➄ Début du roman de FANTASY - La Porte des Temps de Catherine Boullery

Lecture gratuite : le chapitre 1 de La Porte des Temps de Catherine Boullery
La saga d'Aila  fantasy


fantasy

Note : 4.6 / 5 avec 283  critiques

Le Chapitre 1 de La Porte des Temps en lecture gratuite

« Le temps presse… » Voilà ce que pensait celle qui s’était proclamée la grande prêtresse Ozyrile depuis de nombreuses années, une femme approchant la quarantaine, que l’âge avait à peine effleurée, excepté l’esquisse de quelques rides et de rares fils clairs dans sa chevelure. Ses traits réguliers, son nez droit, sa bouche légèrement étroite formaient un ensemble séduisant qui aurait éveillé l’intérêt si elle n’avait choisi de se grimer aux yeux de ses visiteurs. En effet, chacun d’entre eux devait ignorer l’identité réelle de celle que cachait ce titre emblématique, d’autant plus qu’elle préférait susciter le respect, voire la crainte, plutôt que l’attrait. Dans ce but, elle arborait une perruque hirsute dans laquelle s’entremêlaient des mèches blanches et noires, et son visage, outrageusement maquillé de fards aux teintes similaires, offrait l’apparence effrayante d’un masque mortuaire. Ceux qui pénétraient dans son antre ne pouvaient s’empêcher de frémir face à elle, le ventre noué par la peur. Aujourd’hui, sa réputation dépassait largement les frontières de son pays et son nom, comme un secret tout à la fois obscur et précieux, ne se transmettait plus que de bouche à oreille lors de murmures furtifs. Certains monnayaient à prix d’or une entrevue avec elle, car elle était « L’annonciatrice », celle qui décrivait l’avenir avec une précision aussi parfaite qu’implacable. Devant elle, ils tremblaient d’avance de perdre leur santé, leur fortune, leur amour, leur famille, tandis que, de sa voix incisive, légèrement cruelle, elle traçait sans détour leur incontournable destin, détaillant les épreuves qu’ils traverseraient, se délectant particulièrement de leur caractère sombre et tragique. Une fois à sa merci, ils ne songeaient plus qu’à lui offrir toutes leurs richesses pour dévier leur vie de son cours funeste. Ensuite, monnayer ses services ou vendre potions et onguents devenait un jeu d’enfant. De quoi se réjouir par avance de ces espèces sonnantes et trébuchantes qui rempliraient son escarcelle un peu plus. Non pas que celles-ci lui fussent nécessaires. Cependant, elles lui permettaient de mesurer son ascendant sur les hommes, si crédules, si malléables, si bêtes… De plus, avantage fort appréciable, l’argent pouvait tout acheter… Ces agréables pensées déclenchèrent son rire, légèrement grinçant, à l’image de son personnage. Si seulement les gens avaient simplement effleuré ses pouvoirs réels, bien au-delà de ceux qu’elle exploitait pour eux, ils auraient carrément blêmi avant de s’enfuir. Tout du moins ceux que leurs jambes auraient encore portés. Néanmoins, la nature de certains mystères se révélait si dangereuse qu’elle devait rester ignorée de tous. Dommage… Générer toujours plus de crainte et développer son emprise sur ces benêts ne lui auraient pas déplu.

