La vie d'Aila prit un tour différent lorsqu'elle eut douze ans. D'abord, parce qu'un jeune apprenti de Barou, Dudau de son prénom, environ une quinzaine d'années, pédant, coureur et vaniteux, la croisant dans un coin isolé, se mit en tête que ce serait plutôt drôle de lui faire son affaire d'une façon ou d'une autre. Aila n'apprit jamais vraiment ce qu'il cherchait à perpétrer avec la petite fille qu'elle était à l'époque, mais cela ne l'empêcha pas de s'approcher d'elle, un sourire narquois et conquérant aux lèvres. Soudain, il entendit derrière lui une voix d'enfant s'exclamer avec le plus de fermeté possible :
— Ne la touche pas !
Dudau se retourna pour découvrir Aubin, pas même dix ans, en position de combat ! Éclatant d'un rire moqueur, il s'avança vers lui, oubliant l'espace d'un instant que ce gamin-là était le fils de Barou. C'était un des défauts de cet être suffisant, réfléchir n'était pas son fort… Son frère fonça comme un boulet et se retrouva étendu au sol par un crochet impeccable de son adversaire : dur apprentissage de la vie… Dudau était orgueilleux et stupide, mais également costaud et efficace. Tout aurait pu s'achever ainsi, mais le grand dadais, qui devait vouloir régler un vieux compte avec Aubin, se mit à le bourrer de coups de pied, alors que ce dernier se roulait à terre. À nouveau, Dudau entendit une voix derrière lui, cette fois-ci sourde et rauque :
— Arrête immédiatement !
Il se retourna et vit Aila arriver vers lui, ses jupes retroussées. Un sourire concupiscent s'afficha sur son visage avant de virer rapidement en grimace douloureuse. D'un coup de pied bien ajusté dans l'aine, elle le plia en deux. Puis, remontant de toutes ses forces ses deux mains réunies, elle lui cogna le menton avec une vigueur dont elle ne se croyait pas capable, et selon toute apparence, Dudau non plus. Il s'affaissa sur ses genoux. Elle le frappa sur la nuque et termina d'un coup de pied en pleine tête, avant que l'apprenti, plus que sonné, s'écroulât sur le sol. Elle resta un moment immobile, cherchant à reprendre le contrôle de son cœur qui battait la chamade et l'usage de ses jambes qui, tout d'un coup, se dérobaient. Elle s'avança en tremblant vers Aubin qui regardait la scène, incapable de bouger, mais conscient, et s'agenouilla. D'abord, de ses mains, elle palpa la colonne vertébrale de son frère en remontant en douceur vers le cou pour déceler d'hypothétiques hématomes ou déplacements. Elle avait tellement procédé ainsi avec les chevaux qu'elle le réalisa naturellement. Puis elle parcourut chacun des membres pour s'assurer que son défenseur n'avait rien de cassé, tandis qu'il suivait des yeux chacun des gestes de sa sœur. Elle saisit ensuite son visage à deux mains pour vérifier la mâchoire et la boîte crânienne.
— Peux-tu te relever si je t'aide ? demanda-t-elle, la voix incertaine.
Il acquiesça, encore incapable de parler. Bien mal lui en prit, car une douleur aiguë irradia dans son crâne, lui donnant envie de vomir. Ils durent attendre un moment que le martèlement de la tête d'Aubin se calmât, avant que, soutenu par Aila, son frère arrivât à se redresser. Il n'alla pas loin. La dizaine de mètres parcourus suffirent à son estomac pour se contracter et Aubin, accroché au bras d'Aila, en vida son contenu. Malgré son état, il lui vint l'idée saugrenue que faire la connaissance de sa sœur en se faisant battre, puis en vomissant, était fort éloigné de tout ce dont il avait pu rêver…
— Tu as été très courageux. Merci, Aubin, lui dit-elle.
La voix d'Aila semblait un murmure après toutes ces années de silence et deux ou trois larmes se mirent à couler de ses yeux, elle n'était qu'une petite fille de douze ans, après tout… Toujours incapable d'articuler un mot, il se contenta de lui serrer la main avec tendresse, heureux de voir, sur les lèvres de sa sœur, naître un sourire timide, que, malheureusement, il ne put lui rendre.
Le trajet vers l'écurie, l'un contre l'autre, leur parut très long et, par bonheur, ils ne croisèrent personne… Elle l'installa dans la pièce du fond et revint avec une pommade qu'elle étala avec légèreté sur les parties de son visage qui se teintaient de nuances violettes.
— Je te donne le pot. Pour l'instant, applique la crème trois fois par jour, précisa-t-elle. Une fois la sensibilité de l'hématome atténuée, tu masseras en profondeur et ta peau reprendra rapidement sa couleur normale. Et puis tu pourras en mettre également sur tes autres contusions.
Elle lui sourit à nouveau et il articulait avec peine un merci quand ses yeux, discernant une forme derrière Aila, s'agrandirent. Sa sœur remarqua son expression et, sans même se retourner, murmura :
— Bonjour, Bonneau, peux-tu me dire où est rangée la liqueur de Maël ?
— Là-haut, sur l'étagère de la maison.
— Je vais la chercher, expliqua-t-elle avant de disparaître de la pièce, laissant seuls Bonneau avec Aubin.
— Que t'est-il arrivé mon garçon ? demanda l'oncle des enfants, en s'accroupissant près de lui.
Son neveu déglutit, tandis que, reprenant les mêmes gestes qu'Aila, Bonneau palpait chaque partie de son corps.
— Dudau ! Il a voulu agresser ma sœur.
— Et tu l'as battu ?
Aubin remarqua le regard appréciateur de Bonneau, alors que, derrière lui, il croisait l'expression affolée d'Aila qui venait juste de revenir et qui semblait l'implorer de ne pas la mentionner.
— Non, ce n'est pas moi, souffla-t-il, tout en baissant les yeux.
— C'est moi qui l'ai mis à terre, avoua-t-elle.
Son oncle, interdit, se retourna et la scruta avec un froncement de sourcils.
— Ah ! se contenta-t-il de dire.
Puis, s'adressant à son neveu, il ajouta :
— Il faudra trouver une histoire bien ficelée pour éviter les ennuis avec Barou… Dudau t'a rossé et je suis intervenu. Nous en resterons là, pas la peine de mentir davantage. Je crois que Dudau préférera cette version à celle de s'être fait battre par une fille de trois ans sa cadette. De toute façon, Barou n'aimera pas cette anecdote et ce garçon ne fera pas de vieux os ici…
— Tiens, Aubin, voici une liqueur contre la douleur, expliqua-t-elle, en s'approchant de lui. Il en faut très peu, une petite cuillère, quatre fois par jour. Ne l'utilise que lorsque tu as très mal, car elle endort.
— Viens, mon garçon, dit Bonneau en se levant, je te ramène à Barou. En chemin, tu me guideras vers Dudau, je le récupérerai au passage.
Aubin, aidé ce coup-ci par son oncle, se redressa et lança un regard plein de regret vers sa sœur.
— Adieu, Aubin, je n'oublierai jamais ce que tu as fait pour moi.
