Lecture gratuite : le chapitre 1 de La Tribu Libre de Catherine Boullery
La saga d'Aila  fantasy


fantasy

Note : 4.6 / 5 avec 284  critiques

Le Chapitre 1 de La Tribu Libre en lecture gratuite

Telle une barrière infranchissable, les montagnes du pays Hagan se dressaient devant Aila et Adrien. Il fallait connaître les chemins qui menaient en leur cœur pour franchir les rochers agressifs et les crêtes acérées.

Comme une mélopée intérieure, résonnaient toujours les mêmes mots dans la tête de la jeune femme perchée sur son cheval noir : « Je suis Topéca, je suis la première chamane guerrière. » Si seulement Aila avait pu discerner leur signification, si seulement elle avait su où cette nouvelle personnalité allait l'entraîner, aurait-elle fait demi-tour ? Devant elle, sur sa monture hagane, chevauchait un prince d'Avotour, Adrien, enfermé dans un silence pesant. Après avoir été si proches, ils étaient presque devenus des étrangers et, malgré l'apparente indifférence du jeune homme, même si l'attitude de la combattante avait blessé ce dernier, Aila avait décidé de ne plus s'en préoccuper. Alors que l'immense muraille grandissait à vue d'œil, elle se contentait de la fixer, comme si ces pierres millénaires pouvaient répondre aux interrogations incessantes de son esprit.

Arriva enfin le moment où ils parvinrent au pied du colosse granitique qu'ils allaient devoir gravir. Comme s'il voyageait seul, Adrien arrêta son cheval, en descendit, puis s'installa pour grignoter sans appétit la collation préparée à Niankor par leur hôte de la veille, Nestor. Aila, qui semblait, pourtant, à peine lui prêter attention, glissa de Lumière et se cala le dos contre la paroi qui s'offrait à elle, tandis que ses yeux sautaient de roche en roche à la recherche d'une identité qui lui échappait. Son esprit vagabondait, incertain, et ses idées s'entrechoquaient sans construire ne serait-ce que l'ébauche d'une compréhension nouvelle. Encore plus silencieuse que le prince, car bien plus absente, elle patienta jusqu'à la fin du repas de son partenaire et, à son signal, elle se prépara à repartir. Il n'avait jamais été question de reculer, mais, à présent, le moment était enfin venu d'attaquer la montée. Adrien, toujours plongé dans un profond mutisme, enfourcha son cheval, aguerri aux exigences de leur destination, et s'éloigna sans se préoccuper de sa compagne.

Avant de le suivre, parce qu'elle se souciait de la santé de sa jument, Aila lui expliqua, comme à son habitude, ce qui les attendait : l'adaptation à l'altitude et les chemins de plus en plus étroits et de plus en plus hauts qui emballeraient son petit cœur d'animal, peu accoutumé à de tels efforts. Elle la caressa, la rassura. Lumière devait avoir confiance puisqu'elles seraient ensemble et qu'ensemble elles surmonteraient tous les obstacles comme chaque fois. La jeune femme plaça son visage contre l'encolure de son cheval et la serra de toutes ses forces comme pour capter, dans cet unique lien d'amour qui lui restait, toute l'énergie nécessaire pour poursuivre sa route et accepter son destin. Une fois en selle, Aila ne tarda pas à rejoindre Adrien.

◎ ◎ ◎

Rapidement, la pente s'accentua tandis qu'ils entraient petit à petit en territoire hagan, commençant l'ascension des montagnes gigantesques qui en constituaient les frontières naturelles. Le soleil, bien haut dans le ciel, brillait sans relâche ; les effets de la chaleur, ressentis dès le départ de Niankor, ne s'estompèrent que tardivement pendant leur progression, plus lente et ardue que celle que le prince augurait. Alors qu'il espérait dénicher, avant la venue de la soirée, un plateau sur lequel ils pourraient dormir, le sentier emprunté ne leur permettait que de gravir le versant vers les sommets, sans laisser apparaître la moindre brèche pour s'en écarter un tant soit peu. Tandis que l'astre entamait son déclin derrière les cimes, Adrien, vaguement découragé, n'entrevoyait toujours rien. Un léger soupir s'échappa de ses lèvres et il talonna sa monture, persistant dans sa quête d'un lieu pour s'arrêter. Telle une ombre muette, Aila le suivait. Une fois le soleil quasiment couché, la température diminua rapidement et le prince frissonna. La nuit tombante le découvrit soudainement démuni, incapable de savoir quelle décision prendre. Dormir sur ce sentier étroit ne l'enchantait guère. Il jeta un regard furtif vers Aila, certain que, s'il lui posait la question, elle donnerait immédiatement une solution, mais il lui en coûtait de lui adresser la parole après leurs derniers échanges peu amènes. Donc il se tut et continua son ascension plus haut. Quand le soleil eut complètement disparu derrière les falaises et que sa lueur faiblissante annonça l'imminence de la nuit, il s'avoua vaincu et s'enquit auprès d'elle.
— Ail… Topéca, savez-vous où nous pourrions dormir ?
Il ne discerna son expression qu'au moment où elle s'entoura d'un halo de lumière. Adrien fronça les sourcils : elle paraissait si triste, sous cet éclairage aux nuances spectrales, comme détachée de la vie.
— Par là, indiqua-t-elle d'un timbre atone, tournant son menton vers leur gauche.
Avec assurance, elle emprunta une minuscule sente quasi invisible qui semblait serpenter entre quelques arbres épars. Intérieurement, le prince reconnut que, sans la jeune femme, jamais il n'aurait détecté la voie sur laquelle elle s'engageait. Guidé par la lumière qu'Aila répandait autour d'elle, il finit par deviner, dans l'ombre de plus en plus dense, un espace à peu près plat où ils pourraient passer la nuit, coincé entre deux parois rocheuses aux à-pic vertigineux. — Je monte la tente. Pouvez-vous soigner les chevaux ? suggéra le jeune homme.
Elle acquiesça pendant qu'il extirpait leur lampe qu'elle alluma d'un geste vif, lui évitant la peine d'utiliser ses pierres. Adrien la remercia d'un signe de tête, incapable d'exprimer sa pensée par des mots audibles. Il regretta encore plus amèrement la barrière qui s'était dressée entre eux, devenue aujourd'hui si compliquée à rompre.

Décidément, ce n'était pas sa journée. Le prince pestait intérieurement contre leur abri récalcitrant. Il n'avait monté ce dernier qu'une fois et en plein jour. Cette opération, si simple sur le moment, lui apparut insurmontable sous le faible éclairage des flammes. Après maintes tentatives infructueuses, Aila s'approcha et posa sa main sur son bras.
— Préparez-nous quelque chose à manger, je m'en occupe, lui dit-elle.
Il eut à peine le temps de sortir le repas que l'abri était dressé avec les couvertures et leurs sacs jetés à l'intérieur. La jeune femme avait conservé les manteaux qu'ils revêtirent pour se préserver du froid ambiant avant de s'attaquer à la réalisation d'un feu.

Adrien la regardait sans en avoir l'air : elle paraissait si loin, si seule qu'il aurait voulu ne jamais avoir prononcé ses propos sans nuances. Qui était-il donc pour juger ses actions avec tant de certitudes ? D'autant plus qu'elle avait toujours raison ! Il ne pouvait l'ignorer, car même Hubert avait reconnu cette aptitude si déstabilisante chez Aila. Et puis, pourquoi n'avait-elle pas explosé quand il lui avait lancé tous ces reproches au visage ? Elle aurait dû ! Elle n'était pas du genre à recevoir les critiques sans se défendre ou rendre coup pour coup. Son frère aîné en avait fait les frais plus d'une fois, alors pourquoi pas lui ? Pendant leur dîner, il ne cessa de lui jeter des coups d'œil à la dérobée, dont elle ne semblait même pas s'apercevoir. Finalement, elle se leva et projeta son esprit pour vérifier la présence d'un danger potentiel.
— Nous pouvons aller dormir, conclut-elle.
Elle regagna la tente, abandonnant, sous la lumière dansante de leur unique lampe, un prince complètement désemparé. Il resta encore de longs instants à tenter de réfléchir sur la conduite à tenir dans cette situation inhabituelle, sans succès. Pénétrant sous la toile, il s'aperçut qu'Aila, déjà emmitouflée sous sa couverture, lui tournait le dos. Il s'installa de même, une fois la flamme soufflée.

◎ ◎ ◎

Un courant d'air froid réveilla Adrien ; Aila venait sans nul doute de sortir de leur abri. Il ressentit quelques difficultés à émerger complètement, le cœur toujours lourd des constats de la journée précédente. Pour la première fois, vivre avec la combattante lui apparaissait compliqué. Jusqu'à présent, il l'avait suivie sans états d'âme, et puis, d'un coup, ils s'étaient opposés sans cris, mais c'était pire puisqu'ils n'avaient pas même discuté. Il portait une partie de la responsabilité de cette situation inconfortable et cela l'ennuyait, car il ignorait, à présent, comment sortir de cette querelle idiote. Il aurait voulu effacer les mots blessants et encore plus compenser l'absence de repartie de la jeune femme. Il essaya d'imaginer un instant comment il aurait réagi si tout ce qu'elle avait dû affronter lui était arrivé, à lui, mais il abandonna. Jamais il ne pourrait comprendre ce qu'elle endurait quotidiennement. Enfin résolu à se lever, il sortit de sa couverture et enfila son manteau ; il faisait bien froid au petit jour. Le rabat de la tente s'ouvrit et Aila s'y glissa avec deux bols remplis d'une chaude boisson aux herbes. Elle lui en tendit un et dégusta le sien à petites gorgées. Le silence s'installa une nouvelle fois jusqu'à ce qu'Adrien décidât qu'il était temps de dénouer la situation. Il se racla la gorge discrètement et se lança :
— Aila, je suis infiniment désolé pour mes propos d'hier…
Elle leva son regard vers lui, dénué de colère ou du moindre reproche.
— Ce n'est pas grave, assura-t-elle simplement.
— Pas grave ! Mais si, c'est grave ! Comment pouvez-vous répondre ainsi ? Quelques jours auparavant, vous m'auriez sauté dessus pour la moitié de ce que j'ai dit et là, vous n'avez pas réagi. Pourquoi ?
— Adrien, vous le savez. J'ai cessé d'être Aila. Je suis Topéca, la première chamane guerrière.
— Vous êtes… ou vous cherchez à vous en convaincre ?
— Quelle différence ? Son esprit est en moi et je dois apprendre à vivre avec elle. Je suis elle.
— Non, je ne suis pas d'accord. Vous êtes Aila !
La gorge d'Adrien se serra, il percevait une telle gravité dans les yeux de la jeune femme et une telle détresse qu'elles rendaient encore plus insupportable son propre sentiment d'incapacité. La chamane secoua la tête lentement.
— Nous ne pouvons coexister toutes les deux dans un même corps et, pour le succès de notre mission, Aila doit s'effacer. Topéca réussira là où Aila aurait échoué. Celle que vous connaissez reviendra probablement après…
Le ton d'Adrien s'affirma.
— Vous m'avez déclaré hier que, si je considérais que vous commettiez une erreur, je devrais vous en informer. Alors, je m'exécute : Topéca ne peut vaincre sans Aila. Cette dernière est une source d'énergie inépuisable, inexorablement portée vers les autres, c'est une visionnaire qui sait ce qui doit être ou pas, c'est une vague d'amour et de respect qui déferle dans la vie de ceux qui l'entourent. C'est vrai, ça bouscule un peu tout, mais ça dépoussière aussi beaucoup et tant mieux ! Topéca ne peut pas vaincre en solitaire, elle a besoin d'Aila parce que Topéca, c'est toujours Aila, y compris dans le monde hagan.
La jeune femme posa son regard douloureux sur le prince. Peut-être y flottait-il à présent une lueur d'espoir qui n'existait pas un instant plus tôt. Elle ajouta :
— Si seulement je devinais qui est Topéca. Si seulement j'imaginais à quoi une chamane guerrière devait ressembler. Mais je l'ignore complètement ! Je ne sais même plus qui je suis, je n'ai aucune idée de mon avenir. Je vais juste où mes pas me mènent…
— Aila, regardez-moi ! Vous êtes une guerrière ! Vous vous battez comme personne et vous êtes déjà une chamane, vous soulagez la souffrance, vous vous préoccupez des êtres autour de vous. À quoi pensez-vous que doit ressembler une chamane guerrière, sinon à vous-même ?
La jeune femme avait subitement froncé les sourcils. Elle s'interrogeait sur les paroles de son compagnon. Elle aurait tellement voulu croire que tout était aussi simple pour que le chemin lui parût, enfin, facile à suivre…
— Je sais me battre, mais je ne suis pas une vraie guerrière, objecta-t-elle, indécise.
— C'est parce que vous n'avez jamais trouvé l'occasion de vous le prouver, mais cela viendra, comme d'habitude, au moment opportun. S'il y a une chose dont je suis sûr, c'est que Topéca n'est pas une nouvelle personne en vous, c'est juste ce que vous allez devenir en pays Hagan. Croyez-moi… J'en suis intimement persuadé. Un sourire léger comme une note de soulagement transparut sur le visage d'Aila qui doucement se métamorphosa. Se penchant vers le jeune homme, elle passa ses bras autour de son cou et le serra avec force contre sa poitrine.
— Merci, merci du fond du cœur.
Se dégageant de l'étreinte, elle effleura au passage de ses mains le bol du prince, puis s'éclipsa. Déchargé d'un grand poids, Adrien pensa de nouveau à la boisson qu'il tenait et soupira  : « C'est malin. Après tout ce temps, elle doit être toute froide… »
Il se prépara à la boire dans cet état et la porta à sa bouche. Surpris, il avala une première gorgée toute tiède. Voilà ce qu'Aila avait effectué avant de partir, elle avait réchauffé ce qui avait refroidi. Elle songeait toujours à tout et particulièrement aux autres… Comment avait-il pu être si désagréable et si injuste envers elle hier ?

◎ ◎ ◎

Enfin, la température commençait à augmenter. Aila, redevenue elle-même, avait abandonné sa mine défaite pour une attitude plus sereine. Ils poursuivaient leur montée vers des altitudes plus élevées, sans en ressentir les effets. Ils estimèrent qu'ils se situaient trop bas pour rencontrer les premières tribus haganes. Voyager quatre à cinq jours de plus serait sûrement nécessaire, sans compter qu'il faudrait monter encore plus haut pour avoir la moindre chance de tomber sur celle d'Acri ; le grand chef hagan quittait rarement les cimes inaccessibles.

