès pour atteindre le monde d’après, tandis que le dernier espoir de Pardon de reconquérir Ellah s’évanouit ; elle ne l’aime pas et ne les suivra pas.
Leur porte localisée, des gravures sur le sol leur donnent des indications à la fois précieuses et perturbantes : chacun peut offrir à l’un d’entre eux ce qu’il désire, mais, parallèlement, l’un d’entre eux restera dans le monde précédent…
Au moment des adieux entre Pardon et Ellah, celle-ci tend à Pardon la pierre qu’elle porte à son cou et qui s’est rallumée ainsi que le carnet qu’elle a conservé dans son gilet, et lui transmet ses compétences en langage.
Tandis que les ondes s’avivent, Ellah retient Martin éloigné de son ancienne famille. Méfiante envers lui, elle plonge dans son esprit pour découvrir que cet homme n’est autre que celui qui a enlevé sa fille. Ce dernier perçoit son intrusion, puis apprend la fuite de ses compagnons. S’ensuit entre les deux un combat qui ébranle l’univers autour d’eux. Dans un ultime geste vers les siens, Ellah envoie une bulle avec des informations sur Martin que Pardon saisit au moment de franchir la porte. Pour vaincre son ennemi, Ellah s’imprègne de la face noire de la magie du labyrinthe, définitivement.
à venir
Aila se leva de bonne heure pour vérifier ses affaires : sa ceinture à onguents, son livret de feuilles, son livre des fées, son arc. Elle empaqueta ses vêtements pour confectionner un sac à la fois léger et compact. Elle présumait qu’Eustache ne les laisserait pas partir sans leur avoir délivré ses dernières instructions. Pour se fondre dans le paysage hagan, Adrien et elle devraient revêtir des tenues adaptées et elle ne s’imaginait pas transporter jusque-là, à dos de cheval, de gros manteaux en peau pour les altitudes élevées et leur froidure. Elle verrait ces détails avec le prince en fin de matinée. Elle sortit un instant de sa chambre pour se retrouver devant Avelin. Il semblait hésiter à frapper, ne sachant pas s’il risquait de réveiller quelqu’un. Il paraissait tristounet.
— Bonjour, Avelin. En forme pour un petit voyage avec ton père ?
— Cela aurait été plus drôle avec toi !
— Ne sois pas déçu. Tu as réellement progressé en hagan et surtout, tu poursuis l’entraînement avec Aubin, même sans moi pour notre prochaine mission ! Promis ?
— D’accord, mais ce n’est pas juste… Ton frère est devenu meilleur que moi et, cela, en très peu de temps…
— Au fait, dis à ton père de demander à Lomaï qu’elle vous accompagne. Sa présence se révélera importante. N’oublie pas. Et puis, quand, sur le chemin du retour, vous croiserez Adam et Pardon, entraînez-les avec vous. Vous serez tout juste assez de quatre et d’une femme pour vous confronter à la mangeuse d’hommes, la fameuse reine Alsone d’Estanque. Tu y penseras ?
— Aila, c’est à moi que tu parles ?
Elle secoua la tête. Était-elle encore partie ailleurs ?
— J’ai raconté quelque chose ?
— Oui, sur Lomaï, Adam, Pardon et une reine croqueuse d’hommes !
— Ah ! Eh bien, agis comme moi, ne te pose pas de questions et exécute ce que je dis !
Doucement, elle l’entoura de ses bras avant de l’étreindre très fort.
— Aubin et toi allez me manquer, terriblement…
— Tu vas nous manquer aussi… Et moi, en plus, je raterai le spectacle de tes aventures ! Vraiment, je n’ai pas de chance !
— Allez, ce n’est que partie remise ! Je suis certaine que nous en vivrons d’autres ensemble. Bon voyage à toi et sois bien prudent !
— Bien sûr ! Tu ne crois quand même pas que je vais prendre des risques ! Bon, je file et j’éviterai qu’Eustache me tire les oreilles pour mon retard !
Élina, fidèle à elle-même, arriva avec trois plateaux qu’elle posa sur la table, tandis qu’Aila partait réveiller Niamie en douceur.
— Bonjour, ma puce, bien dormi ?
La gamine ouvrit les yeux, émergeant difficilement de ses rêves.
— Bonjour, Aila.