— Non, pas adieu, Aila. À partir d'aujourd'hui, je reviendrai te voir. Je te le promets.
Chancelant sur ses jambes, le garçon repartit, avec le soutien de Bonneau.
Tout le monde, y compris Barou, goba l'histoire. Dudau fut renvoyé sur-le-champ, omettant de signaler qu'il avait tenté d'agresser la jeune fille et qu'elle l'avait mis hors service pour le compte.
La vie se poursuivit comme à son habitude, mais de manière bizarre et à intervalles réguliers, elle sentit le regard de son oncle s'attarder sur elle. Il n'avait posé aucune question à la suite de la bagarre, mais elle savait bien qu'il s'interrogeait. Elle fut sur le point d'aller s'expliquer avec lui. Néanmoins, habituée au silence, elle retourna dans son mutisme. Ainsi, personne n'apprit, à part Bonneau et Aubin, qu'elle avait reparlé…
Quelques mois plus tard, un matin, juste au premier rayon de soleil, alors qu'elle se promenait avant de regagner le château, Aila entendit un bruit derrière elle et, faisant demi-tour, découvrit son frère qui s'approchait.
— Bonjour, Aila ! Je pensais revenir te rendre visite plus tôt !
— Aubin ? Que fais-tu là ?
— Les entraînements sont repoussés et ne commencent que dans une heure… Je disposais d'un peu de temps devant moi, alors, en te voyant partir, je me suis dit que je pouvais bien sauter sur l'occasion de discuter avec toi. Je n'ai pas pu depuis…, enfin, depuis Dudau. Père ne me lâche plus d'une semelle. Avant, je passais mes journées à le suivre à la trace comme si j'avais peur de le perdre et, maintenant, c'est son tour, alors que je voudrais pouvoir prendre un peu le large…
— Tu t'exprimes plus que la première fois que nous nous sommes rencontrés !
— Sûr, ma mâchoire fonctionne de nouveau ! Et toi, tu n'as mis personne au courant que tu avais renoncé au silence, apparemment…
Modérément sur la défensive depuis l'arrivée d'Aubin, Aila se relâcha :
— Exact, il est plus facile de se taire…
— … que d'exprimer ce que l'on ressent ? Je sais…
Ils se sentaient tous les deux maladroits ; ils se détaillaient comme s'ils se voyaient pour la première fois, ce qui était presque le cas, se découvrant sans oser se rapprocher l'un de l'autre.
— Pourquoi veux-tu me connaître ? questionna Aila. Je ne dois pas faire partie des sujets de discussion préférés de ton père…
— Tout à fait, et il est inutile d'aborder ce problème. Malgré tout, tu es ma sœur… Et puis tous mes camarades parlent de toi ! Ma curiosité m'a poussé à savoir qui tu étais et pourquoi tu n'appartenais pas à ma vie.
— Ce n'est pas moi qui te l'apprendrai, je n'en ai aucune idée… Je crois qu'il est devenu ainsi le jour de ma naissance et tout le monde ignore pourquoi ou n'a daigné me le dire.
— Quelle bêtise ! Père aurait tenu un bien meilleur combattant que moi pour lui succéder, t'es fabuleusement forte pour te bagarrer !
Il poussa un grand soupir de tristesse et haussa les épaules de dépit.
— Oh ! t'es pas si mauvais que ça, mais, avec ta peur de blesser tes camarades, ça ne peut pas marcher, expliqua Aila d'une voix douce.
— Et comment tu sais cela ? relança-t-il, avec une pointe d'agressivité dans le ton.
— Parce que tu as aussi piqué ma curiosité et je voulais te voir. Tu es rapide et efficace… Tu pourras acquérir la force qui te manque avec de l'entraînement, mais te battre ne t'emballe pas vraiment et cela se sent…
— Alors que toi, t'as envie d'en découdre ! répliqua-t-il, moqueur.
— Oui, j'ai emmagasiné assez de haine pour cela !
Aila serra les dents.
— Oh !… Je comprends, je suis désolé. Je dois repartir maintenant, mais nous nous reverrons dès que je le pourrai, ajouta Aubin.
— Je te fais confiance et… j'en serai heureuse.
Ils se sourirent en se quittant. Ce fut ce jour-là qu'elle décida définitivement de reparler.
Le deuxième événement majeur advint deux ans plus tard. Bonneau devait transmettre un message important et revenir très rapidement avec une réponse. À nouveau, le pays frémissait sous de nouvelles querelles, intestines cette fois. Le courrier recelait un pacte de non-agression et de protection mutuelle entre Antan et le comté voisin de Melbour, ainsi que leur promesse d'allégeance au roi Sérain d'Avotour. C'était un premier pas essentiel pour lutter contre d'autres territoires, prêts à se retourner contre le royaume. L'oncle avait emmené sa jeune nièce, devenue une cavalière émérite, et en avait profité pour récupérer un nouveau kenda chez un marchand spécialisé de Melbour, la ville principale du comté du même nom. Il connaissait l'importance du courrier, mais n'avait pas envisagé, comme personne au château, que cette simple alliance aurait suscité autant de réactions. Sur le chemin du retour, à un jour de route d'Antan, ils se retrouvèrent encerclés par sept mercenaires, certains de les écraser sans le moindre problème. Comme Aila transportait le message destiné à Elieu, Bonneau lui proposa de s'enfuir, tandis qu'il les retiendrait.
« Non ! », fut sa seule réponse, avant d'ajouter de manière énergique :
— Passe-moi le nouveau kenda. Je devrais pouvoir faire quelque chose avec.
Il s'en saisit et le lui lança avant de s'emparer du sien. Le chef de leurs adversaires ricana.
— Tu crois pouvoir faire quoi avec ton petit bâton ?
— On y va, Bonneau ?
Son oncle faillit lui demander si elle se sentait sûre d'elle, mais il s'abstint, optant délibérément pour la confiance.
— On y va, Aila.
Tous deux poussèrent un cri sauvage, puis, éperonnant leurs chevaux, foncèrent sur les mercenaires qui leur barraient le passage. L'effet de surprise fonctionna. Leurs adversaires, stupéfaits, virent un vieux balourd et une fillette fondre sur eux à toute vitesse. Certains comprirent bien vite, et trop tard, leur douleur quand, d'un coup de kenda, ils se retrouvèrent à terre, piétinés par les montures nerveuses. À la première charge, Bonneau en dégomma deux et Aila, un. Le cercle rompu, l'oncle et sa nièce prirent la poudre d'escampette au grand galop. Le chef, sûrement le plus intelligent de la bande, s'était écarté de la bagarre. Rapidement, il regroupa ses hommes, les trois qui lui restaient, puis partit avec eux à la poursuite des fugitifs. Conscients de ne disposer que d'une avance relative, ces derniers forcèrent l'allure. Cependant, à ce train d'enfer, leurs chevaux fatigués ne tiendraient plus très longtemps et les mercenaires ne tarderaient pas à les rattraper ; il fallait trouver une autre solution…
— Bonneau, par là ! cria Aila qui lui montrait un mur de végétation, sur leur flanc droit.