Lors de leur avancée, les deux compagnons s'occupèrent comme ils le pouvaient, contemplant les paysages de toute beauté qui se dévoilaient un peu plus à chaque virage. Ils avaient décidé de ne plus se parler qu'en hagan et échangèrent des phrases d'abord anodines, puis de plus en plus élaborées, abandonnant au passage le vouvoiement. Comme un défi, ils s'étaient amusés à traduire des histoires drôles d'Avotour en langue locale ce qui donna lieu à des compositions originales, dont le sens initial s'était plus ou moins perdu… Hilares, ils finirent par conclure que le hagan ne convenait pas à l'humour ! Petit à petit, ils s'étaient organisés également dans la répartition des tâches : Adrien laissait Aila trouver les places où dormir, tandis qu'il était devenu le spécialiste du montage de la tente. Ils se partageaient la recherche de victuailles, encore accessibles à cette altitude. Ils dénichaient des baies comme des myrtilles et chassaient du petit gibier, profitant de cette occasion pour utiliser leurs nouveaux arcs. Ils prirent l'habitude de ramasser des branches, mais, pour économiser les pouvoirs d'Aila, Adrien s'occupait de les enflammer. Quand cela était possible, ils gardaient aussi quelques réserves de nourriture pour la suite de leur voyage. Ils s'entraînèrent à draper la longue bande de tissu traditionnelle ou ourère, qui les protégeait à la fois du froid, de la chaleur, et permettait surtout à Adrien de dissimuler un peu ses traits aux caractéristiques légèrement différentes de ceux des Hagans de l'est. Leur fonctionnement bien rôdé s'acheva au milieu du cinquième jour. Aila, qui chevauchait en tête, stoppa Lumière soudainement. La route prévue continuait en montée, tandis qu'un sentier dévalait en contrebas vers une vallée reculée.
— Il faut partir par là, annonça-t-elle en désignant la deuxième voie.
Coupant court aux objections qu'aurait pu exprimer Adrien, elle rajouta :
— Je sais qu'elle redescend, mais c'est celle-là que nous devons emprunter.
Son compagnon hocha la tête et la suivit. Elle se retourna et lui rappela :
— Topéca, je suis Topéca, et toi, Kazar, ne l'oublie pas…
Le prince opina, se répéta son nouveau nom pour mieux s'en imprégner ainsi que celui de Topéca. Alors qu'il constatait que le simple fait de changer de patronyme l'agaçait de façon significative, il ressentit une immense bouffée de compassion pour Aila-Topéca qui voyait sa vie lui échapper chaque jour…

◎ ◎ ◎

Alors que la vallée s'ouvrait progressivement devant eux, Aila murmura à Adrien :
— Des guetteurs. Ils nous observent depuis les rochers, à gauche. Inutile de regarder, vous ne les apercevrez pas. Nous approchons d'un campement…
Elle hésita avant de poursuivre :
— J'y perçois une grande confusion…
Il ne leur fallut guère de temps pour l'atteindre. Aila avait déjà précisé à Adrien que trois cavaliers armés les suivaient, prêts à leur décocher une flèche dans le dos à la moindre marque d'hostilité. Bientôt, ces derniers les rejoignirent et l'un d'entre eux, probablement leur chef, s'avança vers eux. L'homme affichait typiquement des traits hagans : pommettes hautes et proéminentes, cheveux noirs et longs, fine moustache qui pendait de chaque côté de la bouche, tandis que ses yeux de jais, aussi sombres que ceux d'Aila, testaient la chamane, imperturbable. Autour du cou, il portait son ourère qui s'étalait en plis lâches sur ses épaules. Son regard glissa de l'un à l'autre avant de s'arrêter de nouveau sur la jeune femme :
— Qui es-tu ? Je ne te connais pas.
— Et toi, qui es-tu ? Je ne te connais pas non plus, répliqua-t-elle sur le même ton.
L'homme tiqua imperceptiblement avant de déclarer :
— Je suis Quéra, le chef de la tribu Appa.
— Je m'appelle Topéca et je suis la première chamane guerrière.
Solennelle, Aila martela ses derniers mots sans parvenir à impressionner le cavalier qui enchaîna :
— Que fais-tu par ici ?
— Je réponds aux prières faites à la Terre. Je sais que vous avez plusieurs enfants malades et je suis venue les soigner et peut-être les guérir si le pouvoir de la Terre m'accompagne.
Quéra hocha la tête lentement, comme s'il pesait la valeur des paroles prononcées.
— Et lui, qui est-ce ?
— Kazar, mon frère. Il m'assiste dans ma quête des esprits.
« Allons donc, songea Adrien, son frère ! »
Quéra jaugea une dernière fois les deux inconnus en face de lui avant de se décider.
— Suivez-nous.
Aila descendit de cheval, puis murmura quelques mots inaudibles à Lumière. Elle prit son kenda dont les clochettes tintèrent, attirant l'attention du chef de la tribu Appa.
— Pas d'armes d'Avotour chez nous ! ordonna-t-il d'un ton sans appel.
La chamane leva haut le bras, puis frappa son kenda sur le sol. Ce dernier vibra sous leurs pieds tandis le vent tourbillonna brusquement autour d'eux. De sa voix puissante au timbre clair, elle lança aux hommes qui l'entouraient :
— Je suis Topéca ! Je suis la première chamane guerrière ! Je ne reçois d'ordres que de la Terre. Si l'un de vous le conteste, qu'il ose se mesurer à mon pouvoir ! De nouveau, elle frappa son kenda et nul ne put ignorer le sol qui tremblait une nouvelle fois et agitait les montures.
Adrien se figea, observant avec attention la femme à ses côtés. Aila dégageait une force prodigieuse. Plus que jamais, elle était magnifique, son menton relevé, une détermination absolue dans ses yeux noirs. Autant d'énergie dans un seul être paraissait inconcevable et pourtant… Le prince, silencieux, était subjugué. Comment ne pas être impressionné par l'aura qu'elle dégageait ?
Les deux compagnons de Quéra se concertèrent brièvement du regard, mais, à l'instar de leur chef, ils ne bougèrent pas. Le vent cessa aussi brusquement qu'il s'était levé.
— Une nouvelle demande ? interrogea Aila, ses yeux défiant les trois cavaliers, les uns après les autres.
— Non, chamane Topéca, répondit Quéra, baissant la tête. Venez, les enfants sont là-bas, auprès de leurs mères.
— Vos enfants sont-ils malades également ? s'enquit-elle d'une voix douce.
— Oui…
L'homme déglutit et poursuivit :
— Mon fils de trois ans et ma fille, une nouveau-née, présentent des symptômes semblables depuis cette nuit.
— Je vous suis, conclut-elle.

◎ ◎ ◎

À peine parvenue à destination, elle se laissa glisser de sa selle, attrapa sa ceinture à onguents et accompagna Quéra, talonné par Adrien. Elle pénétra sous une tente plus grande que les autres et son regard parcourut l'endroit : quelques mères et, dans leurs lits de fortune, une dizaine de gamins à peu près tous du même âge qui gémissaient, pleurnichaient quand ils le pouvaient encore. Seul un bébé hurlait à pleins poumons, tenu par une Hagane dont les yeux humides se posèrent sur la jeune femme avec circonspection. Aila laissa son esprit errer tandis que Quéra la présentait :
— Voici Topéca, la première chamane guerrière. Elle a entendu l'appel de la Terre et est venue soulager nos enfants.
L'homme lui désigna la femme qui portait le bébé :
— Et voici ma maari, Astria.
Aila réprima un sursaut de surprise tandis que des souvenirs douloureux emplissaient sa mémoire. Elle se força à les effacer. Le passé était derrière elle, elle ne devait se préoccuper que du présent. La femme, serrant le nourrisson contre elle, lâcha la main d'un des gamins allongés et s'approcha d'elle, le regard plein d'espoir. Aila défit son manteau, déroula l'ourère qui dissimulait encore sa tête et son cou, laissant apparaître ses traits sans la moindre appréhension. Elle avança les mains vers le bébé qui s'égosillait. Astria hésita un instant, ses yeux cherchant chez son mari un assentiment qu'elle ne prit pas le temps de recevoir et tendit son enfant. La chamane s'en saisit avec douceur, l'entortillant dans la bande de tissu qu'elle fixa contre elle. Rapidement, les cris du nourrisson s'atténuèrent, puis disparurent.
— Votre petite fille est apaisée. Tant qu'elle sera blottie contre moi, son état ne s'aggravera pas. Maintenant, je vais soigner les malades, en commençant par les plus atteints, expliqua Aila.
De sa ceinture, elle sortit une poudre d'herbes séchées qu'elle versa dans un grand bol et la mélangea à de l'eau, tiédie d'un geste mental. — Faites-leur avaler un peu de cette préparation. Les fièvres trop fortes vont diminuer progressivement et les douleurs se calmer. Cela leur permettra d'attendre plus sereinement que je vienne les guérir.
Aila s'approcha d'un enfant situé au fond de la tente, suivi par Quéra. Astria avait rejoint son fils, sans quitter des yeux la chamane qui portait sa petite fille et, peut-être avec elle, la solution à son malheur.
— Depuis combien de temps est-il dans cet état ?
— Deux jours. C'est le premier à être tombé malade, répondit Quéra.
Aila s'interrogeait. Comment tous ces enfants, appartenant à une même tranche d'âge, avaient-ils pu être atteints simultanément ?
— Sauriez-vous s'ils ont fait quoi que ce soit ensemble ?
— Ils fonctionnent comme une petite tribu au cœur de la nôtre. Ils se promènent et jouent un peu partout dans les environs.
— Fréquentent-ils un lieu qu'ils affectionnent plus particulièrement et où les adultes ne se rendent pas ? Un endroit secret par exemple ?
— Aucune idée… Comme il n'existe plus d'autres enfants de cet âge qui pourraient nous renseigner, pour la simple raison qu'ils sont tous là, nous ne le découvrirons pas…
Aila hocha la tête avec gravité tandis que le Hagan désignait toute la tente de sa main. À part le bébé assurément, la petite tribu était tombée dans un piège invisible, mais où et lequel ? Elle repensa au village de l'aubergiste. Elle ressentait de la sorcellerie derrière cette épidémie, elle en était persuadée, mais, cette fois, elle ne la laisserait pas se développer ! Elle prit le temps d'examiner l'enfant et de projeter son esprit en lui pour tenter de détecter la cause de son état, sans y parvenir. Les joues rouges du garçon, bien mal en point, luisaient de sueur et sa respiration hachée ressemblait tant à celle de la femme de Pontet que le cœur de la chamane se serra, la pauvre n'avait pas survécu. Était-ce le sort qui attendait tous ces petits êtres ? Aila chassa immédiatement cette idée ; elle ne laisserait personne mourir et surtout aucun enfant. Elle se tourna vers Adrien.
— Kazar, je vais avoir besoin de ton aide. Elle lui désigna l'autre côté du lit.
Soucieux, il s'approcha et s'assit en face d'elle. Elle posa ses paumes sur le garçonnet.
— Place tes mains sur les miennes et, en aucun cas, tu ne les lâches. Parle-moi comme tu l'as déjà fait, souviens-toi…, lui murmura-t-elle.
L'inquiétude d'Adrien décupla, il réalisa tout de suite les dangers qu'elle encourait, en plus du simple fait de soigner les enfants. Les yeux fermés, Aila projeta sa tête en arrière comme pour s'ouvrir à l'énergie qui vibrait en elle. Elle inspira le plus possible d'air dans ses poumons et bloqua sa respiration l'espace d'un instant. Puis son exploration débuta, les mains du prince retenant les siennes et le son de ses paroles la préservant des tentations qu'elle allait croiser. Jamais la chamane n'avait été aussi loin à l'intérieur d'elle-même. À nouveau, elle perçut l'appel des voix, les mêmes que celles de l'auberge, le premier soir de leur voyage. Elle força sa conscience à se focaliser sur la présence d'Adrien pour se rattacher à une forme de réalité, avant de replonger dans le corps du malade et de se soumettre de nouveau à la pression du charme que ces voix exerçaient sur elle, et aussi à cette envie qu'elles faisaient naître de tout abandonner pour elles. Seules les paroles d'Adrien parvenaient à briser cet envoûtement particulièrement pervers. Comment pouvait-elle s'y soustraire autrement ? Comme une onde incontrôlable, la colère déferla en elle contre ces hommes du mal qui tentaient de la manipuler et de l'emprisonner, ces hommes qui causaient le malheur de tant d'innocents. Stimulée par cette soudaine rébellion, elle déversa toute son énergie dans l'enfant qui se cabra dans un gémissement avant de retomber inerte sous le regard terrifié de sa mère. Effarée, cette dernière se pencha sur le corps de son fils, à la recherche du moindre souffle dans sa poitrine. Elle tâta son front.
— Que les Esprits de la Terre soient remerciés ! s'écria-t-elle, emplie de reconnaissance. Sa fièvre est partie et il respire mieux !
Des murmures résonnèrent dans la pièce tandis que, vidée de toute substance, Aila reprenait peu à peu connaissance. Cette seule guérison l'avait laissée épuisée et sa tête tournait.
— À présent, il faut aller voir la petite là-bas, dit-elle faiblement, tendant le menton vers le lit d'en face.
Contournant le garçon, Adrien aida la chamane à se relever avant de la soutenir sur le peu de distance à parcourir. De nouveau, ils posèrent leurs mains sur la fillette et Aila récidiva. Confiante, car elle se sentait mieux préparée pour résister aux voix et, préservée par les mots du prince, elle améliorait peu à peu sa capacité de guérison, même si chaque rétablissement lui coûtait très cher. Après la cinquième intervention, les jambes d'Aila se dérobèrent pour de bon et Adrien l'épaula pour éviter qu'elle s'effondrât.
— Ail… Topéca, tu dois te reposer, la supplia-t-il.
— Ce n'est pas possible, même si tu dois me porter, tous les enfants doivent être sauvés, maintenant. Est-ce que tu comprends ? murmura-t-elle.
Adrien hocha la tête, gravement. Décidé, il l'assit devant le lit suivant et se plaça cette fois-ci derrière elle pour mieux la soutenir. Ils renouvelèrent leur opération une fois, deux fois, encore, et encore… Quand le dernier malade fut enfin hors de danger, la mère du bébé s'approcha. Pendant toute la durée des soins, elle avait observé Aila se vider de sa propre énergie pour permettre à des enfants qui n'étaient pas les siens de se rétablir. De ses yeux noirs émanait une douceur particulière qui enveloppa la jeune chamane.
— Je m'occupe du nourrisson, murmura Aila, croisant le regard brillant de la femme hagane.
— Non, objecta Astria d'une voix ferme, vous êtes bien trop épuisée. Vous avez dit que son état ne s'aggraverait pas à votre contact et je vous fais confiance. Vous pourrez la guérir demain, rien ne presse. Quéra et moi allons vous prêter notre tente. Je sommeillerai près de mon fils cette nuit et vous pourrez tranquillement dormir de votre côté.
Aila accepta l'offre d'un cillement des paupières et Adrien la saisit dans ses bras pour la porter. Guidé par Quéra jusqu'à leur nouvel abri, le prince y pénétra et déposa la chamane sur une couche que le couple de Hagans venait de mettre à leur disposition. La jeune femme s'enfouit sous les couvertures. Vaincue par la fatigue, elle s'endormit immédiatement. Les yeux d'Adrien s'attardèrent sur sa silhouette, sur le mélange de force et de fragilité qui coexistaient en elle à chaque instant, sur la peur qu'il ressentait devant les dangers qu'elle combattait. Il craignait que la lutte fût inégale et qu'elle finît par plier sous la charge qui pesait sur elle. Un soupir alourdit son cœur un bref instant, puis il retourna chercher les onguents et le kenda oubliés dans la grande tente, Quéra toujours à ses côtés. Il perçut la curiosité des habitants du camp dans les regards qui le suivirent sur tout le trajet.
— Je comprends pourquoi votre sœur a fait appel à vous pour ses soins. Apparemment, cette façon de guérir est délicate, voire dangereuse pour elle… Nos enfants étaient très malades, n'est-ce pas ?
Adrien repensa aux sorciers que révélaient les voix entendues par Aila. Et le poids qui pesait sur son cœur s'alourdit un peu plus. Derrière toute cette souffrance, ces hommes du mal s'affairaient et, après avoir attaqué Avotour, ils s'en prenaient dorénavant aux Hagans. De plus, si la vision d'Aila avait été correctement interprétée, tous ces malheurs n'étaient qu'un début…
— Oui, très malades et je pense que des moments plus graves encore nous attendent…
Quéra le fixa, silencieux, tandis qu'Adrien s'emparait du bâton dont les grelots vibrèrent comme l'écho d'une petite victoire dans le ciel pur du pays hagan. Lorsqu'il ressortit, l'attention à son égard avait cru comme le nombre d'observateurs. Mal à l'aise de se sentir ainsi étudié, il s'éclipsa rapidement, soucieux de regagner la pénombre de la tente pour veiller sur Aila.