Elle se redressa pour se blottir aussi sec dans les bras d’Aila. Un instant, décontenancée par cette marque d’affection, la jeune fille se mit à caresser doucement ses cheveux.
— Viens vite prendre ton petit déjeuner.
Les trois filles se retrouvèrent attablées devant leur plateau, mangeant avec appétit.
— Niamie, je vais partir en Hagan, mais sans toi, tu restes ici. Je te confie à Eustache. Tu l’as vu, ce monsieur pas très grand, mais qui a l’air très malin ! Je lui demanderai de se charger de ton éducation : il t’apprendra à lire, à compter et à écrire. Je lui recommanderai aussi de t’entraîner à monter à cheval et à tirer à l’arc. Je serai de retour dans quelques mois. Cela dépendra du succès de notre mission.
— Tu pars avec qui ?
— Avec sire Adrien.
— Et tu vas faire quoi ?
— Notre objectif consiste à convaincre les Hagans de se battre avec nous contre le Tancral et son empereur.
— Vous réussirez, c’est certain. Et la prochaine fois, il faudra que tu m’emmènes. Je vais bien travailler pour être prête quand tu reviendras et je partirai avec toi !
Aila scruta la petite fille des yeux, sa fourchette suspendue dans le vide. Niamie avait l’air si sérieuse, comme si elle savait quelque chose qu’Aila ignorait pour être si affirmative et volontaire. Même Lomaï perçut cet échange silencieux entre Aila et Niamie. Elle décida de rompre la tension particulière qui s’était installée.
— Et moi, Aila, que me conseilles-tu en ton absence ? Je peux m’occuper de Niamie, également. Je pourrais lui trouver un kenda et lui apprendre les premières notions de combat, qu’en penses-tu ?
Aila se secoua et tourna la tête vers Lomaï.
— Il faut que tu accompagnes Sérain en Estanque, c’est indispensable. Tu empêcheras les hommes de commettre des bêtises, envoûtés par la sensualité féline de la reine. Je compte sur toi.
— Mais, Aila, le roi ne m’a pas conviée, et je ne peux pas m’imposer ainsi…
— Je crois très sincèrement qu’il prendra ta requête au sérieux. Et puis, tu n’auras pas à t’en préoccuper, j’ai déjà chargé Avelin de lui en parler…
Lomaï parut soulagée, ce qui intrigua un peu Aila, tandis que son regard revenait à Niamie. Elle observait la petite fille manger avec application tout en essayant de comprendre comment, après avoir perdu toute sa famille, elle demeurait si sereine. Indubitablement, aucun sentiment ne la troublait, et pourtant elle exprimait une telle demande d’amour dans son désir de ne pas quitter Aila, que ce fût à Pontet ou lors de son câlin matinal.
— Niamie ?
Elle releva la tête et posa ses yeux verts dans ceux d’Aila. La jeune fille affronta son regard intense.
— Quand je reviendrai, nous pourrons retourner dans ton village si tu veux aller te recueillir là où repose ta famille…
— Ne te donne pas cette peine, Aila. Maman m’a bien expliqué qu’elle et papa veilleraient toujours sur moi où que je sois. À Pontet, quand la maladie a surgi, elle redoutait de nous voir tous mourir. Et puis, comme je ne suis pas tombée malade tout de suite, elle a recommencé à espérer que je pourrais m’en sortir et elle m’a offert son pendentif. Regarde, je les ai tous avec moi !
Niamie extrayait de son vêtement un bijou extraordinaire, en cristal transparent avec un réservoir clos par un petit couvercle coulissant. Aila demeura bouche bée.
— Depuis longtemps, maman avait mis une mèche de cheveux de chacun de nous, pour que, quoi qu’il arrive, nous restions tous ensemble. Et puis, quand tu m’as sauvée, j’ai su ce que je devais faire, je devais te suivre parce que tu étais devenue ma nouvelle famille. Ainsi, je ne vivrai plus jamais seule ! C’est vrai, je les porte sur moi et je t’ai, toi !
Niamie lui sourit avec une candeur étonnante. Légèrement émue, Aila lui ébouriffa les cheveux d’un geste maladroit.
— Ta maman était sûrement une femme extraordinaire pour avoir su te protéger malgré son absence.
— Pourquoi ? Ta maman à toi, elle ne l’aurait pas fait ?
— Si, tu as raison. Elle l’a fait à sa façon… J’avais moi aussi une maman fantastique.