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Ozyrile noya son regard dans le brouillard des gouttes d’eau qui surmontait la grande marmite au contenu bouillonnant. Un sentiment de tristesse qu’elle ne sut réfréner envahit son cœur. Chaque fois qu’elle semblait enfin atteindre son objectif, un obstacle imprévu s’interposait, reculant impitoyablement les échéances qu’elle s’était fixées… Fulminant intérieurement, son impatience redoublant chaque jour un peu plus, elle maudit ces ultimes contretemps. D’un mouvement rapide, elle s’écarta du chaudron et de ses brumes pour consulter un vieux livre dont les pages écornées et vagabondes fuyaient la reliure. Suivant de son doigt chaque ligne écrite dans une langue étrange, elle traduisit progressivement les conseils nécessaires à l’élaboration d’un élixir qu’elle vendrait à prix d’or. Pourtant concentrée sur la façon d’interpréter le sens des mots, elle leva son regard qui dépassa la table pour se poser sur deux imposants pavés ténébreux, des jumeaux de forme parallélépipédique irréprochable. Son esprit s’égara une nouvelle fois. Marin, son homme à tout faire avait entrepris un long voyage vers le nord, jusqu’aux pieds des montagnes de feu endormies pour tomber sur une veine de cette roche sombre et scintillante, suffisamment riche pour être exploitée. Soumis à des consignes précises et sous la surveillance constante de son bras droit, un artisan local avait taillé les pierres qui avaient été ensuite rapatriées chez elle, lentement, très lentement, en raison de leur masse élevée. À présent, toutes les deux constituaient un de ses plus grands trésors, deux joyaux d’origine volcanique d’une noirceur absolue qui miroitaient pourtant sous les flammes de l’âtre. Quelle incomparable beauté ! Sur leurs surfaces polies, pas le moindre défaut ; ni fêlure, ni rayure, ni même la plus petite inclusion qui auraient dénaturé leur perfection. En un mot, elles s’avéraient idéales.
Pendant les longs mois de la quête du jeune homme, elle-même avait parcouru les contrées environnantes à la recherche de nouveaux écrits traitant des connaissances qui lui manquaient encore. La chance ou peut-être un signe du destin l’avait amenée à tomber sur cet ouvrage pouilleux dont l’apparence démentait la richesse intérieure. Son ancienne propriétaire, une vieille femme insignifiante, avait accueilli chez elle, en toute naïveté, la dame qui avait frappé à sa porte. Elle lui avait montré sans méfiance ses maigres possessions, dont ce livre, livre dont elle ne se serait séparée pour rien au monde, lui avait-elle affirmé. Pour rien au monde ? Vraiment… Pas même la vie ? Finalement, si cette personne avait prévu le sort qu’Ozyrile lui réservait, probablement aurait-elle renoncé à son trésor sans regret, mais elle l’ignorait. La prêtresse voulait l’ouvrage, elle s’en empara sans verser la moindre goutte de sang. Naturellement… Sa préférence l’avait toujours portée vers les poisons. Fascinée depuis son enfance par les plantes et leurs influences sur le corps humain, elle était passée maître dans l’art d’en concocter de subtils aux actions fulgurantes et indécelables. Comment cette pauvre ignare aurait-elle pu deviner que sa charmante invitée, si agréable et pétillante, cachait un être que la morale et les remords avaient déserté depuis tant de temps qu’elle en avait oublié les effets ? Le regard fixé sur sa victime, un sourire satisfait sur les lèvres, la prêtresse avait savouré la paralysie progressive de son hôtesse ; une fois le cœur atteint, un ultime battement, et, alors que ses yeux reflétaient sa totale incompréhension, la mort avait emporté celle-ci, révélant dans son dernier souffle la présence d’un pouvoir résiduel qui s’était éteint avec elle…