◎ ◎ ◎

Émergeant lentement d'un sommeil à peine réparateur, Aila s'étira doucement. Meurtrie, chaque mouvement de ses muscles réveillait la douleur de son corps contracté, comme si soigner ces enfants avait été un combat titanesque qui l'avait laissée broyée. La chaleur d'un petit être contre le sien ramena son esprit vers le bébé qui somnolait près d'elle. Elle décida de s'en occuper tout de suite. Desserrant l'ourère, elle posa le nourrisson sur le lit. Contrôlant rapidement l'état général de la fillette, elle nota l'absence de fièvre. De plus, l'examen intérieur ne révéla rien de plus : l'enfant avait guéri tout seul. Cette amélioration subite répondait à ses interrogations sur la présence du nouveau-né au milieu des malades plus âgés. Il avait obligatoirement contracté quelque chose, mais dont la nature différait totalement de celle de la petite tribu. Adrien rentra sous la tente, un plateau entre les mains.
— Bonjour, Aila, comment vas-tu ? Affamée, j'espère ?
— J'ai vieilli de soixante ans en un seul après-midi, sinon tout va bien. Eh oui ! pour une fois, j'ai faim ! Voici une petiote que tu peux rendre à sa maman, car je la sens sur le point de se réveiller et de clamer son appétit.
— Donne-la-moi. Je la ramène à Astria.
La fillette atterrit dans les bras d'Adrien qui s'en empara avec un naturel déconcertant.
— J'ignorais que les bébés ne recelaient aucun secret pour toi, nota Aila, surprise.
— Tu oublies que j'ai eu une sœur… Hubert n'avait jamais le temps, Avelin ne faisait que jouer avec elle, alors, quand ma mère était occupée, je la récupérais régulièrement.
— La reine ne disposait-elle donc pas de nourrices pour veiller sur elle ?
— Si, mais elle préférait que ce soit l'un d'entre nous… Ainsi, cela restait dans la famille !
Le bébé dans les bras, il quitta la tente, laissant Aila avaler le repas apporté par le prince : quelques galettes craquantes et un bol de baies. Rassasiée, elle se sentit ragaillardie, même si la fatigue occasionnée par les guérisons ne s'était pas totalement estompée. Malheureusement, la tâche demeurait inachevée, elle devait tuer l'origine du mal et, pour y parvenir, elle devait interroger les enfants. Prenant son courage à deux mains pour surmonter les tiraillements de son corps, elle saisit son kenda et plongea en lui à la recherche d'une énergie nouvelle. Elle frissonna de plaisir lorsqu'elle perçut un battement à l'unisson de celui de son cœur. Jamais elle n'avait autant apprécié cette fusion totale qui était la leur : elle revivait avec lui à ses côtés, se sentant plus forte et plus lucide. Elle se redressa avec souplesse et sortit de la tente alors qu'Adrien revenait avec Quéra. Le chef hagan s'inclina devant elle.
— Chamane guerrière, je vous remercie d'avoir sauvé mes enfants ainsi que ceux de toute ma tribu. Que pouvons-nous faire pour vous maintenant ?
— Il faut que je leur parle et que je découvre où ils sont allés sans les petits ni les adultes. Connaissez-vous bien ce plateau ou est-ce la première fois que vous y venez ?
— Nous séjournons ici régulièrement et, jusqu'à présent, nous n'avions jamais rencontré de problèmes. Quel mal ont-ils attrapé ?
— Quéra, ils n'ont pas contracté de maladie… Néanmoins, si je vous le disais maintenant, malgré tout le respect que vous me devez, vous ne me croiriez pas, donc, un peu de patience et je vous montrerai votre nouvel ennemi. Allons interroger les enfants.

Quand ils franchirent l'entrée de la tente, seul un petit garçon était réveillé. Il tourna vers les arrivants ses grands yeux noirs dans lesquels s'affichait une nuance de curiosité.
— Posez-lui les questions vous-même, je ne voudrais pas l'effrayer, il est encore très faible, murmura Aila à Quéra.
Celui-ci s'exécuta de bonne grâce.
— Atopi, où tes amis et toi avez-vous été jouer ces derniers jours ?
L'enfant lança un regard apeuré vers Quéra. Il baissa la tête avant de marmonner :
— Au lieu sacré…
Le chef de la tribu Appa blêmit et, d'un coup d'œil vers Aila, il lui signala de le rejoindre à l'extérieur immédiatement. À peine un pied dehors, il se retrouva sous le feu des questions d'Aila.
— Quéra, où est-ce ? D'autres personnes s'y sont-elles rendues ? Qui et combien ?
Cependant, l'homme, les sourcils froncés, restait muet.
— Quéra ! J'ai besoin de réponses !
Il se décida enfin à parler.
— Topéca, à la tombée du jour, nous célébrons la fête de nos esprits au lieu sacré. Certaines de nos femmes sont déjà parties à pied pour la préparer. — Quéra ! Il faut faire vite, nous avons à peine le temps de les sauver ! Prenons des chevaux !
— Non ! C'est interdit ce soir-là ! protesta-t-il.
Elle le toisa sans complaisance.
— Maintenant, c'est permis ! répliqua-t-elle fermement. Alors, à cheval !
Le chef n'hésita plus. Il interpella quelques hommes dont les montures étaient encore sellées, et Aila, pour une fois, ne chevaucha pas Lumière. Ils s'élancèrent au plus vite sous les regards abasourdis de la tribu dont les coutumes étaient ainsi piétinées par leur chef.

◎ ◎ ◎

Le groupe dut rapidement ralentir sur le chemin étroit, maintenant l'allure la plus vive qu'ils pouvaient pour ne pas arriver trop tard. Quéra avançait, désespéré du tournant que prenait son existence. Lui et ses hommes profanaient des rites anciens et immuables en toute connaissance de cause. Leur serait-il pardonné d'être devenus sacrilèges ? Se préoccuper de lui-même était-il essentiel alors que la plupart des maaris de sa tribu risquaient leur vie ainsi que leurs filles ? Soudain, il fut certain que les Esprits l'excuseraient pour cette violation. Si ces derniers avaient manifestement permis de sauver tous leurs enfants, jamais ils ne sacrifieraient leurs mères !

Le cœur d'Aila s'emballait. Ils progressaient trop lentement et elle espérait de toute son âme qu'ils rejoindraient le groupe à temps. De plus, elle se demandait comment, avec le peu d'énergie qu'elle avait reconstitué, elle pourrait guérir une nouvelle fois. Enfin, si elle arrivait à détruire l'être abject qui se cachait derrière ces maléfices, ce serait déjà un bon début…
Soucieux de les prévenir, Quéra appelait sans cesse les femmes et, jusqu'à présent, aucune ne répondait. Ils continuaient de grimper vers le sanctuaire, presque au pas sur la sente minuscule et abrupte. Finalement, quand ils parvinrent au sommet, leur vue se dégagea et ils les aperçurent dans le vallon, sur le bas du chemin, presque à destination. La voix d'Aila s'éleva dans les montagnes, claire et forte :
— Arrêtez-vous ! C'est un ordre !
Les femmes se figèrent, leurs yeux se tournant vers celle qui brisait leur recueillement, et découvrirent le groupe de cavaliers parmi lesquels Quéra était bien visible. Laissant une poignée d'hommes barrer l'accès au sanctuaire, le chef de clan talonna sa monture, suivi d'Aila et Adrien dans le but de rejoindre celles qui attendaient en contrebas. À peine parvenus à leur hauteur, l'une d'elles, furieuse, s'avança vers lui :
— Comment toi, notre chef, oses-tu profaner notre lieu de prière ?
Ce ne fut pas Quéra qui répondit, mais Aila, se plaçant devant lui.
— Il n'avait pas le choix. Les enfants tombés malades sont venus ici malgré votre interdiction. Si vous suivez le même chemin qu'eux, sans réfléchir, cela impliquera votre mort, laissant ainsi époux et progéniture bien seuls. Je n'aurai plus assez de force pour vous guérir toutes.
Un léger murmure de contestation s'éleva parmi les femmes avant de s'atténuer. Aila poursuivit :
— Désormais, éloignez-vous de la source du mal. Remontez auprès des hommes qui nous ont accompagnés et observez. Vous pourrez ensuite témoigner des faits qui vont se dérouler ici et maintenant.
Les Haganes restèrent un instant immobiles, leurs yeux oscillant entre Aila et Quéra. Puis, lorsque l'une d'elles se mit en mouvement, toutes rebroussèrent chemin.
— Kazar et Quéra, vous devez regagner le groupe également, ordonna Aila.
Elle croisa le regard d'Adrien et y déchiffra toute l'anxiété qu'il ressentait à l'abandonner.
— Au moins un peu plus loin, ajouta-t-elle, consciente du trouble de son compagnon.
Elle lui sourit, puis se détourna. Le lieu sacré était situé au fond d'une cuvette au centre de laquelle s'étendait une pièce d'eau miroitante aux contours arrondis. Aila projeta ses sens à la recherche d'une présence maléfique. Commençant par un examen de la partie liquide, infructueuse, elle élargit ses investigations aux alentours. Enfin, elle sut. Dépassant le lac par la gauche, elle se déplaça vers une petite grotte dans les rochers d'où jaillissait une forme arborescente d'aspect végétal. Alors, plante ou animal ? Il fallait cette fois-ci qu'elle en eût le cœur net. Son esprit axé sur la monstruosité qu'elle percevait et, ne contrôlant plus rien, elle se sentit soudainement emportée par les voix charmeuses qui l'avaient déjà tant éprouvée ! Son sang se glaça d'effroi. Par les fées, Adrien n'était pas à ses côtés ! Cherchant à se reprendre, elle hurla :
— Je suis Topéca ! Je suis la première chamane guerrière et je vous détruirai !

Ce qu'elle connaissait de la magie des fées s'effaça en elle, laissant place à un contact intime avec la Terre, comme si elle se mettait à exister dans chaque pierre, dans chaque brin d'herbe et dans chaque parcelle d'air. La nature ne présenta plus de secrets et, comme un tremblement sous ses pieds, la Terre offrit à Topéca sa force et sa vitalité. Envahie par une extraordinaire énergie, la chamane balaya les voix d'un geste mental avant de concentrer ses efforts sur son ennemi présent. Tous ses sens en alerte, elle se projeta vers lui et ce qu'elle effleura la troubla un instant. Par les fées, comment était-ce possible ? Cette horreur n'existait que parce que, derrière elle, un esprit l'animait, l'esprit d'un mage devenu sorcier, à l'âme tortueuse et destructrice… Voilà pourquoi elle avait échoué à identifier sa nature exacte au Pontet ! Aujourd'hui, elle en savait plus et tout s'éclaircissait. Un mélange des genres que personne n'aurait pu imaginer et qui, pourtant, prenait vie devant elle. Dans le village de Niamie, le cristal dont elle avait entouré la première plante l'avait coupée de son origine maléfique, la rendant ainsi inoffensive. Seulement là, Aila pressentait que ce serait impossible. Elle percevait la résistance de son ennemi, décuplée par la présence de l'être qui la manipulait. Mais elle ne se laisserait pas faire, non ! Elle ignorait comment, mais elle allait la détruire ! Chaque parcelle d'énergie qui émanait du corps de la chamane se concentra sur la forme apparente du mal, plongeant son esprit encore plus loin dans la Terre, cherchant à l'enraciner dans le berceau même de la vie, afin de séparer l'arborescence végétale de l'homme qui lui procurait sa force. Alors que les feuilles étaient peu à peu flétries, Aila perçut la colère de celui qui l'animait. Ce dernier n'acceptait pas de voir son œuvre mise en péril par cette toute jeune femme et, soudain, un jet de particules sombres jaillit avant de se reconstituer sous la forme d'un sorcier vêtu d'une longue robe noire. Aila découvrit son visage pâle au centre duquel deux yeux rageurs la fusillaient. Elle accusa le coup. Jamais elle n'avait imaginé un seul instant que l'homme qui donnait vie à la plante pourrait se déplacer jusqu'à elle…
« Par les fées, pensa-t-elle, ils peuvent voyager d'un endroit à l'autre ! Serait-ce qu'ils aient conservé les pouvoirs des fées disparues ? »
Elle frissonna légèrement lorsqu'il prit la parole :
— Je me nomme Haërgo, annonça-t-il de son timbre enchanteur, en la saluant gracieusement. Voici donc la fameuse alliée des fées, Aila Grand, transformée pour l'instant en Topéca, la première chamane guerrière. Que tu serais bien parmi nous, ma douce amie ! Tes talents seraient reconnus et appréciés par notre maître. Écoute ma voix, elle n'exprime que la vérité sur ton avenir. Notre empereur cherche une reine. Regarde-toi ! Quel homme, même un roi, pourrait résister à ta beauté farouche et à ta puissance ? Césarus n'attend plus que toi… Rejoins-nous et deviens ce que ta destinée te réserve : une souveraine ! Celle de la plus grande nation que la Terre ait jamais portée ! Viens, Aila, viens, ta vie est d'être parmi nous…

Aila ne bougea pas. Cette voix qui pénétrait sa tête et la sollicitait la troublait plus que de raison, elle devait absolument se reprendre. Pourtant, ses yeux fixaient obstinément la silhouette noire qui lui faisait face, sans réagir. Non, elle ne devait pas oublier qui il était, un sorcier ! Mais cet avenir prometteur la tentait… Elle deviendrait reine ou impératrice, c'était certain. Aila plongea son esprit en lui, découvrant dans sa cruelle réalité, l'être que cachait ce timbre envoûtant. Il n'était qu'un homme du mal, profondément répugnant ! La conscience de la chamane s'éveilla soudainement de ce rêve étrange et se révolta. C'était un sorcier ! un sorcier encore plus profondément abject ! Une créature à abattre et, pour la première fois de sa vie, il était devant elle. Elle pouvait l'observer à sa guise et s'instruire sur ce qui le caractérisait. Comment pouvait-elle s'abstraire de ce représentant du mal ? Premièrement : ne plus écouter sa voix, la refouler très au loin, à la limite de sa perception pour s'en protéger. Deuxièmement : ne pas oublier que c'était un être repoussant, vil et haïssable. Pour terminer : profiter de l'occasion pour en apprendre le plus possible sur eux… Fidèle à son plan d'action, Aila le détailla. Tout, elle devait tout savoir sur lui. Elle enregistra ses traits fins et harmonieux qui esquissaient un ensemble séduisant, puis s'arrêta sur son regard. Tel le miroir d'une âme noire, il présentait une surface lisse à l'extérieur qui livrait un intérieur sombre et lugubre. Elle termina son examen en mémorisant sa façon de se mouvoir, les gestes de ses mains. Il était devenu un objet d'étude et, cette fois-ci, elle ne s'y laisserait plus prendre. Derrière sa façade avenante, il demeurait son ennemi et elle devait le détruire !