— Pourquoi ? Elle est morte aussi ?
— Oui, quand j’étais toute petite, j’avais deux ans.
— Oh !… Alors, tu as eu moins de chance que moi. J’en aurai profité onze ans. Si un jour, tu veux en parler avec moi, je t’écouterai.
La gravité et l’empathie de Niamie la frappèrent, ses paroles ressemblaient plus à celles d’un adulte qu’à celles d’une fillette de cet âge-là et, dans le même temps, elle affichait une forme de naïveté ou plus simplement de pureté, un mélange incroyable de maturité et de fraîcheur chez cette enfant singulière, une enfant hors norme à l’image de la combattante qu’Aila était devenue. Elles étaient destinées à se croiser. Cependant, Aila connaissait la douleur de grandir sans famille et elle aurait préféré ne jamais rencontrer Niamie si, en échange, cette dernière avait conservé ses parents…
— C’est très gentil, Niamie. Je me le rappellerai…
Le petit déjeuner avalé, Aila se rendit au manège pour s’entraîner. Elle y retrouva Avelin et Aubin qui, au fait de ses petites manies, l’attendaient de pied ferme. La séance débuta. Le jeune prince progressait de façon sidérante. Il faisait de plus en plus corps avec son kenda, s’oubliant dans un ballet endiablé sous le regard appréciateur d’Aila. Aubin, s’il avait largement dépassé Avelin en hagan, se débrouillait bien, mais sans égaler la dextérité d’Avelin. Ses gestes sûrs et ses attaques mûrement réfléchies créaient un inconvénient de taille : il prévoyait tout, avec une méthode très efficace, et, hélas, le partage avec le kenda restait encore trop superficiel. Il se raisonnait trop, un peu comme Hubert, mais dans une moindre mesure, car ce dernier acceptait le pouvoir du kenda. Peut-être le prince aîné avait-il enfin compris sa magie ?
— Je peux me joindre à vous ? demanda Adrien qui arrivait avec un sourire aux lèvres.
— Vous vous êtes tous donné le mot pour venir me polluer mon heure de solitude ou quoi ? persifla Aila. Pour la peine, je vous prends contre moi. Laissons Avelin et Aubin entre eux, ils se débrouillent très bien.
— Holà ! Vous mettez la pression au modeste débutant que je suis…
Aila esquissa un sourire ironique.
— Alors, c’est le moment ou jamais de progresser, sinon je vous fais mordre la poussière !
L’affrontement débuta. Aila fut immédiatement persuadée que son futur partenaire devait s’entraîner en cachette, ses progrès considérables depuis les derniers cours l’attestaient. Elle prit plaisir à le pousser dans ses retranchements et lui à la repousser, atteignant les limites de ce qu’il savait. Ils s’arrêtèrent à la fin d’une séquence particulièrement physique, le souffle court.
— Je vais vous montrer une prise très utile pour immobiliser, créer une pression sur une personne ou la tuer.
Elle pensa ne lui présenter que la première partie des enchaînements qu’elle avait enseignés à Hubert, la seconde lui ayant laissé un goût amer… Ainsi, elle resterait l’esprit clair et éloigné de l’émotion irrationnelle qui l’avait envahie la fois précédente.
— Prenez votre kenda. Sentez-le, écoutez-le.
Suivant ses propres conseils, elle ferma les yeux, cédant au sentiment que le vent simultanément puissant et doux qui tourbillonnait autour d’elle l’emportait. Elle n’avait jamais ressenti le lien de façon aussi exceptionnelle avec son kenda. Il lui donnait l’impression de lui raconter une histoire qu’elle ne comprenait pas, mais qui la transportait ailleurs… La voix d’Aubin la tira de son voyage lointain :
— Aila, tu es où ?
— Pardonnez-moi. C’est mon kenda, il… Non, ce n’est rien, balbutia-t-elle, dans un murmure.
Elle répéta devant eux plusieurs fois l’exercice qu’ils devaient réaliser dans un combat tournant. De nouveau concentrée, elle corrigeait chaque erreur de position, de geste, les poussait à renforcer le lien avec leur arme et à ressentir en permanence son influence pour mieux réagir aux attaques.
— Je peux me joindre à vous ?