Ils dissimulèrent les montures derrière un bosquet, puis elle sortit un arc qu'elle assembla à toute vitesse, preuve d'une expérience ancienne, et se positionna pour tirer sur leurs ennemis, sous le regard médusé de son oncle.
— Tu peux me donner les flèches, je n'ai pas le temps d'installer mon carquois, demanda-t-elle, lui désignant les six qui dépassaient de son sac.
Bonneau acquiesça. Concentrée, elle décocha une première fois, réarma en un clin d'œil la flèche tendue par son oncle et deux des mercenaires s'écroulèrent sur le sol, tandis que les deux autres, encore debout, s'éclipsèrent très vite dans les sous-bois, hors de leur vue.
— Non ! Je n'ai pas tué le chef ! C'est le plus malin d'entre eux, il a échangé son chapeau avec un autre ! Que faisons-nous maintenant ? Avec leurs arcs, ils ne se feront plus surprendre…
Il la regardait fixement ; il hésitait visiblement entre exploser et soupirer. Préférant la seconde solution, il soupira, puis murmura :
— Je conviens que le moment est mal choisi, mais depuis quand sais-tu tirer avec cette arme ? Depuis quand possèdes-tu un arc démontable, matériel d'une grande rareté, il me semble ? Depuis quand sais-tu te battre au kenda ?
— Bonneau, je comprends que tu puisses être en colère. S'il te plaît, je t'expliquerai tout plus tard, c'est promis, supplia-t-elle.
Il inspira à pleins poumons.
— Laissons les chevaux ici. J'espère que tu parviendras aussi à te mouvoir sans bruit et que tu te tiendras prête à tuer de nouveau…
Aila rougit sans répondre, puis acquiesça. Ils s'éloignèrent d'une courte distance et s'accroupirent, cachés derrière un petit bosquet, aux aguets. Son oncle murmura :
— Comme nous n'irons pas à eux, ils viendront. Arme ton arc et attends mon signal. Tu me laisses le chef, c'est compris ?
Un regard sévère ponctua sa phrase et elle opina.
Le temps s'écoula. Ils restèrent immobiles et silencieux, tandis qu'Aila s'ankylosait progressivement. Le jour commençait à baisser quand un bruit léger se fit entendre sur leur droite. Ni l'un ni l'autre ne bougèrent. Plus rien ne se passa pendant de longues minutes, excepté l'attente et le crépuscule qui installait ses ombres de plus en plus grandes sur la forêt.
— On pourrait déjà abattre leurs chevaux, suggéra le murmure d'une voix.
L'éclat d'une flèche apparut dans la lumière du soleil couchant et Bonneau effleura Aila qui tira où elle estimait la présence de l'archer. Un cri léger vibra dans l'air et sa flèche chut, suivi d'un corps, dans un bruit de plus. Elle s'aperçut que son oncle avait disparu. En revanche, devant elle, se tenait le chef des mercenaires, son Épée pointée sur elle, plus exactement sur sa gorge. Elle était piégée…
— Adieu, ma belle, lui dit l'homme, qui ricana.
Dans un geste désespéré, elle plongea sur la droite, sentant au passage la pointe de l'arme lui érafler la peau, puis son sang chaud s'écouler de la blessure.
— Viens, Aila, nous pouvons repartir, assura la voix de Bonneau.
Elle émergea du bosquet et jeta un coup d'œil à son oncle qui enlevait son couteau du cœur du dernier mercenaire avant de l'essuyer.
— Et cela aussi, tu sais le faire, lancer un poignard ?
Elle secoua la tête.
— Alors, je t'apprendrai, mais pour l'instant, je vais te soigner pour que la vilaine estafilade que je distingue sur ton cou ne devienne pas une affreuse cicatrice.
Bonneau finissait de déposer des branches dans le feu. Ils avaient trouvé une petite cabane, perdue en pleine forêt et bien dissimulée, à une distance convenable du lieu du dernier affrontement. Il partagea avec la jeune fille quelques lanières de viande séchée, du fromage et du pain.
— À présent, tu connais la profonde émotion qui te submerge quand le spectre de ta propre mort survient, c'est un moment d'une incroyable intensité dans la vie d'un être humain, inoubliable… Après, on choisit son existence en fonction de son expérience. À quoi as-tu pensé ?
— À maman. Je me suis demandé si elle au moins serait fière de moi…
— Elle le serait. Ta mère était une personne hors du commun. Elle aurait admiré sa fille qui devenait une femme comme elle.
— Mais elle n'agissait pas comme un Assassin ! répliqua Aila avec vivacité.
— Si. Quand ton père l'a sauvée, elle a tué un homme qui avait échappé à notre vigilance et qui menaçait Mélinda. Au château, tout le monde l'ignora et cela demeura notre secret.
— Et tu l'as su parce que tu étais là-bas, c'est ça ?
— Oui.
— Et vous êtes deux à vous être épris de la même femme ?
Bonneau fixa sa nièce, étonné de sa perspicacité.
— Oui, elle l'a vu en premier. Mille fois, j'ai imaginé que, posant son regard en premier sur moi, elle serait tombée amoureuse de l'homme que j'étais…
Il soupira avant de continuer :
— … mais ce n'était qu'un rêve. Ils étaient faits l'un pour l'autre…
— … et la raison pour laquelle tu ne t'es jamais marié ? et que tu m'as recueillie ?
Elle leva vers lui ses grands yeux noirs, dévorés par le désir de savoir.
— Oui, oui et non… Au début, je me suis occupée de toi pour lui faire plaisir, mais plus après. Ce fut un choix que je n'ai jamais regretté. Tu es l'enfant que je n'aurai jamais et tu es sa fille, le petit plus qui compte énormément… Et tu es, Aila, une personne extraordinaire. Alors, où as-tu appris à tirer à l'arc ?
— Aubin… Dame Mélinda et lui me l'ont offert comme cadeau pour un de mes anniversaires, un petit secret entre nous…
— Et pour le kenda ? Je suppose que me regarder et t'entraîner avec discrétion a suffi.
— Je t'observe depuis que je suis petite alors, dans ces conditions, t'imiter m'a paru un jeu d'enfant…
— Et risquer ta vie ? Tu as appris cela où ?
— Que veux-tu mon oncle ? rétorqua-t-elle d'une voix acerbe. Quand tu es la fille d'un homme qui ne t'a jamais reconnue, que trop de gens te considèrent comme un rebut parce que le grand héros possède sûrement des raisons d'agir ainsi, que tu es certaine d'être la combattante qu'il recherche et que, malgré ceci, jamais il ne posera le moindre regard sur toi…
Sa voix se cassa. Des larmes se mirent à couler sur ses joues. Bonneau se leva pour se détourner et la laisser à son chagrin, mais, au dernier moment, il se ravisa :
— Ton père n'est qu'un homme. Et ce n'est que ton père… Près de toi, beaucoup de personnes t'ont entourée, aimée et ont donné énormément à une fille qui n'était pas la leur. Ils ne méritent pas ton dédain, juste ton estime. Tu as le devoir d'être à la hauteur de leur dévouement !