◎ ◎ ◎

Du haut de la cuvette, tous les yeux étaient rivés sur Aila et la forme humaine noire qui se faisaient face. Depuis un moment, Adrien, fébrile, se retenait d'intervenir, bouillant intérieurement de s'imaginer Aila en danger. Indécis, il se rapprocha lentement de son cheval quand la poigne d'acier de Quéra se referma sur son bras, l'obligeant à renoncer aussitôt à son projet informulé. Le chef de clan le regarda droit dans les yeux et lui lança :
— Elle nous a dit de rester ici et nous obtempérons. Elle est Topéca et elle sait ce qu'elle accomplit. Nous lui devons la confiance.
Adrien acquiesça à contrecœur, tandis qu'une idée saugrenue lui traversa la tête. Sire Parcot aurait frôlé la crise d'apoplexie si un Hagan lui avait, comme Quéra venait de le faire, rappelé les règles de base de l'obéissance… Inquiet pour sa partenaire, ses yeux revinrent vers elle et ne la quittèrent plus.

Aila sentit la force de la Terre s'élever dans son corps, dans son esprit, devenir totalement sienne. Elle leva son kenda bien haut et le laissa retomber sur le sol qui vibra instantanément.
— Je suis Topéca et Topéca ne se soumet à personne. Vous êtes le mal et Topéca la chamane guerrière est celle qui le détruit !
Elle fonça sur lui. Il esquiva de justesse et le duel s'engagea brusquement. La musique de la Terre, comme un rythme intime, montait en Aila dont les lèvres se mirent à fredonner tout en combattant. Le sorcier, un peu surpris au départ, commença à grimacer quand les attaques d'Aila, portée par sa chanson intérieure de plus en plus puissante, le poussèrent à reculer. Alors même qu'il amplifiait la violence de ses coups, la chamane, sans difficulté apparente, les parait tous avec son kenda qui prenait des allures de bouclier pour l'occasion. Elle faisait rebondir tous les sorts qu'il lui lançait, parfois, elle parvenait aussi à les lui renvoyer. Magie de la Terre contre une magie des fées devenue maléfique, possédait-elle vraiment une chance de le vaincre ? Se contentant de résister, sans s'affaiblir pour autant, elle poursuivait son observation attentive du sorcier, guettant sa première faille. Et si, pour anéantir la plante, il suffisait de détruire l'homme… Tandis qu'il déchargeait sur elle son énergie, attaque après attaque, le chant intérieur de la chamane s'intensifia encore. D'un murmure, il évolua en une mélodie dont le rythme s'accéléra. Aila quitta son style uniquement défensif pour lancer de petits assauts rapides, juste pour le déstabiliser et tester ses réactions. Puis l'être insaisissable qui vivait en elle s'exprima de nouveau. Elle devint un oiseau volant dans les airs, quasiment immatérielle en face d'Haërgo qui avait bien du mal à la suivre, même des yeux. Cependant, incapable d'envisager sa propre défaite, il intensifia ses attaques. Aila resplendissait. Mue par une puissance toujours plus grande, elle envoya une pensée vers Hubert avant de s'élancer en saut arrière. Comme en dehors de son corps, elle regarda l'espace autour d'elle se dérouler au ralenti. D'un geste vif, elle sortit le poignard de Bonneau, maintenant son kenda d'une seule main, et le projeta vers le cœur du sorcier dans lequel il pénétra alors qu'elle le survolait. Elle perçut la mort immédiate de l'homme et son esprit qui cherchait à quitter son cadavre. Retombant derrière lui, elle verrouilla son bâton sur la gorge d'Haërgo pour empêcher son enveloppe corporelle de retourner dans ce qui restait de la plante. Elle se doutait que, si elle la lâchait, l'esprit du sorcier, encore vivant, rappellerait son organisme et le guérirait avant de le réintégrer. Elle renforça sa prise, percevant le dernier combat que livrait l'esprit pour récupérer sa dépouille, puis, dans un hurlement qu'elle seule entendit, il implosa, disparaissant à tout jamais. Enfin, elle consentit à libérer le corps qui s'effondra mollement sur le sol. En elle reflua le pouvoir de la Terre, et la magie des fées réapparut. D'un geste précis, elle ramassa son poignard qu'elle essuya sur la robe noire avant de cristalliser les restes d'Haërgo et de les emprisonner dans la roche de la petite grotte. Plus personne ne les reconstituerait à présent. Soudain, la vérité lui éclata au visage. Par les fées, elle avait tué son premier sorcier ! Elle avait réussi, elle avait vaincu ! Elle leva ses bras, brandissant son kenda d'une main et son couteau dans l'autre, en lançant un long cri de victoire qui résonna dans tout le vallon, se répercutant sur chaque paroi, faisant trembler l'air et vibrer le cœur des hommes qui l'entendirent.

Puis, elle se tut, baissant son arme avant de redécouvrir le paysage ainsi que tous les regards braqués sur elle. Ce n'était plus seulement quelques femmes et guerriers qui étaient présents, mais la tribu entière. Combien de temps avait-elle combattu ? Adrien, chevauchant, trottait à sa rencontre. Il lui tendit une main qu'elle saisit et, d'un geste souple, elle sauta en croupe derrière lui. Après un demi-tour, ils rejoignirent ceux qui les attendaient, impassibles. Nullement déconcertée par ce silence, Aila descendit du cheval. Toujours animée par une force qui rayonnait d'elle comme la lumière du soleil, elle s'écria :
— Nous pourrons fêter ce soir les Esprits de la Terre, le mal n'existe plus ! Reconnaissez-moi, je suis Topéca, la première chamane guerrière !
Elle leva à nouveau les bras vers le ciel et son cri résonna, bientôt accompagné du rythme des lances tapées par les hommes sur le sol et du battement de mains des femmes. Unis dans une même clameur, ils ressentirent tous la communion ultime avec la Terre et un bonheur infini s'empara de leurs cœurs. Quand enfin la voix de la chamane se tut, celle des autres mourut instantanément. Et pourtant, loin de symboliser une absence quelconque, ce nouveau silence respirait une chaleureuse plénitude. Aila remonta derrière Adrien et lui murmura.
— Ramène-moi, j'ai besoin de me reposer.
Il talonna doucement son cheval qui repartit au pas et tous s'écartèrent sur leur passage, leurs regards trahissant l'admiration qu'ils portaient à la combattante. Le chemin du retour parut long à Aila qui résistait au mieux à la fatigue qu'elle éprouvait. Elle espéra que Quéra et sa maari ne seraient pas trop fâchés qu'elle empruntât une nouvelle fois leur tente. Elle saisit la main qu'Adrien lui tendait pour l'aider à descendre et lui souffla, avant de disparaître :
— Tu avais raison, je suis et je reste Aila.

◎ ◎ ◎

Le soir arriva et, à la lumière des chandelles, le cortège des hommes, des femmes et des enfants de la tribu Appa parvint jusqu'au lieu sacré. Adrien se sentait profondément ému de participer à cette fête. En Avotour, aucun culte n'était célébré et, de ce fait, aucune prière ne montait jamais vers le ciel. Cela faisait-il de son peuple des êtres dont l'esprit ne s'élevait plus ? Qu'apportait donc la foi à la vie d'un mortel ? Il avait ressenti cette union parfaite entre les Hagans, la Terre et Aila et, étrangement, son cœur s'était gonflé d'espoir. Tout à cette découverte d'une nouvelle forme d'allégresse, le prince avait lancé ses aspirations vers le ciel, sûrement si différentes de celles du peuple hagan. Son vœu avait été de sauver les hommes, tous les hommes, de l'emprise de Césarus. Peut-être était-ce cela croire : souhaiter si fort pour que tout devînt réalisable. Mais avait-on besoin de dieu ou d'esprit pour se comporter comme un être digne ? Existait-il une nécessité de croire pour espérer ? Il n'accordait aucun crédit aux fées et elles lui étaient apparues. Il considérait à peine plus les Esprits de la Terre et Aila lui démontrait leur puissance… Que tout cela bousculait sa façon raisonnée de concevoir le monde ! Était-il capable de faire évoluer son côté rationnel en une manière différente d'appréhender la vie autour de lui ? Et puis qu'importaient ces questions sans réponses ! Ce soir, pendant la célébration, il serait un Hagan parmi les autres et il allait prier les Esprits de la Terre. Il les remercierait d'avoir accompagné Aila dans sa victoire, mais, pour lui, quels que fussent ces Esprits, c'était elle qui avait triomphé.

À la fin de la cérémonie, Quéra prit la parole :
— Mon peuple, ce soir, nous avons rendu grâce aux Esprits de la Terre pour avoir sauvé nos enfants, épargné nos maaris, restitué notre lieu sacré et également pour avoir permis la plus belle rencontre de notre vie… Notre chemin a croisé celui d'une femme, Topéca, que les Esprits habitent et qui s'exprime en leur nom. Qu'elle soit remerciée par ma bouche, pour nous tous, pour ce qu'elle nous a offert ! Maintenant, il est temps de comprendre ce qui s'est passé lors de ce combat. Topéca, le moment est venu de nous l'expliquer.
— L'homme que j'ai tué s'appelait Haërgo. Avez-vous une idée de qui il était ? interrogea Aila.
Personne dans l'assemblée n'osa une réponse, alors elle reprit :
— C'était un sorcier.
Un murmure parcourut l'assemblée et un de ses membres objecta :
— Stupidité ! Les sorciers sont une pure invention !
— Bon. Quelle autre proposition simple et logique pouvez-vous m'offrir ?
Pas un son ne brisa le silence qui s'était abattu sur la tribu.
— C'est normal que vous n'en trouviez pas, il n'en existe pas d'autres que la mienne. Savez-vous comment j'ai réussi à le détruire ? En tuant son enveloppe corporelle tout en empêchant son esprit de la réintégrer. C'est la seule façon que je connaisse pour s'en débarrasser. À présent, sa malveillance est éteinte. Mais d'autres viendront et recommenceront, pour faire de votre vie une malédiction, et je ne serai pas toujours là pour vous sauver.
— Mais pourquoi ? demanda Astria.
— Pour nous exterminer. Nous sommes un peuple fier avec de forts et valeureux combattants. Quand nous entrons en guerre, nous ne pouvons que vaincre, alors notre puissance l'effraie.
— L'effraie… Mais qui ? intervint Quéra.
— Aujourd'hui, cet homme vit à une grande distance de nous, mais il se rapproche davantage chaque jour. Son nom est Césarus, c'est l'empereur du Tancral, un territoire situé très loin au nord. Il s'est déjà emparé des contrées limitrophes, absorbant les êtres pour mieux les réduire en esclavage. Dorénavant, toujours assoiffé de conquêtes, il convoite tous les pays alentour : Hagan, Avotour, Épicral, Faraday, Wallanie et Estanque. Il veut les envahir tous et tous nous asservir…
— Comment pouvez-vous savoir tout cela ?
— Parce que je suis celle qui voit, répliqua-t-elle d'un ton sans appel. Césarus aspire à se débarrasser de nous, car il nous craint. Il a dressé un premier piège qui a échoué, mais il ne s'arrêtera pas en si bon chemin… Il en placera de nouveaux sur votre route et vous y tomberez, comme vos enfants l'ont fait. Toutefois, entre-temps, il en aura changé leur forme, leur couleur et vous ne saurez plus les identifier…
La discussion entre les membres de la tribu s'animait, entre ceux qui accordaient du crédit aux affirmations d'Aila et les sceptiques qui s'y opposaient, parvenant même à douter du combat auquel ils avaient assisté.
— Que nous proposez-vous ? demanda Quéra.
— Nous n'avons pas de choix pour vaincre, nous devons contracter des alliances avec tous les royaumes en danger.
— Avotour ! Jamais, ce sont nos ennemis jurés ! répliqua une vieille femme.
— Et pourquoi ?
— Parce qu'ils ont tué mes fils !
— Ah… Je suppose que, pacifiques, vos enfants s'y déplaçaient pour faire du troc ou se promener. Est-ce cela, vieille femme, ou suis-je dans l'erreur ? Que pouvaient bien escompter vos garçons armés jusqu'aux dents dans un pays qui n'était pas le leur ? Allez, répondez ! Que venait donc faire votre descendance ? — Mes fils venaient venger nos ancêtres et le sang des nôtres répandu par ces chiens !
— Depuis quand Avotour n'a-t-elle pas mené d'incursion chez nous ? Cent ans ? Deux cents ? Mille ? Aux dernières grandes batailles, ils se sont contentés de nous repousser dans les montagnes sans donner la mort à un seul des nôtres sur le territoire hagan. Pouvons-nous en dire autant ? Pour un Hagan tué, il y a mille ans, nous avons décimé des centaines d'Avotourins ! Alors, maintenant, s'ils se vengent comme nous le faisons chaque jour, combien de nouveaux décès compterons-nous ? Rendu au centuple, ce seraient mille des nôtres exterminés en plus ! De quoi menacer notre population de disparition… De toute façon, si nous ne nous associons pas, nous périrons tous, vous entendez ! TOUS ! Césarus ne voudra pas de nous comme esclaves, je vous l'ai dit, il nous craint ! Il faudra choisir entre mourir ou saisir une chance de se battre et de survivre. C'est cette dernière opportunité que je suis venue vous proposer aujourd'hui, car nous n'aurons pas de nouvelle occasion…
— Nous n'avons pas besoin des autres ! Nous sommes les guerriers les plus forts du monde, lança un Hagan dans le fond.
— Et sans femme, ni descendance, même les meilleurs combattants disparaîtront en une seule génération ! Césarus ne vous attaquera pas de front. Il vous supprimera et votre orgueil lui facilitera la vie ! Que croyez-vous que serait devenue votre tribu sans vos maaris et vos enfants ?
Un silence profond accueillit la question d'Aila.
— Mais nous allier à Avotour… Ce que vous nous demandez est impossible, renchérit Quéra.
— Selon vous, que pensent les Avotourins de ces Hagans qui pillent, tuent, détruisent leur richesse ? Je connais une femme dont la famille a brûlé vive dans un château que vous aviez mis à sac avant de l'enflammer et sa compassion lui a permis de surmonter la haine qu'elle devrait ressentir à votre égard ! Ne me dites pas que les Avotourins sont plus humains et sages que nous ! Ne me dites pas qu'ils sont seuls capables de pardon ! Découvrez en vous ce qu'ils voient de nous !