Aila se retourna pour découvrir Hubert. Elle hocha la tête brièvement et se plaça en face de lui pour la joute. Aila fut stupéfaite des progrès qu’elle observa dans son comportement. Cela conforta son idée que les deux frères s’exerçaient ensemble à son insu. L’héritier semblait avoir accepté la partie magique du kenda et, partageant son esprit avec lui, il devenait impressionnant. Subjuguée par le changement total d’Hubert, Aila, admirative, se laissa emporter par son élan. Puis, quand il sauta en arrière dans les airs et effectua son renversement, il se retrouva derrière elle, bloquant son cou, le bâton appuyant sur sa gorge. Personne n’avait été dupé par la résistance moindre qu’elle avait opposée, mais la prouesse d’Hubert déclencha une salve d’applaudissements de la part de son frère et d’Aubin. Aila, dégagée de la prise du kenda, afficha un sourire approbateur.
— Si tu y arrives, nous aussi ! s’exclama Avelin. Allez, on recommence !
Tout le monde se remit à la tâche et Aila laissa les deux princes aînés se confronter entre eux. À les regarder anticiper avec autant de facilité les attaques de l’autre, le doute ne fut plus permis, ces deux-là avaient décidé de multiplier discrètement les entraînements ! Le groupe se sépara bientôt, Adrien et elle étant attendus par Eustache dont la patience n’était pas la qualité première.
Le bain préparé par Élina fut agréable et rapide. Par souci de se présenter sous son meilleur profil à Eustache, Aila revêtit sa tenue de garde. Sur le point de quitter la pièce, elle soupira.
— Élina, quand je serai partie, vous me manquerez. Comment vais-je faire maintenant pour manger, me laver et m’habiller toute seule ?
— Je suis certaine que vous vous débrouillerez à la perfection. Il vous faudra retrouver vos habitudes d’antan !
— C’est bien ce qui me fait peur ! Je ne vais plus savoir !
Élina rit avec légèreté.
— Je crois que vous devriez vous presser. Sire Eustache n’aime pas attendre…
— C’est juste, j’y cours !
Malheureusement, descendre les escaliers quatre à quatre ne lui permit pas de remonter le temps et elle arriva après l’heure convenue, reçue par le regard noir et sévère d’Eustache.
— Vous êtes en retard, dame Grand !
S’il voulait se jouer d’elle ainsi, elle allait lui rendre la pareille !
— Vous avez tout à fait raison ! Je vous présente mes excuses. Et maintenant, j’entre ou je repars ?
Eustache émit un grognement peu clair qu’Aila prit pour un assentiment et elle s’assit à côté d’Adrien, lui jetant un coup d’œil complice auquel il répondit par un sourire à peine ébauché.
— Je disais donc, reprit Eustache, que vous n’auriez pas pu transporter sur vos chevaux les tenues que je vous ai préparées pour résister au grand froid hagan. Elles vous attendent désormais chez un ami à moi dont je vous donnerai l’adresse et qui habite à la frontière commune entre Épicral, Hagan et Uruduo. Ce sera d’ailleurs par ce comté que vous devrez rentrer dans leur territoire. Je vous ai prévu des manteaux en fourrure, des vêtements en peau et des bottes, ainsi que des chapeaux et il vous faudra troquer vos coursiers contre d’autres. En effet, leurs doubles poneys, aguerris à l’altitude, sont râblés et puissants, tandis que vos chevaux, plus grands et fins, ne passeraient pas inaperçus et peineraient en altitude.
Aila s’en doutait, mais à l’entendre le dire avec autant de clarté, elle se sentit toute triste de quitter Lumière… Saisissant son inquiétude informulée, Eustache leur précisa que les montures resteraient, le temps de la mission, chez son ami qui les traiterait parfaitement jusqu’à leur retour. Aila se mordit la lèvre et le regard d’Eustache s’arrêta sur elle. Par les fées, lui aussi lisait en elle comme dans un livre ouvert. Cela l’agaçait de penser qu’elle était si transparente que la moindre de ses idées se déchiffrait sur son visage sans difficulté.
— Je vous écoute, mademoiselle Grand.
— J’ai besoin d’une robe de chamane.
Les yeux d’Eustache cillèrent. Cela ne devait pas lui arriver souvent de se faire surprendre. Se reprenant, il fronça les sourcils.
— Et ça vous est venu comme cela ?
— En fait, je sais que j’en ai besoin depuis quelques secondes…
— Les femmes chamanes, comme les chamanes d’ailleurs, se font de plus en plus rares en Hagan et leurs robes d’autant plus que celles qui survivent les portent !