Il entendit un sanglot léger, puis, tournant les talons, il ajouta, avant de disparaître dans l'obscurité :
— Tuer pour la première fois n'est pas si facile, prends ton temps pour le digérer… Nous commencerons à te faire travailler dès notre retour.
Rentré au château, son oncle ne lui parla plus jamais de ce qui s'était passé. Il entreprit son entraînement devenu intensif, corrigeant ses défauts, perfectionnant sa perception, son acuité, son niveau d'analyse et complétant par tout ce qu'il pouvait lui apprendre…
À partir de ce jour, la vie d'Aila s'accélérera. Rythmée par le son des cloches qui carillonnaient toutes les deux heures, de six heures du matin à vingt-deux heures, la jeune fille répétait les mêmes activités auxquelles s'ajoutaient les exercices particuliers que Bonneau lui recommandait, chaque soir. De plus en plus souvent, elle partait en mission avec lui et, quelquefois, ils rencontraient des bandits ou des ennemis. Les tuer n'était pas toujours nécessaire, mais, quand elle le devait, elle les abattait sans hésitation. Elle passait également du temps avec Mélinda et ses filles à parcourir les villages voisins pour donner du pain et de l'attention. Cependant, elle y consentait à contrecœur, sans bien comprendre pourquoi… Aila s'était spécialisée dans les soins grâce à sa connaissance des chevaux et des plantes. Elle continuait aussi ses séances avec Hamelin et découvrait de nouveaux livres, des histoires insolites, surtout celles des fées qu'Hamelin, à sa grande surprise, vénérerait. Elle, qui lisait et comptait sans problèmes, ne voyait vraiment pas pourquoi Hamelin insistait tant pour qu'elle ingurgitât sa bibliothèque entière. Enfin, pas tout à fait, il y avait ce coin particulier où le mage n'allait jamais chercher le moindre ouvrage, assurément ceux qui traitaient de la Magie des Fées… Docile, elle attendait que son heure fût venue de découvrir ces œuvres interdites, mais comme, selon elle, les fées n'existaient pas et leur magie non plus, elle ne ressentait aucune impatience. Elle aimait ce moment de paix et de solitude où elle approfondissait ses connaissances sur les plantes et pénétrait dans les légendes de tous les pays. Jamais elle n'aurait osé l'avouer, mais l'histoire du Prince Noir et de La Dame Blanche l'émouvait singulièrement, comme celle des amoureux pris au piège dans un cercueil de cristal pour l'éternité au fond d'un lac lointain. Jusqu'à présent, elle n'avait jamais rêvé d'un chevalier dont elle pût devenir la dame, mais, depuis quelque temps, cela arrivait… Malheureusement, les seuls garçons — son frère et le personnel du château — qui l'approchaient ne risquaient pas de créer de battements de cœur incontrôlés. Les autres, voués corps et âme à Barou, n'auraient même pas daigné porter un œil sur elle. Ah ! si, sauf un ! ce gamin qu'elle avait croisé pendant une année avant qu'il ne disparût définitivement de son chemin. À chaque rencontre, il la saluait en souriant, de toute évidence pour s'amuser à ses dépens. À cela aussi, elle avait survécu. En revanche, se révélait plus ardu de résister à la dernière lubie de Mélinda, qui, voyant la jeune demoiselle poindre sous la combattante, avait décrété de modifier sa garde-robe pour le moins masculine. La châtelaine lui offrit jupes et corsages, et, pour son quinzième anniversaire, une magnifique robe comme celle de ses filles. Évidemment, ce nouvel accoutrement ne se montrait guère pratique pour chevaucher. Alors, pour ne froisser personne, Aila se résolut à couper ses jupes par le milieu, devant et derrière, puis à les recoudre par le centre pour former comme un large pantalon : aspect jupe au repos et avantage d'un pantalon pour tout le reste ! Quand Mélinda découvrit la supercherie, Aila craignit un instant sa réaction, mais, égale à elle-même, la châtelaine posa sur elle ce regard toujours plein de gentillesse et de bienveillance, ajoutant, d'un air coquin… :
— As-tu fait subir le même sort à la robe de bal que je t'ai offerte ?
Aila rougit jusqu'aux oreilles.
— Oh ! non, dame Mélinda, je n'aurais jamais osé…
— Dis-moi, est-ce que cette tenue est confortable ?
— Oh ! oui ! C'est vraiment pratique pour monter à cheval.
— Alors, je devrais peut-être essayer !
Derrière elle, Amandine, Blandine et Estelle, les demoiselles du château, pouffaient discrètement, en lançant un regard complice à Aila.
Et ce fut fait. Mélinda et ses filles utilisèrent des « jupes Aila » pour toutes les activités en extérieur. Leur entourage s'en amusa et cette légèreté répandit un bienfait dans le cœur de tous, surtout quand cette nouvelle mode dépassa même les limites d'Antan !
Le pays allait de mal en pis. La fréquence des querelles entre les comtés augmentait de manière significative, comme si chacun attendait juste que son voisin tournât le dos pour le trahir et le poignarder. À nouveau, les Hagans se manifestaient aux frontières, conscients de la fragilité du royaume, profitant de la faiblesse des uns et de la perversité des autres. Comme une ombre malfaisante, l'insécurité régnait partout, tandis que se profilaient déjà de grands malheurs qui ne sauraient être conjurés. Elieu partait souvent, accompagné d'hommes fiables, pour essayer de sauver ce qui pouvait l'être, mais les habitants du château s'inquiétaient à juste titre. Un soir, une nouvelle les plongea tous dans une profonde affliction : un Assassin avait voulu tuer le souverain Sérain d'Avotour. Tragiquement, si le roi survécut, ce furent sa femme et sa dernière-née qui moururent dans ses bras, à sa place. Un deuil d'une semaine fut décrété dans le comté d'Antan. Mélinda semblait encore plus touchée que les autres et son expression bouleversée n'avait pas échappé à Aila, qui, profitant d'un instant de liberté, alla toquer à sa porte. Un long moment s'écoula avant qu'une voix l'invitât à entrer. Elle poussa le battant timidement et perçut tous les efforts que la châtelaine déployait pour lui offrir une apparence normale.
— Que désires-tu, Aila ?
La jeune fille se sentit toute bête. Mais quelle mauvaise fée l'avait donc amenée ici ?
— Je venais voir si je pouvais vous aider en quoi que ce soit, vous semblez si malheureuse…
Le visage de Mélinda se décomposa d'un seul coup et ses yeux se remplirent de larmes. L'instant d'après, ces dernières se mirent à couler sans retenue le long de ses joues. Aila s'approcha et, d'un geste tendre, entoura la châtelaine de ses bras, restant silencieuse comme elle savait si bien le faire, petite fille. Mélinda sanglota sans bruit, puis elle se reprit et serra avec vigueur Aila contre elle avant de s'en écarter, lui tenant les mains.