Aila lança son esprit. Tous les membres de la tribu assistèrent aux exactions commises par d'autres Hagans, la souffrance et le malheur qu'ils répandaient autour d'eux, les enfants massacrés, les récoltes incendiées, la famine et la pauvreté.
— Bien fait, s'écria la vieille femme dont le visage n'exprimait qu'une haine profonde.
Aila reçut sa hargne comme une provocation personnelle. Bien que tentant de contrôler l'ambivalence de ses sentiments, elle n'hésita pas et projeta l'image de deux hommes hagans en train d'égorger deux enfants sous les yeux horrifiés de leurs parents. Le père dénoua ses liens, mais trop tard pour sauver sa progéniture, puis détacha son épouse et tous les deux, récupérant leurs armes, tuèrent leurs agresseurs.
— Mes petits ! hurla la femme.
— Une vie pour une mort est une loi sans merci qui nous incite à une violence sans fin : deux Hagans pour deux Avotourins. C'est la punition des esprits qui réprouvent nos actes et leurs conséquences. Écoutez leurs voix qui se lèvent pour nous dire d'arrêter de nous détruire mutuellement. Nous devons apprendre à nous battre côte à côte ! Césarus est notre seul ennemi commun, c'est contre lui que nous devons faire front.
— Jamais les Hagans n'accepteront de combattre avec quiconque ! Nous sommes un peuple libre ! s'insurgea un homme sur la gauche d'Aila.
— J'entends votre choix. Alors, nous périrons tous en hommes et femmes libres et, avec nous, mourront les Esprits de la Terre. Si tel est votre souhait, je n'ai plus rien à faire ici.
— Non ! Topéca, attendez ! Laissez-nous en discuter ensemble. Je vous rejoindrai sous ma tente un peu plus tard, intervint Quéra.

◎ ◎ ◎

Assis sur les lits, Adrien et Aila entendaient au loin les conversations très animées qui régnaient au sein de la tribu. Des voix s'élevaient, aux accents de colère et de haine, que n'éteignaient pas d'autres, plus modérées.
La chamane soupira.
— Je n'ai pas été convaincante…
— Aila, tu ne peux pas faire évoluer des mentalités ancrées depuis autant de générations en un clin d'œil. Il faudra du temps aux Hagans comme aux hommes d'Avotour pour accepter de tels changements…
— Je le sais… Cela signifie que notre mission est vouée à l'échec. Acri ne nous suivra pas, c'est une certitude…
— Peut-être que non… Mais le trouble que tu parviens à semer dans certains esprits va tôt ou tard ouvrir des brèches dans les convictions de certains d'entre eux. — Le temps presse, Kazar. Ce sera probablement trop tard…
— Et tu auras fait ce que tu pouvais, protesta le prince. Tu ne disposes pas du pouvoir de les faire agir malgré eux, tu bénéficies juste de celui de tenter de les persuader… Aie confiance.
Aila secoua la tête en signe d'agacement.
— Tout ce que je vais avoir créé, ce sont des dissensions au sein d'une tribu sereine ! Quelle réussite !
— Je ne crois pas qu'un seul homme soit capable de vivre totalement en paix avec les autres, même si ce sont ses semblables. Tu auras juste révélé au grand jour les failles qui existaient déjà, mais qui ne s'exprimaient pas.
La jeune femme était visiblement énervée. Elle avait failli et cet échec lui paraissait insupportable. Naïvement, elle avait pensé que son lien indéniable avec les Esprits de la Terre suffirait à convaincre les plus récalcitrants, mais cela n'avait pas été le cas. Frustrée, elle tenta de calmer son anxiété sans y parvenir, dominée par un sentiment profond d'inaptitude.

Quéra écarta le battant de la tente et entra, accompagné d'Astria qui portait le bébé contre elle.
— Topéca, le conseil de la tribu a décidé que nous allier avec les hommes d'Avotour était inconcevable et que nous préférions la mort à la trahison de nos idéaux. Aila opina. Cherchant malgré tout comment les faire fléchir, elle argumenta :
— Aujourd'hui, peut-être, mais demain, quand elle vous rattrapera et emportera ceux que vous aimez, vos femmes et vos enfants, sera-t-il encore temps de changer d'avis ?
— Nous vous avons tous vue à l'œuvre et avons conscience que vous êtes une chamane extraordinaire. Malgré cela, trop d'entre nous doutent que l'homme que vous avez vaincu fût un sorcier. Ils réfutent le fait que nous puissions être balayés aussi facilement par cet empereur dont personne n'a entendu le nom… Le combat d'hier n'a pas suffi à les convaincre. Astria et moi en sommes profondément désolés.
Aila posa délicatement une main sur le bras de Quéra.
— Comme mon frère me le rappelait avec justesse, je suis là pour entraîner et non pour forcer.
Elle jeta un coup d'œil à Adrien avant d'enchaîner :
— Quéra, Astria, nous souhaitons vous remercier pour votre accueil plus que généreux. Il est temps de vous restituer votre tente. Nous partons.
— Si tôt ? s'enquit le chef de la tribu. Vous pourriez essayer quelque chose d'autre ! Astria et moi croyons en vous ! Vous devez leur prouver que vous avez raison !
— Quéra, il n'existe pas de pire aveugle que celui qui ne veut pas voir. Je ne compte contraindre personne… Soyez vraiment très prudents, protégez votre femme et vos enfants. Comme je vous l'ai annoncé, il n'y aura pas de seconde chance. Bientôt, vous ne serez plus en sécurité nulle part. Et puis, merci pour votre confiance.
— C'est à nous de vous remercier ! s'exclama Astria. Alors que vous avez sauvé tant d'entre nous ! L'aveuglement de mon peuple me scandalise. J'étais là quand vous avez préservé nos enfants, vous plongeant dans une faiblesse telle que j'ai craint pour votre vie ! J'étais là quand vous avez combattu si longtemps cet homme que j'en ai tremblé pour vous ! Mais vous avez gagné, la tête haute, sans rien demander. J'ai vu les images que vous avez partagées avec nous et tout était limpide en mon cœur : vous énonciez la vérité. Je veux partir avec vous !
— Astria. Tout ce que vous dites me touche beaucoup, mais je mène une quête qui serait, sans la présence de mon frère, solitaire. Vous élevez deux petits enfants dans la sécurité d'un camp. Cette protection, je ne peux vous l'assurer. Questionnez Kazar, ma vie est une suite d'histoires insensées et parfois dangereuses… Comment pourrais-je vous demander de la partager ? Ce serait de la folie.
Après une brève pause, Aila enchaîna :
— Si vous désirez malgré tout m'apporter votre soutien, peut-être pourriez-vous continuer de discuter avec les vôtres après notre départ en tâchant de les faire changer d'avis ?
Quéra hocha la tête.
— Où vous rendez-vous à présent ? questionna-t-il.
— Je l'ignore… Nous allons prendre la route et la suivre, poussés par le souffle du vent… Mon objectif est de rencontrer Acri pour le persuader de l'existence d'un grand danger. Peut-être, si j'y parvenais, pourrais-je encore sauver notre peuple. Au regard de ce qui vient de se produire dans votre tribu, je doute de réussir, mais je me dois de tenter le coup. Si j'échoue, j'aurais fait tout mon possible… Je suis juste profondément triste quand je songe aux souffrances auxquelles vous allez tous devoir faire face, elles vous emporteront… Mon regret est que je ne serai plus là pour vous aider.
Quéra saisit la main de la chamane et posa la sienne dessus en signe de salut honorifique.
— Bonne route alors… Sachez que plus jamais vous ne quitterez nos cœurs et que nous chanterons Topéca et Kazar jusqu'à notre mort. Astria, peux-tu leur préparer de quoi manger pour leurs prochains repas ? Pendant ce temps, je fais seller vos chevaux. Le vôtre est splendide, Topéca, mais il n'est pas de lignée hagane.
— Non, il provient d'Avotour. Elle s'appelle Lumière. Je ne suis pas simplement une chamane hagane, je viens ici pour sauver les hommes, quelle que soit leur origine, de la frénésie conquérante d'un tyran. Et si aujourd'hui je suis portée par les Esprits de la Terre, demain, ce sera par la magie des fées et, après-demain, probablement par un Oracle…
— La magie des fées ! Un Oracle ! Mais qui êtes-vous donc, Topéca ?
— Vous voulez la vérité, Quéra ? Je ne le sais pas moi-même… Que les Esprits de la Terre vous protègent !
— Que les Esprits de la Terre vous protègent ! leur répondirent Quéra et Astria en quittant la tente.
En sortant, Astria jeta à Aila un dernier coup d'œil empreint d'un grand regret. Cette dernière soupira une nouvelle fois, tout en regroupant ses affaires.
— Tu as fait de ton mieux, lui souffla doucement Adrien.
Elle le regarda.
— Je sais que je vais essuyer un échec avec Acri et, pourtant, je devrai me battre comme si j'allais réussir…
— Alors, nous échouerons tous les deux. À moins que nous ne parvenions à vaincre malgré tout. Nous devons y croire.
— Bien sûr, mais n'oublie pas que je suis celle qui voit… Ce sera quand même un fiasco et assurément une chance de moins de triompher de Césarus.
— En face de la grande souffrance qui les attend, les Hagans seront bien obligés de réagir !
— Mais têtus comme ils le sont, ils peuvent aussi choisir de mourir par orgueil.
— Pas des gens comme Quéra. La vie de sa femme et de ses enfants l'emportera sur le reste, j'en suis certain et tu rencontreras d'autres Quéra et d'autres Astria que tu persuaderas.
— Mais combien auront quitté la terre entre-temps ? murmura Aila, les larmes au bord des yeux.
Il demeura silencieux un moment, puis reprit :
— Trop ! sûrement, mais, lorsque nous en serons là, nous devrons axer nos efforts sur les vivants avant de pleurer les morts.

Astria s'annonça, puis retrouva Adrien et Aila sous la tente. Elle portait une sacoche en cuir qu'elle leur donna. Cette dernière contenait de quoi se nourrir pendant quelques jours, en étant économe. Aila lui sourit, ramassa ses affaires et sortit, suivie par le regard de la femme hagane. Un peu en retard, Adrien achevait de regrouper ses effets et, lorsqu'il entreprit de rejoindre Aila, Astria l'arrêta.
— Kazar, prenez bien soin d'elle. Elle est si puissante qu'on pourrait négliger à quel point elle est fragile, lui conseilla-t-elle.
— Je ne l'oublierai pas, lui assura Adrien avant de la quitter.

◎ ◎ ◎

Ils chevauchaient déjà depuis plusieurs jours. Adrien suivait tranquillement les pas d'Aila qui prenait son temps, projetait son esprit pour savoir où aller, hésitant, rebroussant même chemin quand elle se trompait. Ce matin-là, leur parcours fut encore plus chaotique que les jours précédents. Enfin, elle finit par s'arrêter à une intersection, complètement déboussolée.
— Adrien, je n'arrive pas à déterminer quelle direction emprunter. Les deux sentiers me paraissent équivalents, mais c'est impossible, ils débouchent obligatoirement dans des endroits différents…
— Peut-être se recroisent-ils dans la prochaine vallée ?
— Non, ils se séparent totalement ici.
— Bon. Eh bien, je décide : nous prendrons celui qui descend, dit-il en joignant le geste à la parole.
Aila resta un moment à le regarder s'éloigner, incapable de trancher, puis, finalement, le rattrapa. La montagne, toujours aussi magnifique, leur offrait des paysages somptueux, mais Aila, depuis son départ de la tribu Appa, n'avait plus le cœur à remplir ses yeux de ces merveilles. Elle était retombée dans une apparente indifférence dont Adrien n'était pas dupe ; il savait que cette dernière ne servait qu'à camoufler ses doutes et sa tristesse. Il admira le plateau qui s'ouvrit devant eux au détour d'un lacet. Plusieurs plans d'eau, scintillant dans la lumière du soleil, s'égrenaient sur trois terrasses, surmontées d'un impressionnant pic rocheux que leur chemin longeait par la gauche. Ils passèrent le premier lac, encerclé de petites fleurs blanches, comparables à des pompons. Ce n'était pas la première fois qu'ils en voyaient, mais leur densité les rendait semblables à un tapis de neige protégeant le miroir de l'eau… Adrien se retourna pour le faire remarquer à Aila. Cependant, sa compagne de route, chevauchant tête baissée, ne regardait rien ni personne, isolée du monde et de son partenaire, alors il se résigna à conserver ce qu'il avait apprécié pour lui seul. Arrivés au sommet d'un col, ce fut un nouveau plateau qui se dessina en contrebas, dominé par une gigantesque barre rocheuse, percée de multiples trous et grottes autour desquelles voletait une nuée d'oiseaux. Adrien décida de faire une pause ici où l'amoncellement de grandes pierres les cacherait, et où la place ne manquait pas pour planter la tente à l'abri d'un éventuel vent froid, s'ils convenaient naturellement de passer la nuit en cet endroit.
— Stop ! s'exclama-t-il en descendant de son cheval, moment de détente…
Aila redressa la tête, découvrant où elle était. Il la devina sur le point de contester cet arrêt, mais, n'ayant rien de mieux à proposer, elle mit également pied à terre et alla s'asseoir à côté d'Adrien. Son anxiété était visible.
— Crois-tu qu'une autre fée soit morte ? Je n'arrive plus à me repérer, je ne perçois plus les risques que nous courons, je ne sais plus rien…
C'était donc cela qu'elle appréhendait… Adrien répondit, rassurant.
— Je ne l'imagine pas. Et si tu n'as ressenti aucune alarme, c'est que nous n'avons croisé aucun danger. Et puis, si je me souviens bien, ce ne sont pas elles qui vous guident, mais un Oracle. Ce serait plutôt à son sujet qu'il faudrait s'inquiéter…