Aila rougit involontairement. À nouveau, Eustache grommela de façon inaudible. Réprimant à grand-peine un geste d’énervement, il ajouta :
— Bon ! je m’en occupe ! J’envoie un message à mon ami dès maintenant, dégourdi comme il est, il va bien vous dégotter quelque chose. Voici son nom : Nestor Aldebar. Il habite dans le village de Niankor juste ici, dit-il en désignant un point sur la carte. Vous y laisserez toutes vos affaires et Nestor vous donnera tous les accessoires nécessaires pour que vous soyez Hagans des pieds à la tête. Oubliez vos armes, kendas et autres, il vous fournira des arcs courts et des épées ainsi que l’équipement adapté pour les chevaux. Si jamais vous aviez besoin de lui, il vous suffira de lui expédier un message et il saura réagir de manière appropriée et efficace. Vous pouvez lui faire confiance. Nestor vous procurera de la monnaie hagane, mais le troc fonctionne à merveille. Voici ce que je vous ai préparé pour pratiquer des échanges. Les grands chefs hagans en raffolent pour décorer leurs armes.
Il se saisit d’un coffret qu’il ouvrit sur de petites pierres précieuses et quelques bijoux qui se mirent à scintiller sous les yeux incrédules d’Aila, tandis qu’Adrien ne semblait pas le moins du monde impressionné.
— Il faudra les insérer dans les doublures de vos vêtements et les utiliser avec parcimonie, expliqua Eustache.
Il les confia à Adrien, au grand soulagement d’Aila qui n’aurait pas aimé en endosser la responsabilité.
— Voilà, j’ai fait le tour de la question. À présent, vous pouvez aller régler les derniers détails de votre mission entre vous dans la salle à manger, je dois instruire d’autres personnes avant le repas.
Aila et Adrien ne se le firent pas dire deux fois et déguerpirent de la pièce, croisant Orian et Tristan qui attendaient leur épreuve. Elle sourit intérieurement en pensant que le mage recevrait le même traitement que le prince et elle. Elle les salua et, à nouveau, elle perçut le regard pénétrant qu’Orian posait sur elle.
— Dame Aila, je désirerais m’entretenir avec vous, chez moi, après le déjeuner, l’interpella-t-il.
Elle acquiesça et rejoignit Adrien qui l’escomptait pour gagner la salle à manger.
— Avez-vous une idée précise de la façon de conduire notre mission ? questionna Adrien.
— Non, pas encore, sire.
— Et en aurez-vous une bientôt ?
Aila soupira. Pourquoi les décisions graves échouaient-elles continuellement sur ses épaules ? Quand elle n’avait même pas à y penser et que la solution fusait toute seule d’on ne savait où, cela allait, mais lorsqu’elle avançait en terrain inconnu, attendant que subitement qu’elle sût comment faire, c’était assurément trop ingrat !
— Je l’ignore. Je le saurai quand…
Elle s’arrêta. Elle le saurait quand elle le saurait… Il fallait être vraiment niaise pour débiter de telles platitudes.
— … quand enfin une petite voix dans votre tête daignera vous renseigner…, termina Adrien, venant à son secours.
— C’est fort joliment dit et bien mieux que ce que j’avais trouvé. Merci.
Elle lui sourit.
— Pas trop dépité de partir avec moi ?
Aila, surprise par cette question, répliqua :
— Pourquoi le serais-je ? Cela me donnera l’occasion de faire la connaissance de celui des trois princes que j’ai le moins fréquenté.
— Et des comparaisons ?
— Quelle idée ! Non ! C’est le genre de manège qui tourne à vos dépens !
Ils rirent aux éclats.
— En tout cas, Avelin est vraiment déçu de ne pas se mettre en route avec vous. Je n’ai cessé d’en entendre parler depuis hier…
— Je pense surtout qu’il regrette de ne pas entreprendre l’aventure tout court, avec ou sans moi. Il doit considérer qu’accompagner votre père n’est que la continuité de ce qu’il fait quotidiennement…
— Il y a sûrement une part de vrai dans vos propos, mais je crois que vous sous-estimez son envie de s’engager à vos côtés pour la vivre ! Il n’arrête pas de me seriner que je ne vais pas m’ennuyer ! J’ai déjà observé le train d’enfer que nous avons mené au village de Pontet et si j’en juge par tout ce que vous avez traversé depuis votre arrivée, je serai tenté de lui accorder ce crédit, donc, sans le moindre doute, je ne vais pas m’ennuyer !