— Que j'aimerais qu'Efée soit encore là, soupira-t-elle, elle me manque tant… Elle était mon amie depuis l'enfance et nous avons tellement partagé. Alors, quand tu es entrée, l'espace d'un instant, j'ai cru que c'était elle. Tu es tout son portrait, juste un peu plus élancée, peut-être : ton intonation, tes yeux et tes cheveux noirs, cette démarche énergique inimitable, cette façon que tu as de fixer les gens comme si tu voyais à travers eux tout ce qu'ils sont incapables d'observer eux-mêmes. Il existe tant d'elle en toi… C'était une femme exceptionnelle et tu ne te doutes même pas, ni Barou d'ailleurs, à quel point. Tu es redoutable, Aila, et elle serait si fière de toi.
Jamais Mélinda ne lui avait parlé de sa mère avec autant de passion. La jeune fille connaissait leur amitié, mais elle pressentait autre chose qu'apparemment Barou ignorait également… La châtelaine continua son histoire :
— Tu t'interroges sur la cause de mon immense chagrin. La reine qui est morte était ma sœur et la petite fille, ma nièce.
Aila ouvrit les yeux, réussissant de justesse à retenir un cri de stupéfaction. Elle laissa Mélinda poursuivre :
— À part sire Elieu, tous ignorent que je suis issue de la famille royale et, surtout, personne ne doit l'apprendre. J'ai quitté la cour d'Avotour il y a bien longtemps et je ne veux en aucun cas y remettre les pieds ! Chez moi, c'est ici, en Antan…
Mélinda ne regardait plus Aila ; elle parlait comme pour elle-même, fixant le ciel à travers la fenêtre.
— Efée était ma garde du corps et elle se battait comme un chat sauvage, avec grâce et énergie…
Mélinda se tourna vers elle, guettant la réaction de la jeune fille. Aila sentit son cœur s'emballer : sa mère, une combattante ! Le sol se déroba sous ses pieds.
— Assieds-toi, Aila.
La châtelaine lui désigna un fauteuil voisin du sien. La jeune fille s'y laissa choir plus qu'elle s'y assit, saisit sa tête entre ses mains, essayant de reprendre ses esprits. L'émotion la submergeait. Sa mère, qu'elle avait toujours imaginée comme une femme douce et féminine, frêle et fragile, tout l'opposé d'elle, était en fait une guerrière ! Mais pourquoi personne ne le lui avait-il dit avant ? Et elle ressemblait à sa mère ! Cette découverte la bouleversait… Aila, rejetée par son père, avait recherché désespérément un héritage familial. Et tout d'un coup, de la façon la plus inattendue qui fût, elle le recevait, hésitant entre l'incrédulité et l'envie de sauter au plafond ! Elle ressemblait à sa mère ! Elle en était sa digne fille ! Enfin, elle discernait, pour la première fois de sa vie, ce sentiment d'exister vraiment, de devenir une personne à part entière, de s'identifier à quelqu'un, d'être rattachée à une famille… Jamais elle n'avait ressenti cela avec autant d'intensité. Levant la tête vers Mélinda, elle articula avec peine :
— Pourquoi aujourd'hui ?
Mélinda l'observa avec gravité.
— Parce que la fragilité de notre monde croît et que, bientôt, nous devrons compter sur des femmes comme toi. Parce que j'entends tenir jusqu'au bout les promesses faites à ta mère, quoi qu'il m'en coûte, et que te dire toute la vérité en fait partie, même si ce n'est qu'une première étape…
— Comment se fait-il que lui ne le sache pas ? demanda Aila qui pensait à Barou.
— À cause d'un amour infini… Jamais ta mère n'aurait pris le risque de blesser son époux qu'elle aimait profondément en s'affichant comme son égale ou presque. C'était lui son héros, elle était devenue la femme du héros par amour. Ce fut son choix, mais j'ai manifesté mon désaccord avec elle ; plusieurs fois, nous nous sommes disputées à ce sujet. J'acceptais mal de la voir s'effacer derrière un homme, même si celui-ci était Barou. Puis j'ai fini par respecter sa décision. Elle voulait vivre comme les autres épouses, être une mère et ne plus songer à ces combats qu'elle ne supportait plus…
— Comme Bonneau…, murmura Aila pour elle-même.
Mélinda l'entendit :
— Je me suis toujours demandé si Efée serait tombée amoureuse de Bonneau si c'était lui qu'elle avait aperçu en premier au lieu de Barou… Enfin, je crois que non, ce fut Barou parce que ce devait être lui…
Aila esquissa un sourire en écoutant ses propos. Bonneau s'était posé la même question devant elle et avait fini par donner la même réponse. Elle se racla la gorge :
— Dame Mélinda, pourquoi a-t-elle accepté qu'il m'ignore ? M'aimait-elle moins que lui ?
Les larmes, qu'elle avait réussi à retenir jusqu'à présent, lui brûlèrent les yeux. Mélinda soupira. De nouveau, elle se dirigea son regard vers la fenêtre comme si la vue du ciel l'attirait plus que tout, avant de se retourner vers Aila.
— Je me suis souvent posé la question avant qu'elle ne me donne la réponse… Notre amitié n'était pas exempte de heurts et il nous arrivait de nous opposer sur des sujets comme celui-là. Elle restait inflexible quand elle avait pris une décision… Je peux juste partager ceci avec toi, même si tu ne peux la comprendre aujourd'hui : un jour viendra où son amour pour toi dépassera celui qu'elle éprouvait pour son héros et, ce jour-là, ce sera le monde de Barou qui chancellera, plus le tien…
Le silence s'installa dans la pièce. Aila occupa son regard à détailler la chambre si dépouillée. Au centre trônait un lit tout simple, orné d'une grosse couette de plumes, bien chaude, aux couleurs passées. Le baldaquin avait disparu, elle s'en souvenait pourtant. De même, elle remarqua que d'autres éléments de décoration manquaient, dont la magnifique desserte en marqueterie qu'elle avait admirée tant de fois, étant petite… Elle ouvrit la bouche pour questionner Mélinda à ce propos, mais croiser son regard l'en dissuada. Elle décida de se retirer et salua la châtelaine.
— Aila ! Un dernier mot…
Elle se retourna et attendit. Mélinda reprit :
— Barou est un homme auquel je voue la plus grande estime. Il ne s'est jamais douté de ce que ta mère s'était imposé à elle-même, je voulais que tu le saches. Si son comportement reste incompréhensible envers toi, il n'en demeure pas moins un être cher à mon cœur et, si je dois un jour le blesser, seul le devoir me guidera et non la haine… Maintenant, tu peux retourner à tes occupations.