◎ ◎ ◎

Le prince lui tendit une poignée de baies séchées qu'elle croqua une par une, lentement. Assise en face de la barre rocheuse, elle observait les oiseaux tournoyer. Pourquoi y en avait-il autant ici ? Elle se figea tout d'un coup, un petit fruit devant sa bouche entrouverte.
— Il est là ! L'homme qui va mourir est là ! Il m'appelle… Sa faiblesse est telle que je dois m'y rendre immédiatement.
Elle se leva précipitamment, plaça sa gourde en bandoulière et sa ceinture à onguents autour de sa taille. Elle commençait à marcher vers la barre quand Adrien, lui courant après, la retint par le bras.
— Mais où pars-tu ?
— Je dois grimper vers la grotte que tu distingues là-bas.
Elle lui montra une petite ouverture noire à mi-hauteur dans le mur rocheux.
— Aila, la nuit tombe bientôt, tu ne peux entreprendre une ascension aussi périlleuse sans aucune précaution.
Elle plongea son regard dans le sien et il vibra sous l'intensité qu'il dégageait.
— Je le dois, Adrien. Je serai de retour demain.
Elle était détentrice de trop de certitudes qui lui étaient inaccessibles pour qu'il pût s'opposer à sa volonté. Tournant les talons, elle laissa Adrien seul et désemparé. Mais où se trouvait la place du prince dans toute cette aventure ? Depuis de début, il n'était qu'un personnage secondaire, lui, le fils d'un roi, aux côtés de cette femme étonnante. Elle ne savait ni où elle allait ni même qui elle était et il n'était pas loin d'éprouver des sentiments similaires. Sa présence dans ce monde hagan devait bien revêtir une importance particulière, sinon il n'aurait pas été désigné par le sort ou par l'Oracle pour l'accompagner dans cette mission. Hubert ou Avelin auraient pu occuper sa place, mais ses deux frères en avaient été empêchés, pas lui. Non, il n'était pas là par hasard, il lui fallait seulement découvrir la raison qui l'avait emmené jusqu'ici… Pour ne pas rester inactif dans l'attente du retour d'Aila, il dressa le campement à l'abri d'éventuels curieux. Sans se presser, cette opération ne mobilisa guère de temps et il eut à nouveau tout loisir pour penser et même s'inquiéter. Ses yeux revenaient sans cesse vers le point mobile sur la paroi qu'il devinait être la jeune femme. Elle progressait doucement, mais sûrement parmi les rochers et lui, tout en bas, s'efforçait d'avoir confiance et de ne pas trembler. Elle avait parcouru un quart du trajet quand des bruits de sabots le firent réagir. Prudent, il se cacha, ne souhaitant pas vraiment rencontrer de Hagans sans elle. Cependant, si la tente ne se voyait pas du chemin, il n'avait guère prêté attention aux chevaux qui devaient être plus ou moins visibles. Il se maudissait pour son étourderie quand un appel retentit à une dizaine de mètres, il reconnut la voix : Quéra ! Adrien bondit par-dessus les rochers qui le dissimulaient, effrayant légèrement les montures.
— Mais que faites-vous ici ? interrogea-t-il avant même de saluer son visiteur.
Tout en adressant la question au Hagan, ses yeux se posèrent sur la troupe qui entourait le chef de clan, elle comprenait au moins une vingtaine d'adultes et leurs enfants, une grande partie de la tribu Appa, mais une partie seulement.
— Ce qui devait arriver s'est produit : notre groupe s'est scindé en deux, expliqua Quéra. Les autres sont restés, nous avons décidé que le combat de Topéca était aussi le nôtre. Nous ne nous rendrons pas sans nous battre.
Adrien ouvrit la bouche, plus que surpris, mais les mots lui manquèrent…
— Où est Topéca ? poursuivit le Hagan.
Adrien désigna sur la barre rocheuse un petit point qui lui semblait avoir à peine avancé.
— Elle rejoint la grotte au-dessus d'elle. Elle doit y retrouver une personne qui va mourir. Enfin, si j'ai bien compris…
Quéra hocha la tête.
— Kazar, nous acceptez-vous comme compagnons ?
Adrien tourna son esprit vers Aila. Il avait tellement pris l'habitude de se fier à ses jugements qu'il se mettait à douter de sa propre aptitude à reconnaître la valeur des hommes. Aila absente, il redevint le prince qu'il n'avait jamais vraiment cessé d'être et tendit la main à Quéra qui la serra avec conviction.
— Vous êtes, avec tous ceux qui vous accompagnent, des Hagans courageux. C'est pour moi un honneur de vous accueillir à nos côtés. Installez-vous. Topéca m'a dit qu'elle devrait revenir demain.

Adrien admira la promptitude avec laquelle la tribu dressa le campement. Il salua tous les membres, discutant aimablement pour faire plus ample connaissance. Il découvrit avec étonnement à quel point il les appréciait. Si quelqu'un lui avait annoncé six mois auparavant qu'il deviendrait proche de ce peuple, il aurait éclaté de rire. Aujourd'hui, la situation évoluait très vite et de ces amitiés nouvelles naîtrait peut-être la victoire. Adrien compta dix couples avec ou sans enfant, trois hommes et deux femmes célibataires, des isolés comme les appelaient les Hagans. Autour du feu, il expliqua la quête de Topéca, choisissant ses mots avec soin. Il exprima avec ferveur son amour de la vie et des êtres humains, sa volonté de résister à tout prix à Césarus. Il aurait désiré également parler de la jeune femme qu'elle était : de sa force, de sa fragilité, de sa solitude, de sa détermination… Cependant, il songea que cette facette de la personnalité de la chamane ne concernait qu'elle et qu'il n'avait pas le droit de la livrer sans qu'elle eût donné son accord.
— Vous l'admirez beaucoup, constata Quéra.
Adrien acquiesça. La nuit, installée autour d'eux, noyait les montagnes dans son ombre. Il lança son regard vers la paroi rocheuse qu'il devinait à peine à présent. Aila était là quelque part, mais où ? Il essayait de se rassurer, se répétant que si elle était en danger, il l'aurait su.
Peu à peu, ses nouveaux compagnons allèrent se coucher et il resta seul avec Quéra qu'il appréciait profondément ; il se sentait en confiance avec cet homme aux traits énergiques.
— Topéca n'est pas votre sœur.
Ce n'était pas une question de la part du chef, mais une affirmation. Adrien décida de ne pas raconter d'histoires à son ami.
— Vous avez raison.
Il s'attendait à d'autres interrogations, mais Quéra lui souhaita simplement une bonne nuit et partit retrouver sa famille. La fatigue pesait sur les épaules du prince, à moins que ce ne fût la crainte qui le rongeait au sujet d'Aila. Il réalisa combien il avait peur de retourner dans leur tente et d'y dormir seul. Se forçant à être raisonnable, il finit par éteindre le feu et jeta un dernier coup d'œil vers la montagne, espérant que la jeune femme allait bien.

◎ ◎ ◎

Aila se rapprochait de la grotte, il lui restait encore quelques mètres à franchir. Elle sentait chacun de ses muscles souffrir de ses mouvements prolongés et inhabituels tout en s'efforçant de ne pas s'y attarder. Elle manquait cruellement d'expérience et d'entraînement, les rochers à escalader en Avotour étant peu nombreux. Les Esprits de la Terre semblaient la pousser et elle les remerciait de chaque avancée, sachant que, seule, elle n'y serait jamais parvenue. Elle essayait de ne pas trop penser au retour, car, sans avoir le vertige, elle pressentait malgré tout que redescendre ne lui paraîtrait pas plus facile voire peut-être même moins… Un dernier effort encore et elle pourrait se glisser dans la grotte. Soudain, elle réalisa que la pénombre de la nuit l'enveloppait. Pourquoi ne s'en était-elle pas aperçue ? Par les fées, elle voyait comme en plein jour… Elle renonça à s'en étonner, indifférente au fait que cette nouvelle aptitude fût un présent des fées ou des Esprits, elle ne désirait qu'une seule chose : arriver. Enfin, elle posa la main sur le sol et se hissa dans la grotte. Elle demeura un instant, paumes et genoux sur la roche, légèrement étourdie, son dos effleurant l'entrée du boyau. Clairement, il était inutile de songer à se relever. Comme ses yeux continuaient à voir en dépit de l'absence de lumière, elle progressa à quatre pattes, regrettant chaque gravier pointu qui cisaillait sa peau. Au bout d'un moment, le couloir s'agrandit enfin et elle se redressa en douceur, grimaçant de chacun de ses mouvements. Bientôt, elle déboucha sur une vaste salle envahie de blocs éboulés. Elle avisa un nouveau passage, diamétralement opposé à elle et, enjambant les pierres qui ralentissaient son avancée, atteignit malgré tout une alcôve naturelle dans laquelle gisait un vieillard à même le sol. Elle fit naître la lumière de ses mains et alluma les deux chandelles près de lui. Silencieuse, elle admira son visage à la peau ridée, témoignage d'une expérience presque séculaire, et ses cheveux blancs et soyeux qui reposaient sur ses épaules. Il respirait faiblement et semblait dormir. Les premières paroles de l'homme trahirent le contraire.
— Topéca, vous êtes là, murmura-t-il d'une voix fatiguée. J'en suis heureux. Je n'ai plus guère à vivre et je dois vous confier tout ce que je sais. Elle percevait chacun des efforts qu'il fournissait pour s'exprimer et les crispations sporadiques du visage de ce dernier indiquaient sa souffrance physique. Elle posa ses mains sur lui pour le soigner, mais il secoua la tête avec douceur.
— Non, ne gâchez pas vos dons pour moi, je ne suis qu'un vieillard qui va bientôt mourir…
— Alors, laissez-moi au moins vous soulager.
Il opina. Comprenant qu'il ne souhaitait pas qu'elle utilisât ses pouvoirs pour lui, Aila fouilla dans sa ceinture à onguents et plaça une feuille devant la bouche du vieil homme.
— Mâchez-la, elle vous apaisera.
Obéissant, il entrouvrit les lèvres avec difficulté, puis commença à mastiquer lentement avant de se présenter dans un discours haché, ponctué de coupures et de silences.
— Je m'appelle Péral, je suis un des derniers chamans du pays hagan. Maintenant, écoutez bien, il me reste juste assez de temps et de force pour vous apprendre tout ce que vous devez savoir…
Durant la nuit entière, Péral parla à la jeune femme, à la fois attentive à ses propos et à son état. Elle lui donnait à boire quand sa gorge s'asséchait, patientait quand il reprenait son souffle, tendait l'oreille quand sa voix s'affaiblissait, le soulageait quand la douleur réapparaissait. Le reste du temps, elle gardait la main du chaman dans la sienne qu'elle caressait avec tendresse comme pour retenir la vie qui s'échappait du corps de ce vieillard, usé par une trop longue existence. Cependant, l'âge n'avait rien ôté au personnage de sagacité… Aila s'imprégna de la douceur qui émanait des deux yeux qui la fixaient sans détour. Ce serait sûrement le dernier endroit où la vie s'attarderait avant de quitter définitivement cet homme moribond.

Alors que Péral dépeignait un éventuel avenir sombre, alliance de souffrance et d'épiques batailles sanglantes, elle lui envia l'indéfectible espoir dans lequel les mots du chaman l'emportaient. Elle admira son extraordinaire altruisme qui rayonnait encore, même à l'approche de la mort. Dès qu'il lui souriait, elle se sentait entourée, protégée et aimée par une vague d'amour universel qu'il déversait avec passion, irradiant de bonté et de bienveillance. Elle fut éblouie de sa connaissance du monde et de sa croyance en l'humanité bien qu'il détaillât sans indulgence les vicissitudes de ses représentants. Prête à tout abandonner de sa quête puérile et insoluble, elle n'avait jamais autant douté de sa vie et, comme un cadeau, Péral lui offrait sa conviction intérieure inébranlable de la création d'une dimension inédite entre les états. Cette dernière brûlait en lui comme un feu plein d'espoirs qui l'amenait même à parler de la victoire de son pays sur Césarus. Si Aila ne fit qu'écouter, le chaman devinait chez elle toutes les questions qui lui traversaient la tête sans qu'elle les exprimât et y répondait en métamorphosant sa consternation en une nouvelle façon d'envisager l'avenir. Il lui expliqua tout ce qu'il savait, tout ce qu'il supposait, tout ce qu'il attendait d'elle, conscient de la difficulté de la tâche qu'il lui confiait. Son espérance en elle semblait absolue. Aila aurait voulu lui dire à quel point il se trompait, mais là encore, il devança ses pensées, balayant ses hésitations et ses oppositions. Vint le moment où il lui annonça que, maintenant, il pouvait quitter cette Terre, il avait rencontré la première chamane guerrière et se réjouissait de la paix qui emplissait enfin son cœur. Il appela une dernière fois les Esprits de la Terre pour effacer la nuit blanche d'Aila et, croisant son regard mouillé de larmes, il précisa :
— Chacun a un temps à faire ici. Le mieux est de le vivre sans regret. Mon existence a été bien remplie et je suis un homme comblé, je peux partir serein et je vous le dois. Merci, Topéca, ou Aila si vous préférez. Surtout, n'oubliez rien de tout ce que je vous ai confié.
— Comment le pourrai-je ? murmura-t-elle, avec un sourire triste.
Les yeux du chaman se fermèrent et Aila resta à ses côtés jusqu'à son ultime souffle. Quand Péral s'éteignit, elle embrassa avec tendresse la main qu'elle avait tenue toute la nuit tandis qu'une larme coulait doucement le long de la joue de la jeune femme avant de disparaître. Cruellement lucide, elle comprit que sa mission ne faisait que commencer. Alors, comme il le lui avait demandé, elle saisit l'amulette qui ceignait le cou de Péral et cette dernière rejoignit ses consœurs autour du sien. Où donc sa mère avait-elle pu récupérer cette ébauche de fées ? Dame Mélinda lui avait conté qu'Efée la lui avait offerte, mais en connaissait-elle la provenance ? Quand Aila reviendrait en Antan, elle lui poserait la question. Ensuite, elle ôta la bague que le chaman portait au doigt. Bien trop grande pour son annulaire, elle l'accrocha sur son gilet. Puis, enfin, elle se résigna à quitter la grotte. Elle n'avait passé qu'une seule et unique nuit auprès de Péral, mais son souvenir resterait à jamais gravé dans sa mémoire comme celui d'un être extraordinaire et incontournable. Si seulement elle l'avait rencontré plus tôt, peut-être son existence troublée lui aurait-elle paru moins pesante… Elle le remercia silencieusement d'avoir allégé sa fatigue, lui jeta un dernier regard empreint de tendresse, puis sortit de l'alvéole qu'elle obtura d'un mur en cristal des fées. Il lui restait à présent à redescendre. Elle espéra que, même après avoir rejoint les Esprits qui l'avaient animé sa vie durant, Péral ne la laisserait pas tomber sur le chemin du retour…