Il rit de nouveau et Aila le considéra avec intérêt, sa prestance l’avait marquée au premier coup d’œil. Pourtant, rien chez lui ne semblait le distinguer des autres. Des traits réguliers et harmonieux donnaient à son visage une sérénité apparente. Il était assez grand sans afficher de carrure particulièrement imposante. Malgré tout, une touche subtile dans son attitude et son regard captait l’attention, peut-être ses yeux si caractéristiques aux reflets mouchetés, si différents des prunelles bleues d’Hubert et si diamétralement opposés dans ce qu’ils laissaient transparaître… Quand elle y repensa, elle se dit que sa première impression du prince aîné n’avait guère été flatteuse pour cet homme qu’elle avait trouvé falot. Ce n’était que, par la suite, qu’elle s’était sentie troublée par ce qu’il dégageait. À présent, elle avait identifié ses sentiments et l’appréciait pour ce qui ne demandait qu’à s’exprimer chez lui et qui, par petites touches, semblait enfin émerger. Il avait fait preuve de brio tout à l’heure lors de sa démonstration. Il aurait pu se passer quelque chose entre eux s’il avait été moins arrogant et si elle n’avait pas été Aila… De fait, cela faisait beaucoup trop de conditions irréalisables ! Aujourd’hui, de toute façon, il allait se marier et sa vie prenait un chemin divergent. Son existence de femme s’arrêterait bientôt et ce type de préoccupations ne lui embrumerait plus l’esprit. Cela expliquait peut-être pourquoi elle devenait enfin lucide sur ses sentiments et ce qu’elle en attendait : rien.
Les autres membres de la troupe royale arrivèrent par petits groupes et le repas débuta rapidement. Plus qu’un repas, ce fut un moment de discussion, en particulier à propos des différentes missions suivantes. Attentive, Aila écoutait tous les échanges. À plusieurs reprises, elle croisa le regard d’Hubert sans donner l’apparence de s’y attarder, principalement chaque fois que l’on parlait de sa future promise, Schizée de Wallanie. Le roi partagea des détails ainsi qu’une esquisse de ladite demoiselle qu’il venait de recevoir. Si Hubert fit tout son possible pour la récupérer rapidement, ce fut sans compter sur Avelin qui s’en empara et la fit circuler de mains en mains, sous les sifflements tout à la fois connaisseurs et moqueurs des hommes attablés. Quand le croquis parvint à Aila, elle contempla une jeune femme superbe, aux traits remarquables, vêtue d’une tenue charmante qui ne cachait que ce qu’il fallait, suggérant habilement le reste de ses attraits. Si le talentueux dessinateur avait valorisé les qualités physiques de Schizée, qui n’étaient pas des moindres, il avait également laissé transpercer une espèce de détermination implacable qu’Aila perçut. L’attitude décidée de la princesse dévoilait un soupçon d’arrogance… Un peu rouge, Hubert paraissait passablement énervé lorsqu’il arracha le portrait aux dernières mains qui le tenaient pour le dissimuler définitivement aux yeux de tous.
— Alors ça, je n’y crois pas ! On te choisit une femme et toi, tu ne tombes pas sur le laideron de la famille, non, non, mais sur une beauté aux formes voluptueuses ! Ce n’est pas à moi que cela arriverait ! s’exclama Avelin.
— À moins que l’esquisse ne soit plus flatteuse que la réalité ! objecta Adrien.
— Non, non, précisa Orian. Je connais cette Schizée de vue. Elle est encore plus belle que le croquis ne le dévoile. De plus, consciente de la portée de ses attraits, elle maîtrise la séduction avec talent et, il faut le lui reconnaître, avec intelligence, mais…
Le mage laissa en suspens la fin de sa phrase. Il était clair que tous avaient perçu l’égoïsme de la jeune princesse derrière sa mine attirante. De toute évidence, le prince héritier aurait surtout voulu être oublié dans la discussion et essaya plusieurs fois de changer de sujet sans hélas y parvenir, car son petit frère, complètement sous le charme, ne cessait de parler de la nouvelle promise de son frère ! Tout au contraire, Adrien sembla particulièrement taciturne…