L'espace d'un instant, Aila scruta les yeux de la châtelaine avec attention, avant de sortir, refermant la porte sur ces énigmatiques paroles…
Yogir ronflait… Pas trop fort, juste de quoi faire comprendre à d’éventuelles oreilles indiscrètes que l’homme censé surveiller la porte des temps s’était une nouvelle fois assoupi à son poste. Mais qui pouvait l’en blâmer ? À quoi servait le gardien d’un accès que personne n’empruntait jamais, ni dans un sens ni dans l’autre ? L’histoire l’expliquait clairement : les Guerekéens en avaient perdu la maîtrise depuis si longtemps qu’ils avaient oublié depuis quand. D’ailleurs, qui pouvait affirmer qu’ils avaient, un jour, possédé celle-ci ? Personne. En résumé, uniquement un peuple ayant perpétué cette tradition aurait encore pu parvenir jusqu’à eux. Or ces ultimes connaissances devaient s’être définitivement effacées, puisque cette entrée originale n’avait plus amené quiconque depuis des siècles, voire peut-être des millénaires. Là encore, tout le monde ignorait ce qu’il en était réellement. En outre, la porte avait-elle déjà fonctionné ? Un simple coup d’œil dans sa direction informait quiconque qu’elle ne ressemblait en rien à celle active décrite par la légende qui, telle une onde miroitante, libérait des vagues concentriques comme celles créées par un poisson à la surface d’un lac. Or, à l’endroit précis où elle s’élevait, seule une paroi rocheuse exposait au regard son aspect peu commun. Elle apparaissait lisse, comme polie à la main par le plus fin des grains, mais rien de plus, ni lueur ni mouvement. Dans la petite salle au piètre éclairage, elle se dressait presque aussi sombre que les deux pierres ténébreuses qui l’encadraient, des pavés parfaits aux angles vifs et à l’éclat furtif, deux silhouettes immobiles, quasi menaçantes, sauf pour Yogir ; elles représentaient les uniques compagnes de ses longues journées de théorique vigilance.
Gagné trop souvent par un ennui sans limites, le vieil homme résistait de plus en plus mal à la dérive de son attention. Ce jour-là, engourdi par une irrépressible torpeur, il sombrait petit à petit au pays des songes ; soldat depuis son plus jeune âge, il avait beaucoup payé de sa personne tout au long de son existence. Ainsi, il avait enduré les hivers rigoureux, sous une neige épaisse, sur d’étroits chemins de ronde battus par des vents glaciaux, et les étés régulièrement caniculaires, où le moindre geste le mettait en sueur, sans parler des pénibles tâches quotidiennes à effectuer. Dans cette forteresse, pourtant monumentale, les habitants, guère nombreux, devaient s’occuper intégralement de l’entretien de celle-ci ; chacun adoptait différents emplois au fur et à mesure des nécessités. Engagé dans la garnison, il s’était retrouvé à bâtir des murs, à faucher le foin ou couper du bois, voire à le transporter et le ranger, des travaux contraignants auxquels il avait vaillamment résisté et pour lesquels il avait reçu une récompense au-delà de toute espérance. Devenir le gardien de la porte représentait le vœu de tant d’hommes et, cependant, n’existait qu’un seul élu : lui… Quelle n’avait pas été la fierté de sa famille et la sienne le jour de sa nomination ! De plus, à sa mort, une petite rente continuerait d’être versée à sa veuve et il appréciait l’idée de laisser sa femme, nettement plus jeune que lui, à l’abri des difficultés financières. Mais, pour l’instant, il ne songeait pas à tous ces avantages. Installé sur son banc, négligeant l’objet de sa surveillance, son esprit avait déserté la pièce… Le dos calé contre le mur et la tête soutenue par ses mains accrochées à sa hallebarde, Yogir sommeillait, alors que ses yeux légèrement entrouverts maintenaient l’illusion d’une attention focalisée sur la paroi. Quiconque l’aurait observé à cet instant, sans naturellement entendre ses ronflements réguliers, aurait pensé qu’il veillait jalousement sur cet emblème guerekéen. Mais il n’en était rien, il dormait bel et bien, les paupières à demi closes. Cette incroyable faculté lui avait souvent servi, tandis qu’il montait la garde sur les remparts, pendant ces nuits bien trop longues pour résister à l’envie de somnoler. Il en aurait plutôt ri, mais, finalement, avait préféré ne pas s’en vanter, bien conscient que dévoiler son aptitude aurait pu compromettre sa tranquillité, et encore plus sa promotion. Par malchance, seule sa femme, ayant rapidement compris son subterfuge, ne se laissait plus berner depuis des années par son apparente vigilance trompeuse. Plus d’une fois pendant ses jours de repos, elle était venue le secouer pour le remettre au travail quand elle le découvrait assoupi, alors qu’il aurait dû être en pleine activité. Cependant, futée, elle avait également tenu sa langue, de sorte que le secret de son mari n’avait jamais été éventé.
Yogir ne sut pas exactement ce qui le dérangea, un changement de luminosité peut-être ou l’impression d’un mouvement furtif, mais son équilibre précaire bascula et, après un bref moment pour se reprendre, les paupières grandes ouvertes à présent, il entraperçut un miroitement qui s’atténuait sur la porte. Aussitôt il se frotta les yeux avant de les rouvrir et de retrouver celle-ci comme à son habitude, sombre et inerte. Ses sens avaient dû être trompés. Par acquit de conscience, son regard balaya lentement la pièce de taille moyenne, de base rectangulaire. À une extrémité, celle-ci contenait le banc sur lequel il était assis et la porte des temps à l’autre. Entre elle et lui, en longeant le mur droit, se succédaient l’accès aux couloirs du château d’Orkys condamné par un solide vantail en bois, une lourde chaîne pendant le long de la paroi, puis, presque dans le coin de la salle, un large bahut vermoulu auquel personne n’osait plus toucher de peur de le voir s’effondrer à la moindre secousse. Du côté gauche, seuls deux fauteuils attendaient d’éventuels visiteurs qui, depuis la mort de Lothan, le père du roi actuel, restaient désespérément vides. Auparavant, l’ancien souverain, passionné par cet énigmatique trésor souterrain, venait souvent méditer en ce lieu, son regard fixé sur la porte, comme s’il lui suffisait de l’observer avec attention pour la réveiller, ou simplement en percer les mystères, ou encore prévoir l’impact sur le présent de changements effectués dans le passé. Cependant, depuis son décès, son héritier, Kerryen, dédaignant ces considérations métaphysiques, ne mettait jamais les pieds ici.
Toujours insatisfait, Yogir finit par se lever, puis, frôlant les sièges, jeta un coup d’œil plein d’envie vers leurs coussins moelleux. Qu’il devait être agréable de piquer un petit somme aussi confortablement installé ! Régulièrement, ce désir revenait le caresser, principalement, lorsque les os de sa vieille carcasse commençaient à le faire trop souffrir. Jusqu’à présent, malgré la faible probabilité d’être surpris, il n’avait jamais osé céder à la tentation, même quand elle lui tenaillait l’esprit, certain que, découvert, la nouvelle se répandrait jusqu’aux oreilles du roi et que les siennes vibreraient sous la colère de ce dernier ; ses tympans n’y résisteraient pas. Tout le monde connaissait Kerryen, un homme juste, mais emporté, qu’il fallait mieux brosser dans le sens du poil plutôt que l’inverse. Le souverain pouvant se montrer sans pitié, la punition envers celui qui aurait failli serait exemplaire et le garde ne pouvait prendre le risque de perdre sa précieuse charge. Son rapide tour d’horizon terminé, Yogir se rassit, rassuré. Finalement, il avait tout rêvé, le changement de luminosité et l’onde miroitante sur le mur. Pourtant, de retour à sa place, son cœur se remit à tambouriner de plus belle dans sa poitrine. Non, par les vents d’Orkys, il n’avait rien imaginé ! Voici que le souvenir d’une lueur diffuse réapparaissait devant ses yeux comme s’il la voyait encore. Peut-être devenait-il trop vieux ou trop émotif… De plus, s’il ne possédait rationnellement aucune raison de s’inquiéter, pourquoi cette oppressante sensation de malaise persistait-elle en lui ? Il passa sa langue sur ses lèvres desséchées et se dit qu’un petit coup à boire ne lui ferait pas de mal… Tandis qu’il cherchait à se lever, ses jambes peu assurées se dérobèrent sous lui et il retomba lourdement sur le banc, plutôt mécontent de se sentir à ce point atteint par une étrange impression. Pour se redonner du courage, il commença à se parler à mi-voix dans la salle silencieuse.