◎ ◎ ◎

Adrien avait mal dormi. Son premier réflexe fut d'observer la montagne qu'Aila avait escaladée. Quittant sa tente, il ne résista pas longtemps au froid matinal qui s'intensifiait jour après jour et préféra rechercher son manteau et celui d'Aila avant de se diriger vers la paroi. Il avançait depuis un bon moment quand, enfin, il repéra un mouvement parmi les rochers à une trentaine de mètres de hauteur : Aila ! Elle revenait ! Il évalua l'endroit où elle devrait poser ses pieds et, poussé par une énergie nouvelle, franchit tous les obstacles pour aller s'asseoir en contrebas, espérant bien ne pas être transformé en glaçons avant qu'elle l'y eût rejoint. Elle progressait moins vite qu'à la montée et Adrien la fixait avec intensité, son cœur en alerte. Finalement, elle mit pied à terre et se retourna. Alors que leurs regards se croisaient, il discerna la surprise qu'elle éprouvait de le voir. Il s'approcha lentement et, avec douceur, recouvrit ses épaules avec le manteau. Les yeux d'Aila se remplirent de larmes et elle se blottit immédiatement au creux de ses bras, les paupières closes. Adrien avait eu le temps de repérer la nouvelle amulette à son cou, ainsi que la bague accrochée à son vêtement et, si mille questions lui brûlaient les lèvres, il les garda pour lui. Peut-être apprenait-il lui aussi à décrypter les silences ; ainsi, il savait d'un simple coup d'œil si elle pourrait répondre ou non. Ils restèrent enlacés jusqu'à ce qu'Adrien lui annonçât :
— J'ai pris une décision quand tu n'étais pas là.
Elle leva vers lui un regard interrogateur. Hésitant entre fierté et embarras, il se lança :
— Notre petit groupe s'est légèrement agrandi en ton absence. De deux, nous sommes passés à un peu moins d'une trentaine de personnes.
Surprise, Aila fronça les sourcils, incertaine de bien comprendre. Adrien lui expliqua que la tribu de Quéra s'était scindée en deux : ceux qui avaient choisi de la suivre et les autres… Il attendit sa réaction, un peu soucieux de ce qu'elle en pensait. Il voulait juste être sûr qu'il n'avait pas commis une erreur si grave qu'elle ferait basculer leur monde et leur avenir. Aila lui sourit.
— Magnifique… Retournons au camp et tu me les présenteras.
Ils repartirent lentement vers les tentes, Adrien énumérant tous ceux qui les avaient rejoints, hommes, femmes et enfants. Aila paraissait très calme, à la fois présente et lointaine. Il se demanda quels secrets, nouveaux et terrifiants, elle avait ajoutés sur ses épaules.

Adrien avait quitté un lieu silencieux où tous dormaient, il le redécouvrit plein d'animation. Tous les gens qu'Aila croisa la saluèrent avec respect et dignité. Elle répondit avec chaleur et son sourire s'élargit quand elle aperçut Quéra et Astria. Elle commença par serrer leurs mains sans un mot avant, finalement, de les étreindre contre elle avec énergie.
— Je vais me reposer, ajouta-t-elle simplement, en regagnant leur petite tente dans laquelle elle s'engouffra.
Adrien la suivit des yeux, croisant les regards pleins de questions de Quéra et d'Astria auxquels il réagit par un haussement d'épaules, signe de son ignorance. Quéra le saisit par le bras, l'entraînant avec lui vers le feu, et lui dit naturellement :
— Viens manger avec nous, mon frère.
Adrien sentit sa gorge se serrer d'émotion et il déglutit difficilement. Cette amitié nouvelle et sincère que Quéra lui offrait le bouleversait. Elle lui faisait peur aussi. Il prenait conscience que, jusqu'à aujourd'hui, il avait vécu très seul, entouré uniquement de sa famille et principalement de sa fratrie. Peut-être, là encore, était-ce l'effet Aila qui donnait à ceux qui l'accompagnaient de multiples occasions d'enrichir leur vie. Après avoir marqué un temps d'arrêt, il n'hésita plus à le suivre et rejoignit les nouveaux arrivants auprès du feu.

◎ ◎ ◎

Aila sortit de sa tente en milieu d'après-midi et accomplit le tour du camp pour refaire connaissance avec chacun. Tous, elle les avait rencontrés, mais d'un vague souvenir, ils devenaient des amis à part entière, avec un nom, un visage associé et une personnalité. Elle s'accorda de nombreuses heures pour les écouter individuellement. Ils lui offraient sans regret leur vie et leur fidélité. Ils l'avaient choisie.

En fin d'après-midi, elle les invita à se réunir autour du feu pour leur parler.
— Il ne peut exister de libres décisions dans le mensonge. Cette nuit, j'ai accompagné le grand chaman Péral dans sa dernière demeure et il m'a légué son héritage…
Un frémissement parcourut les hommes et les femmes qui l'entouraient tandis qu'un sanglot éclatait dans le groupe.
— Je ressens l'attachement que vous lui manifestiez et ce qu'il représentait pour vous. Il m'a confié la tâche de lui succéder, m'assurant que je parviendrai à le remplacer auprès de vous. Cependant, je dois vous avouer que cela m'est impossible sans une entière vérité…
Aila se tut, son regard se tourna vers le sanctuaire du vieillard, elle projeta son esprit vers lui, sachant pertinemment qu'il ne pourrait plus lui répondre.
— Je vous ai menti par la force des choses. Je connais vos coutumes, je connais vos croyances. À aucun moment, je n'ai cherché à en abuser et, pourtant, c'est la faute que j'ai commise. Je m'appelle Aila Grand et je suis née de l'amour entre Barou Grand et Efée, sa femme.
Le murmure se mua en stupeur. Entendant le nom du colosse d'Avotour, quelques gestes empreints de colère se manifestèrent. Des hommes commencèrent à se lever pour quitter l'assemblée. Quéra, qui n'avait pas perdu son aura de chef, interpella sa troupe et ramena rapidement le calme. Obéissant, chacun finit par se rasseoir et écouta. Malheureusement, le respect s'était transformé en hostilité chez certains d'entre eux, Aila le sentait bien, mais elle reprit :
— Je sollicite votre attention jusqu'au bout. Après quoi, vous suivrez ce que votre cœur vous dictera et je l'accepterai. Au début de mon histoire, il y a une jeune fille de seize ans qui a grandi, élevée par son oncle, après le décès de sa mère et le rejet viscéral de son père envers elle. Ensuite, une magie, celle des fées, qui lui tombe dessus sans crier gare. Cependant, n'ayant déjà plus le choix, cette magie, donnée en partage, devient sienne. Des visions l'emportent en pays hagan et la font se tordre de douleur sous une grande souffrance. Tous ces événements l'obligent à franchir des étapes, vite, très vite, peut-être trop. Mais existe-t-il un autre chemin pour elle quand des voix de sorciers l'attirent, l'enchantent et que c'est à son corps défendant qu'elle leur résiste alors que céder serait si facile. Si seulement vous pouviez entendre les accents de ces êtres maléfiques qui cherchent à me posséder… Si seulement vous connaissiez le courage nécessaire pour ne pas y succomber… Si seulement…
Aila ne termina pas sa phrase, elle ferma les yeux un instant et tous se remémorèrent son combat avec l'homme en noir. Reprenant le contact avec son auditoire, elle poursuivit :
— Qu'est-ce qui peut bien pousser une si jeune femme à braver tous les dangers qui se présentent à elle ? Ce qu'elle sait, ce qu'elle voit. Il s'est développé en elle une conviction si intime et si profonde, que quoi qu'il se passe, elle avance jour après jour, car il faut battre Césarus. Et pour y parvenir, elle est prête à tout parce que, elle le sait, sinon nous disparaîtrons tous et vous, les premiers. Je vous l'ai dit et je vous le répète, ce tyran possède la certitude que vous ne fléchirez pas devant lui et il vous craint. Son seul objectif sera de tous vous massacrer au plus vite.
Son regard balaya l'assemblée et elle monta sur un rocher juste au-dessus d'eux.
— Regardez-moi ! Je n'ai que dix-sept ans ! Comment croyez-vous vraiment que je puisse sauver le monde ?
Des larmes apparurent au bord de ses yeux et se mirent à couler les unes après les autres, laissant des traces que fit scintiller la lumière du soleil couchant. C'est à ce moment que le halo qui entourait parfois Aila s'enflamma. Adrien la contempla, bouche bée, mais sa beauté radieuse n'était pas ce qui comptait le plus. Sous leurs regards, elle devenait un flambeau dressé par la Terre pour contrer Césarus, un symbole de rébellion en opposition à un ennemi commun, preuve de la force qui les unirait. Elle apparaissait fière et volontaire, d'un courage hors du commun et même les sillons des larmes sur sa peau n'y changeaient rien.
— Chaman Péral me l'a dit hier. Si j'échoue, notre univers disparaîtra. Parmi vous, existe-t-il une personne qui estime être plus compétente que moi pour réussir ? Je lui cède ma place sans hésitation. Chaque jour, la charge que je porte devient plus accablante, combien de temps encore serai-je capable de lui résister ?
Les yeux fixés vers l'horizon, Aila resplendissait dans les couleurs de l'astre couchant. Qui, à cet instant, pouvait croire qu'elle fût si jeune ? Elle était totalement femme, totalement chamane et encore plus vénérable. Plus personne ne parlait, ne contestait, les hommes et les femmes écoutaient, la respiration coupée. Bientôt, elle posa son regard, qui flamboyait sous les derniers rais orangés du soleil, sur chacun d'entre eux, s'attardant en particulier sur ceux dont elle avait senti la colère ou la réticence et elle explosa :
— Je vais me battre ! Pas pour Avotour, mon pays d'origine, mais pour tous les êtres vivants qui existent et que Césarus veut annihiler. Qu'importe mon nom, Aila ou Topéca ! Qu'importent mes dix-sept ans ! Qu'importe que je sois forte grâce à la magie des fées ou aux Esprits de la Terre ! Je vais me battre et je vais gagner ! Jamais je ne laisserai un homme comme ce monstre détruire ceux que j'aime ! JAMAIS ! J'ai vaincu mon premier sorcier, je les vaincrai tous, sans exception ! Regardez-moi ! Je porte maintenant trois amulettes et je suis dépositaire de deux bagues de chamans ! Je suis celle qui sait ! Je suis celle qui voit et vous êtes, vous, Hagans, peuple ennemi d'Avotour, mes amis. Alors, allez-vous combattre avec moi ? Allez-vous devenir ces hommes et ces femmes qui écriront l'histoire à mes côtés ? Est-ce plus important pour vous d'être Hagan plutôt qu'habitant de la terre ? Accepterez-vous de regarder mourir ceux que vous aimez sans rien dire ni faire ? Moi, je choisis la vie ! Alors, quelle que soit mon origine, suivez-moi ! Devenez les guerriers qui vaincront l'adversité avec moi ! Je vous guiderai vers la victoire !
Un lourd silence accueillit ses derniers mots, tandis que le soleil déposait ses ultimes rayons rougeoyants autour de la silhouette de la chamane. Astria s'approcha, elle regardait Aila avec intensité, puis elle baissa la tête humblement avant de prononcer d'une voix émue.
— Je choisis la vie, celle de Quéra, celle de mes enfants et celle de mes amis. Topéca, tu seras mon guide.
Et elle lança au soleil qui s'effaçait son cri de guerre, si profond qu'il semblait ne jamais devoir s'arrêter. Quand enfin ce dernier s'estompa, l'astre s'était volatilisé. Puis ce fut celui du chef qui s'envola vers le ciel, immédiatement rejoint par tous les autres, et leurs cris unis firent trembler le cœur d'Aila. Quéra vint aux côtés de sa femme, rayonnant de fierté. Sa maari était la meilleure ! Il le savait depuis longtemps, mais le redécouvrait toujours avec un plaisir renouvelé.
Seul Adrien restait silencieux. Depuis les déclarations d'Aila, il se sentait très mal à l'aise avec ses propres mensonges, alors, quand finalement la clameur cessa, il s'avança et attira l'attention de la tribu.
— J'ai, moi aussi, des révélations à vous faire. Après, si nécessaire, je m'effacerai, car le plus important pour moi est la réussite de la mission de Topéca.
Il défit l'ourère qui entourait sa tête et se présenta aux regards, avec courage. Ses traits trahirent une partie de ses origines, il n'était pas simplement hagan. — Je suis Adrien d'Avotour et je veux suivre Topéca pour me battre et empêcher notre monde et ceux que j'aime de mourir.
Quéra s'approcha de lui, puis se tourna vers la foule, toujours troublée par la découverte.
— Cet homme est bon et brave. Il pourrait être l'un des nôtres et, pour moi, c'est un ami, comme il a été le vôtre hier et comme il le sera encore demain, car je suis convaincu que nous pourrons compter sur son courage et sa détermination. Je vous le présente, il est mon frère !
Quéra redressa fièrement sa tête, regardant ses hommes et le silence se brisa une nouvelle fois, remplacé par des cris de joie. Adrien se retrouva entouré par tous et, contrairement à Aila, il eut le sentiment qu'il ne serait plus jamais seul…

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Tome ➀ - Aila et la Magie des Fées Tome ➁ - La Tribu Libre Tome ➂ - L'Oracle de Tennesse Tome ➃ - La Dame Blanche Tome ➄ - La Porte des Temps Tome ➅ - Une Vie, voire Deux Tome ➆ - Un Éternel Recommencement Tome ➇ - L'Ultime Renoncement ➀ à ➃ - La Première Époque ➄ à ➇ - La Deuxième Époque Tous les tomes de la saga de fantasy La romancière Catherine Boullery #fantasy


Extrait gratuit d'un des livres de la saga d'Aila offert par Catherine Boullery, auteure de fantasy (autres passages sur Amazon). Excellente lecture ;)

La mort de son épouse dans un stupide accident de cheval avait représenté une délivrance inespérée et un retour vers une solitude préférable à une existence commune aussi pitoyable. À partir de ce moment-là, il avait retrouvé la paix et menait un quotidien austère autant que chaste, uniquement servi par des valets, évitant toutes interactions inopportunes avec les femmes, à l’exception de sa sœur et d’Inou. Comme aucune d’elles n’entrait dans sa vie, ni par la grande porte ni même par la petite, il s’était dispensé de modifier son avis à leur égard. Si son respect apparent envers la gent féminine semblait inchangé, son statut de roi du Guerek l’imposait, il les méprisait en son for intérieur. Le plus ironique de l’histoire résidait dans la façon dont chacun avait interprété son attitude comme l’expression du deuil qu’il portait toujours, sa douleur encore vivace expliquant sa réticence à se remarier. Finalement, à défaut de devenir inventeur, il aurait dû être saltimbanque, la comédie ne possédait plus depuis longtemps aucun secret pour lui…
Cependant, quand il y réfléchissait aujourd’hui, son constat restait accablant : sa défiance des femmes avait contribué à alimenter un peu plus son sentiment d’inaptitude à être aimé pour lui-même. Alors replonger dans une nouvelle union à presque quarante ans ne le ravissait absolument pas. Son regard s’attardant sur Inou, il se demanda ce que sa tante avait percé de sa relation avec Guisaine. En tout cas, voici un des rares sujets qu’elle n’avait jamais abordés, malgré sa langue bien pendue. Il savait qu’elle s’était inquiétée pour lui, en particulier de l’absence de descendance, mais il était toujours parvenu à dissimuler la réalité de la situation ou, du moins, le croyait-il. De plus, si elle avait vraiment eu conscience du naufrage de son couple, elle ne l’aurait pas amené à renouveler l’expérience, à moins de prétendre qu’une seconde aventure corrigerait la première et lui redonnerait goût à la vie à deux. Cependant, cette possibilité restait au-dessus de ses forces, il se sentait incapable de revivre l’épreuve que constituait le partage de son intimité avec une épouse. Ayant renoncé depuis trop longtemps aux ébats physiques, il s’estimait bien trop vieux pour s’y remettre et ne ressentait à cette évocation qu’une insurmontable répulsion.
— Encore ! s’exclama la voix d’Inou. Si tu voyais comme tes yeux deviennent tristes quand tu commences à douter de toi. Par les vents d’Orkys, tu es le roi ! Allora de Srill est exactement ce qu’elle paraît : une femme avec les pieds sur terre et un cœur gros comme ça. Elle te rendra heureux, j’en suis certaine, et, ainsi, tu pourras enfin tirer un trait sur ton passé.
Une nouvelle fois, il se demanda ce qu’elle avait deviné de cette intimité qu’il lui cachait, mais, comme il ne désirait pas aborder le sujet avec elle, il ne le saurait pas. En raison de son statut de monarque, vaillamment, il reprit son habituel visage impassible qui dissimulait toute sa souffrance intérieure.
— Je vais y réfléchir, déclara-t-il.
— Bien, c’est un début. Souviens-toi que tu n’as plus beaucoup de temps pour t’en préoccuper, elle doit ramener Adélie bientôt…
Ah oui… Il avait oublié ce détail. Adélie entretenait de très bonnes relations avec Allora et, pour se divertir, quittait la quiétude de la forteresse pour une vie plus animée et joyeuse dans le domaine de cette femme, dénommée la « châtelaine » par les habitants de son village.
— Et pour renseigner le peuple sur les événements de ce matin, que décides-tu ? poursuivit Inou.
— Rien.
— Comment ça, rien ?
— Tant que nous ne disposons d’aucune information à partager, je ne vois pas de raison d’en parler.
— Mais la cloche a sonné ! Tout le monde l’a entendue et va jaser…
— Grand bien leur fasse. Je considère cet événement sans intérêt et ne procéderai à aucune annonce.
— Mais…
Kerryen la coupa :
— J’ai dit : rien. D’autres questions avant de retourner à tes occupations ?
Inou s’aperçut immédiatement qu’il cherchait à clore leur discussion, mais elle n’en avait pas terminé avec lui.
— Tu ne désires pas de nouvelles de notre invitée ?
Le roi s’agita légèrement. Avec tous leurs échanges, il avait presque oublié la fille. Invitée ! Sûrement pas ! Cette inconnue n’avait donc pas conscience qu’arriver à l’improviste chez les gens signifiait un inadmissible manque de politesse !
— Si tu veux, répondit-il, marquant bien son indifférence à ce sujet.
Inou fronça les sourcils.
— Je ne devrais pas te rappeler que tu possèdes un devoir envers tout ce qui passe la porte même si, jusqu’à présent, personne n’en avait jamais franchi le seuil.
— Oui, oui…
Elle serra les dents. Manifestement, il écoutait à peine ce qu’elle lui racontait. Feignant de ne pas s’apercevoir de son détachement, elle poursuivit d’un ton sans appel :
— Ta responsabilité de roi est engagée auprès de cette jeune femme. Tu lui dois protection et respect.
— Oui, oui, je sais tout cela ! Pas la peine de me le répéter ! Tu n’as qu’à t’en occuper toi-même si ça te chante, et voilà ! C’est tout ?
— Son allure est bien meilleure que la première fois où tu l’as vue. À présent, lavée, soignée, coiffée et habillée, elle a retrouvé son aspect humain. De plus, avec les pommades de Mukin, ses plaies disparaîtront peu à peu, c’est une bonne chose, non ?
Comme elle escomptait une réaction de Kerryen, ce dernier lui consentit un léger geste de la main signifiant plus son impatience que son intérêt.
— Pour l’instant, je reconnais qu’elle semble avoir du mal à remettre un pied dans la réalité.
— Du mal ! s’exclama son neveu. Du mal ! Tu te moques de moi ! Son esprit apparaît complètement absent et je doute que son état s’améliore un jour. La porte nous a expédié une charge de plus comme si nous ne rivalisions pas de sujets d’inquiétude bien plus essentiels ! Tu te débrouilles comme tu veux avec elle, mais, surtout, tu ne m’en parles pas, je m’en fiche éperdument ! Étant donné que du travail m’attend avant d’aller me coucher, je te souhaite une bonne nuit.
Les yeux d’Inou s’étrécirent, tandis qu’elle ressentait l’envie de lui bondir dessus pour le secouer comme un prunier. Elle ne connaissait pas la nature exacte des dégâts causés par son mariage, mais il fuyait avec constance tout ce qui portait un jupon. Sauf que là, ce n’était plus que l’ombre d’une personne et seul l’intérêt qu’elle recevrait pourrait la sortir de cette profonde apathie. Femme ou homme, quelle importance quand il s’agissait de sauver quelqu’un ! S’efforçant de garder son calme, elle continua :
— Tu te trompes, sa venue est essentielle ! Si elle a survécu à tout ce qu’elle a enduré pour parvenir jusqu’à nous, c’est en raison de sa résistance hors du commun. Bien entourée, je suis persuadée qu’elle reprendra contact avec la réalité. Nous devons tous nous unir pour l’y amener !
Le roi posa sur elle un regard dubitatif, sans même daigner répondre. L’énervement d’Inou s’intensifiant, elle ne souhaita plus que le pousser toujours plus loin dans ses retranchements pour le punir de son inqualifiable attitude. Que pourrait-elle bien ajouter juste pour le provoquer davantage ? Une idée traversa son esprit et, d’un ton redevenu froid, elle lança :
— Pour l’instant, elle dort avec moi, mais tu vas devoir songer à l’héberger chez toi ou à proximité. Je te rappelle que tu lui dois protection !
Les yeux de Kerryen s’enflammèrent. À la mort de Guisaine, il avait abandonné la salle du valet, jouxtant la chambre nuptiale, pour revenir dans celle de son adolescence. Là encore, tout le monde avait interprété son geste comme une volonté d’échapper à son chagrin, et absolument pas comme la fuite d’un endroit maudit. Cette pièce lui appartenait et elle ne resterait qu’à lui !
— Il n’en est pas question ! hurla-t-il. Approche cette petite horreur de mon territoire et, je te le jure, je la balance par-dessus le balcon. Par ta faute, j’ai bien dit TA faute, elle finira réduite en bouillie sur les rochers battus par la mer et dévorée par les crustacés et les poissons.
— Tu dois remplir ton devoir envers elle ! cria Inou encore plus fort que lui.
— Si, à contrecœur, je me suis engagé à veiller sur le royaume, en aucun cas, je n’ai signé pour cette porte et ses fantaisies imbéciles. Tu désires la prendre en charge, parfait ! Occupe-t’en ! Mais, Inou, je te préviens, je ne veux ni la voir, ni m’adresser à elle, ni la trouver sur mon chemin ! Ne l’approche jamais de moi, me suis-je clairement fait comprendre ? conclut-il, menaçant.
Les deux parents s’affrontèrent du regard et, cette fois-ci, la tante considéra qu’elle n’aurait pas gain de cause sur son neveu, tout du moins pas aujourd’hui, même si elle n’était pas du genre à renoncer facilement.
— Nous en reparlerons, lui annonça-t-elle.
— Nous n’en reparlerons pas, répliqua-t-il. Le sujet est définitivement clos !
— Au fait, j’ai embauché Amaury.
Amaury ? Quel rôle venait jouer ce jeune garde dans cette histoire ?
— Comme il a pris soin de notre invitée à TA place, je lui ai octroyé la charge de se consacrer totalement à elle dès cet après-midi. Nous devons trouver un titre à son nouveau poste.
— Tu as quoi ? Mais de quel droit ?
Il se redressa devant Inou, nullement effrayée par l’emportement de Kerryen. Se levant également, elle se hissa sur la pointe des pieds le plus haut possible pour lui faire face.
— Tu m’as dit de m’en occuper, non ? Alors, ne me reproche pas dans le même temps de prendre des initiatives ! D’ailleurs, si, sur ce sujet, tu m’ennuies un peu trop, tu devras te chercher une autre intendante !
— Tu n’agirais pas ainsi, rétorqua-t-il, vaguement inquiet.
— Crois-tu ?
Kerryen fixa son regard sur sa tante manifestement énervée par l’attitude de son neveu qu’elle jugeait inadmissible. Estimant inutile de la fâcher plus, il préféra céder sur ce point.
— D’accord pour Amaury. Mais je te rappelle que je suis le roi et c’est moi, et non toi, qui dois réfléchir à de telles décisions. Je te remercierais à l’avenir de venir m’en référer avant d’en parler aux intéressés.
— Si tu étais le souverain que tu prétends être, je ne serais pas là à en discuter avec toi !
Cette nouveauté dans le discours d’Inou figea Kerryen. Voilà que celle qui passait son temps à lui dire d’avoir confiance en ses capacités, tout d’un coup, remettait en cause ses aptitudes ! À la fois vexé et blessé, il la regarda sortir de la salle, visiblement mécontente. Tant pis pour elle ! Pour l’instant, il avait gagné, mais elle reviendrait à la charge, il la connaissait par cœur. Il se laissa aller dans le fauteuil. Près de sa chambre… mais quelle idée ! Comment avait-elle pu envisager cette éventualité ? Cette pièce restait l’unique place qui n’appartenait qu’à lui et à lui seul. Dès qu’il la quittait, il commençait à être assailli de toute part, entre autres par sa tante, jamais très loin… Personne n’avait le droit d’y pénétrer et, juste par nécessité, il y tolérait la présence d’un serviteur pour un peu de ménage. C’était son endroit de prédilection pour s’isoler, un lieu suffisamment grand pour lui, simplement meublé, qui possédait de larges baies vitrées ouvrant sur le balcon qui courait sur tout le premier étage. Sortant prendre l’air, il venait s’accouder à la rambarde et, là, il demeurait à fixer l’étendue bleu azur de la mer Eimée en contrebas, percevant le faible bruit de ses vagues avant que son attention se reportât sur l’horizon. Il adorait cette impression de solitude qui lui permettait d’échapper aux murs de la forteresse qui, à certains instants de sa vie, ressemblaient plus à une prison qu’à une habitation. Finalement, peut-être aurait-il dû devenir marin… Il aimait aussi la sensation d’étourdissement qui aspirait son esprit lorsque ses yeux se laissaient absorber par le vide qui s’étirait entre le château et le bas de la falaise. Son regard glissa sur la paroi presque verticale qui achevait sa course entre les écueils baignés d’une eau écumeuse. Quelquefois, il se demandait ce que pouvait ressentir un homme quand il sautait. Existait-il un moment où, malgré le fait qu’il fût trop tard, ce dernier éprouvait un regret ou, au contraire, cette chute vertigineuse vers les rochers lui donnait-il un ultime sentiment de puissance ? Comment savoir sinon en essayant ?

Tout en regagnant sa chambre, Inou frémissait de colère. Une fois parvenue chez elle, la crainte la glaça immédiatement. Portée par sa volonté de parler au plus vite à son neveu, elle avait quitté la pièce un peu précipitamment, persuadée de l’arrivée imminente de Mira. Malheureusement, la servante ne s’était pas présentée et, à son entrée, le peu du lit qu’elle aperçut derrière le paravent apparaissait vide. Aussitôt, elle bondit dans cette direction avant de soupirer de soulagement lorsqu’elle découvrit son invitée par terre, complètement recroquevillée sur elle-même, coincée entre le montant en bois et le mur.
— Mon petit oiseau, tu m’as fait peur… Tu sais, te voir dormir à même le sol me peine. Je vais demander à Amaury de te recoucher encore une fois et puis, si tu ne veux vraiment pas, je te laisserai dans ce petit coin sans confort, avec regret…
D’un geste doux, elle caressa ses cheveux courts, puis sortit pour faire appeler Amaury. En raison de sa nouvelle fonction, elle devrait songer à attribuer au soldat une chambre suffisamment proche de la sienne, comme celle désertée par un domestique. Que restait-il comme pièce libre pas très éloignée d’ici ? Oui, celle-ci serait parfaite ! Elle s’y emploierait demain et informerait le garde qui n’aurait ainsi plus à subir la compagnie bruyante de ses frères d’armes.

Une fois Amaury reparti, Inou referma la porte à clé, puis prit, enfin, le temps de s’arrêter un instant. Même si personne ne semblait s’en apercevoir, elle ne rajeunissait pas et, quelquefois, la charge du château commençait à peser sur ses épaules. Lorsqu’une responsabilité supplémentaire échouait entre ses mains, fondamentale, puisqu’il s’agissait de veiller sur un être humain d’une grande fragilité, elle en arrivait à se demander comment elle parviendrait à tout assumer. Cette femme l’avait peut-être rejointe au bon moment, finalement, pour secouer sa carcasse vieillissante et la convaincre que sa vie continuait, lui offrant du même coup une mission à accomplir, une cause pour laquelle se battre. Quand Inou s’allongea sur l’oreiller, un sourire se forma sur ses lèvres. Épuisée certainement, mais plus heureuse que jamais…

Dans le corps étendu derrière le paravent, toute existence consciente avait cessé. Si ses sens percevaient toujours les stimulations extérieures, les bruits, le changement de luminosité, l’animation autour de lui, il ne les recevait pas comme d’éventuelles informations. Celles-ci passaient, puis disparaissaient comme si elles n’avaient jamais eu lieu. S’il éprouvait à peine la faim, la soif ou la souffrance, ces rares ressentis représentaient à peu près tout ce qui le raccrochait à une vague forme d’humanité. Malheureusement, au creux de ce corps, battait un cœur solide qui refusait de se taire, résonnant comme un roulement de tambour régulier, l’obligeant à respirer quand s’éteindre aurait semblé la seule issue pour échapper à ce vide profond, cette nuit trop ténébreuse pour être levée. Dénué de désirs, l’être recroquevillé sur lui-même subissait cette vie qui ne voulait pas le quitter, prisonnier d’un organisme à demi-détruit, d’une absence d’âme, d’un reliquat d’esprit aussi indigent qu’incertain. Bientôt, la nécessité de dormir le força à lâcher prise et le noir le plus total envahit sa tête, effaçant les ultimes bribes de conscience qui le reliait à son environnement.


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