— Allez Yogir ! Y’a personne dans cette pièce, tu vois bien, il ne s’est rien passé ! Si quelqu’un avait voulu t’égorger, y’a longtemps que tu s’rais mort. Je t’accompagne, on va se refaire une inspection tous les deux, et après, on ira s’en jeter un, histoire de se requinquer…
Ses yeux balayèrent lentement le lieu une nouvelle fois. Seul, hors de sa perception, persistait le petit coin d’ombre entre le bahut branlant et le mur, mais, dans un espace aussi étroit, personne ne pourrait évidemment se cacher sans dépasser, et sûrement pas un assaillant de grande taille. En conclusion, si un ennemi avait pénétré, il ne devait pas être bien gros. Décidé à se conduire à la hauteur de son devoir, Yogir focalisa ses pensées sur le précieux godet qui achèverait de le remettre en forme une fois le tour de la salle terminé. Peu rassuré, il se força à se lever et, sa hallebarde en position d’attaque, parcourut la courte distance qui le séparait du meuble. Passant devant ce dernier, l’idée de boire un petit coup l’amena à oublier toute prudence, il posa son arme, puis ouvrit d’une main experte la porte, riant intérieurement de son secret si bien gardé. En dépit de son apparence miteuse, le buffet résistait vaillamment à son ancienneté, en tout cas assez pour abriter une réserve de spiritueux et de vins sur laquelle sa douce femme ne tomberait pas. Non pas qu’il en abusât, mais, comme son épouse lui en refusait la moindre goutte à la maison, ce moyen lui permettait de s’offrir un plaisir de temps à autre en toute discrétion. Et, là, avec toutes les émotions qu’il venait de vivre, ce remontant lui semblait amplement mérité. Il sortit son verre et, après un instant d’hésitation, renonça à sa piquette habituelle pour de l’eau-de-vie de prune. Un breuvage un peu plus fort gommerait définitivement son appréhension. Connaisseur, il avala l’alcool à petites gorgées, claquant la langue de satisfaction entre chacune. Ragaillardi, il se sentit prêt à examiner le petit coin d’ombre sur la gauche du meuble. Son très rapide coup d’œil n’y discernant rien, il retourna lentement vers son banc et reprit la pose. De nouveau assis, son regard erra sur la pièce et, progressivement, son sourire de contentement s’effaça de son visage. Non, il venait d’en prendre conscience, il n’avait toujours pas effectué sa tâche correctement. Encore une fois, le battement de son cœur s’accéléra à la simple idée de devoir se relever et d’y repartir. Ce petit coin dans l’angle apparaissait si sombre dans cette salle tout aussi obscure que, sans un apport supplémentaire de clarté, il n’y distinguerait pas un chat noir roulé en boule. Poussant un soupir de résignation, après avoir réuni toute sa volonté pour agir, il se redressa une nouvelle fois, saisit sa hallebarde d’une main et, de l’autre, décrocha la torche la plus proche. Ce coup-ci, sa vérification devenant complète, il établirait, sans aucun doute possible, que cette zone emplie de ténèbres ne contenait absolument rien. Ensuite, toutes ses sensations aussi farfelues que désagréables pourraient disparaître. D’un pas moins vaillant qu’il l’aurait voulu, il avança vers le fameux recoin d’ombre et, dans un dernier effort, l’éclaira. Sa bouche s’ouvrit toute grande, tandis qu’il manquait de lâcher sa lumière. Par tous les vents d’Orkys, qu’est-ce que ça pouvait bien être ? Pétrifié, il laissa ses yeux fixés sur la chose d’apparence humaine, totalement recroquevillée sur elle-même, au point qu’il n’en voyait que des cheveux mal taillés à l’allure broussailleuse…
— Hélà ! Hélà ! T’es quoi, toi ? murmura-t-il en bousculant légèrement la silhouette de l’extrémité de sa hallebarde.
Dans un gémissement, la masse enchevêtrée se resserra encore plus sur elle-même. Si Yogir ressentit l’urgence de se servir un deuxième verre, son sens du devoir prit le dessus, il recula lentement, sans quitter du regard l’angle de la pièce, son arme prête, à présent, à transpercer cet éventuel assaillant. Arrivé près de l’accès au couloir, il lâcha sa torche sur le sol et, de sa main libérée, actionna la lourde chaîne, tirant sur elle de toutes ses forces à gestes répétés. Au même moment, résonnèrent dans le château deux carillons puissants, un proche et un lointain. Inconscient du temps qui s’écoulait, il s’acharna à sonner l’alerte, son attention rivée sur le bahut, ses oreilles assourdies par le bruit ambiant, au point de ne pas remarquer l’ouverture de la porte en chêne derrière lui. Il sursauta violemment quand une poigne ferme l’arrêta dans son mouvement. Sur le point de repousser l’attaquant, quelques secondes lui furent nécessaires avant d’identifier celui qui maintenait son bras. Devant lui se dressait un homme grand, aux tempes légèrement grisonnantes et aux iris d’un bleu foncé, ses doigts serrant la poignée de son épée. Enfin, le gardien lâcha la chaîne, tandis que l’écho d’un ultime tintement retentissait toujours entre les murs de la forteresse. Les yeux du nouvel arrivant balayèrent la pièce dans laquelle d’autres soldats tenaient leurs lames en position de défense, puis le roi interrogea Yogir.
— Que signifie ton appel ? M’aurais-tu dérangé pour rien ?
Derrière son ton à peine aimable grondait une menace peu rassurante.
— Sire, je vous jure, je l’ai aperçu, là-bas, entre le buffet et la paroi, balbutia le garde encore plus ébranlé depuis l’apparition de la troupe.
— Qu’as-tu vu ? insista Kerryen, de moins en moins amène.
Yogir secoua la tête, incapable de s’expliquer, mais, se baissant, il ramassa la torche pour la tendre au souverain qui la saisit d’un geste brusque. Son regard sévère posé sur lui, Kerryen comprit qu’il n’obtiendrait aucune information cohérente du vieil homme, visiblement bouleversé. Vaguement énervé d’avoir dû suspendre son entraînement quotidien pour venir ici, il serra les dents, se demandant si son soldat n’aurait pas trop abusé de l’alcool, son haleine empestant l’eau-de-vie de prune. Sans crainte, parce que la porte conservait son allure habituelle, l’épée levée par prudence, il se rapprocha du meuble. Une partie de lui espéra simplement que Yogir n’avait pas déniché un animal quelconque, tel un gros chat, qui serait parvenu à entrer en même temps que lui dans la pièce et en ferait la risée du château ; le pauvre ne s’en remettrait pas.
— Kerryen ! Que se passe-t-il ?
Le roi retint un léger soupir en reconnaissant la voix de celle qui l’avait élevé après la mort de sa mère, Ashabet, dont elle était la sœur cadette. De façon regrettable, cette dernière s’était octroyé le droit d’envahir son espace aux moments les moins opportuns de sa vie, comme celui-là.
— Inou, te voilà… Je l’ignore encore, mais, en revanche, reste derrière moi tant que la zone ne sera pas sécurisée. Rejoins Yogir pendant que je découvre de quoi il retourne.
En plus d’être sa tante, cette femme occupait l’indispensable rôle d’intendante de la forteresse et, excepté sa petite taille, tout, dans son allure déterminée et énergique, démontrait sa fonction et les prérogatives associées. Des formes arrondies et des cheveux noirs perlés de nombreux fils blancs coiffés en un chignon sévère contribuaient à renforcer l’indiscutable autorité qu’elle dégageait. Si elle opina pour lui faire plaisir, Kerryen ne fut pas dupe ; à la moindre idée qui traverserait son cerveau, elle agirait exactement selon ses envies, dès qu’il aurait tourné le dos, voire avant… Il était le souverain ici et tous lui obéissaient, sauf elle. Malheureusement pour lui, elle se comportait encore comme s’il venait tout juste de fêter ses sept ans. Régnant sur le Guerek depuis une douzaine d’années et secondant son père depuis bien plus longtemps, il aurait aimé de sa part un peu plus de considération, principalement en public. Cependant, rien ne changeait. Elle persistait à le regarder comme un gros bébé joufflu ou un adolescent récalcitrant, et n’en faisait qu’à sa tête, évidemment sans son accord royal. Sensé, il évitait depuis toujours de lui donner des ordres, car, ainsi, elle ne s’opposait pas ouvertement à lui et son honneur autant que son autorité restaient saufs… Précédant ses hommes, il s’approcha, peu inquiet, sauf pour Yogir, de la raison de tout ce raffut. Éclairant le coin dans l’ombre du buffet, la surprise le figea lorsqu’il discerna une silhouette informe recroquevillée sur elle-même. Son gardien avait vu juste, quelque chose se dissimulait là, difficilement identifiable, toutefois, ressemblant plus à une personne qu’à un rat ou un chien.
— Oh… laissa-t-il échapper.
Fidèle à elle-même, Inou joua immédiatement des coudes pour passer entre les soldats et écarta même son neveu pour découvrir la source de son étonnement. Une seconde lui suffit pour analyser la situation et s’en occuper.
— Enlevez-moi ce buffet tout de suite, claironna-t-elle d’une voix qui n’admettait pas de réplique en direction des gardes armés.
Ces derniers jetèrent un coup d’œil au souverain qui acquiesça, tandis que Yogir, soudainement inquiet pour sa réserve, se rapprochait rapidement du bahut. Incitant ses compagnons à éviter tout mouvement brusque, il se précipita pour les aider et, bientôt, une fois le meuble déplacé, apparut dans le coin de la pièce un être rassemblé sur lui-même, la tête penchée sur ses genoux. Aussitôt, Inou s’accroupit devant lui, non sans avoir, au préalable, repoussé fermement la main de Kerryen qui cherchait à la retenir par prudence. Une nouvelle fois, son neveu réprima un soupir. Pourtant, il connaissait bien le caractère à la fois déterminé et indépendant de sa tante. Comment avait-il pu penser un instant qu’il pourrait l’empêcher d’agir comme elle le désirait ?
— Bonjour, je m’appelle Inou. Et toi ? demanda-t-elle avec beaucoup de douceur.
La silhouette ne bougea pas. L’intendante hésita sur la conduite à tenir, examinant, à la lueur de la torche que soulevait Kerryen, deux jambes qu’enserraient deux bras avec force. Son regard erra sur la morsure du tissu maculé qui laissait apparaître de larges plaies sanglantes. Le cœur étreint, elle frémit en songeant au martyre que cette personne semblait avoir subi. Dénuée de la moindre appréhension, elle posa ses doigts avec délicatesse sur une main souillée, comme sur un animal apeuré qu’elle aurait voulu rassurer. À son contact, la forme, agitée par un frisson, se ramassa encore plus dans une plainte légère.
— Tu ne crains plus rien. Personne ne te fera de mal ici, lui murmura-t-elle avec douceur, caressant de son autre paume ce qui restait des cheveux. Pauvre petit oiseau… Ta vie ne me paraît pas avoir été très drôle. Mais tu vas voir, maintenant, ton calvaire est terminé. Nous prendrons bien soin de toi et, pour débuter, nous devons quitter cet endroit lugubre et t’installer de façon confortable.
Inou leva ses yeux clairs, très expressifs, vers Kerryen.
— Comme je doute qu’elle puisse marcher seule, il faudrait la porter…, commença-t-elle.
— Elle ? coupa le roi, les sourcils froncés.
— Sans le moindre doute si je considère la finesse de ses articulations. Te souviens-tu de l’inscription de la stèle, tu sais, la devise du Guerek qui ne sert jamais ? Elle expose précisément ton rôle :
« Visiteur venu par la Porte du Temps.
Notre invité d’honneur, tu seras
Au bras du roi, le seuil, tu franchiras
Pour y demeurer longtemps. »
Les mâchoires de Kerryen se crispèrent. Inou ne croyait quand même pas qu’il allait se pencher pour saisir ce tas d’oripeaux et le transporter dans le château. Hors de question !
— Tu trouveras bien quelqu’un pour t’en occuper. Des tâches plus sérieuses et urgentes m’attendent, répliqua-t-il pour éviter d’entendre la demande qu’il pressentait venir.
— Mais c’est ton devoir ! protesta-t-elle.
Il se tourna vers ses soldats.
— Amenez-la où dame Inou vous l’ordonnera.
Kerryen tendit la torche à l’un de ses hommes, puis quitta la pièce encore plus vite qu’il y était rentré, abandonnant sa tante entre tristesse et courroux. Un roi qui manquait à ses engagements, voici qui contrariait infiniment à Inou, mais elle ne le laisserait pas se soustraire à ses obligations ! Rien que pour la femme, elle ajouta à voix basse :
— Ne t’inquiète pas, c’est un vieux ronchon, mais il n’est pas aussi méchant qu’il en a l’air. Excessivement têtu et emporté, mais, que veux-tu, même lui ne peut posséder toutes les qualités…
Elle leva son regard vers les soldats qui l’entouraient.
— Bon, alors, lequel d’entre vous se dévoue pour l’emmener au premier étage ?