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À nouveau, Ozyrile soupira, longuement cette fois. Comment et pourquoi la magie avait-elle pu disparaître ainsi ? Une vingtaine d’années auparavant, cette fascinante entité qui s’étiolait de plus en plus s’était soudainement réveillée, bousculant sa vie et sa conception du monde. Depuis l’enfance, ce petit quelque chose qu’elle possédait de plus que les autres et dont la nature lui avait toujours échappé avait enfin pris un sens ; parallèlement, elle avait senti s’éveiller une incroyable énergie intérieure rehaussée par une redoutable force. Malheureusement, les extraordinaires aptitudes qu’elle avait développées avaient vacillé environ deux à trois ans plus tard, abandonnant de nouveau les hommes à un sort aussi triste que terne. Dès lors, seuls avaient persisté, et ce, de façon aléatoire, quelques dons altérés et insipides, les bribes d’une puissance révolue qui l’amenaient à frémir de dégoût et de colère. Pourtant, au milieu de cette hécatombe, sa profonde détermination lui avait permis de résister. Bien sûr, elle avait rivalisé d’efforts pour renouveler son approche ; en somme, appréhender la magie autrement. Ozyrile, étrangement, paraissait être l’unique personne à avoir compris que cette entité ne s’était pas éteinte, et que, pour renouer le contact avec elle, il suffisait de modifier son regard. Aucune de ses capacités n’avait été amoindrie lors de cet indispensable transfert. Bien au contraire, sa perspicacité et sa perception avaient profité de cette évolution nécessaire pour décupler. Devenue suffisamment sûre d’elle, elle avait choisi de s’enfoncer dans un savoir toujours plus sombre soutenu par une maîtrise croissante. Une analyse objective du passé lui rappela, cependant, qu’après la disparition de la magie sous sa forme habituelle le moindre de ses progrès avait représenté un défi quotidien. Refusant de renoncer à l’essence même de sa vie, à son univers intérieur et à sa puissance silencieuse, elle avait concentré toute son énergie pour tenter de la raviver. Envoyant son esprit dans toutes les directions, vers le ciel, les étoiles, le sol, la mer, le centre de la Terre, elle avait patienté jusqu’à ce qu’enfin une vibration infime lui répondît. Lui avait succédé un laborieux travail de décryptage des nouvelles facettes de cette entité. Confrontée à sa dimension inédite, la prêtresse avait multiplié les stratégies, dont l’usage de la séduction ; comme un cheval sauvage, la magie, rebelle, aimait à être domptée, sans vous faciliter pour autant la tâche pour y parvenir… Ainsi, chaque échec encaissé avait donné à Ozyrile l’occasion de rebondir avec un regard toujours plus ouvert à la différence, sa volonté ne faiblissant jamais. Si elle savait employer son intelligence aussi intuitive que supérieure, aujourd’hui, ses immenses connaissances se heurtaient à une limite qu’elle n’arrivait pas à surmonter et qui contredisait à elle seule le caractère extraordinaire de ses pouvoirs. Son ultime espoir vacillait ; le simple fait d’y songer lui apparaissait intolérable, car elle devait réparer les torts subis par l’être le plus important de son existence. Pour ce dernier, elle était prête à tout, à mentir, à tricher, à voler et à tuer. Détenir ce livre n’avait constitué qu’un obstacle mineur à lever sur son chemin. Elle avait appris à ihnorer les vicissitudes de ses jours, à repousser les remords, à justifier ses actes les plus barbares. Quelques méfaits qu’elle eût commis, elle n’en regrettait aucun et n’hésiterait pas à recommencer si nécessaire. De fait, se débarrasser de tous ceux qui se dressaient sur sa route était devenu comme une habitude sans importance. Elle n’avait pas le choix ! Un large sourire réjoui s’afficha sur son visage. Elle adorait tant cette sensation grisante de tenir le monde entre ses mains, de se jouer des vies dans un claquement de doigts, de dominer ces personnages sans envergure… Son emprise sur eux représentait une juste revanche que son destin lui avait offerte pour remplacer l’avenir qui lui avait été volé. Elle serra les dents, puis ses yeux se voilèrent légèrement quand ses pensées s’attardèrent sur Marin dont elle attendait le retour. Finalement, elle se débarrasserait bien aussi de lui. En effet, depuis quelque temps, il semblait empiéter sur son terrain d’une manière tout à fait inacceptable. Jusqu’à présent, l’homme avait agi avec assez de finesse et de discrétion pour qu’elle décidât de le maintenir à ses côtés encore un peu. En général, la durée de vie de ses assistants n’excédait jamais une année, cependant, son dernier bras droit possédait un indéniable avantage sur ses prédécesseurs. Sa jeunesse, sa beauté et sa peau ferme contre la sienne lui apportaient un réconfort et une fièvre intérieure dont elle appréciait les instants. Alors qu’elle avait repoussé tous les prétendants depuis son adolescence avec une facilité déconcertante, Marin avait ouvert un chemin vers son corps, réveillant chez elle un désir physique dont elle ignorait l’existence. Elle se rappelait le trouble qu’avaient fait naître son regard intense fixé sur elle et la lueur admirative qu’elle y avait décelée, son frémissement sous sa paume masculine la première fois que celle-ci s’était posée sur elle, l’émotion générée par son souffle sur son cou… Elle frissonna aux souvenirs des premières caresses de sa main, de son émoi profond quand ces dernières étaient devenues plus intimes. Elle avait découvert qu’elle adorait être aimée par lui et, rien que pour cette raison, elle lui avait octroyé un sursis qui durerait jusqu’au moment où elle se lasserait. Peut-être plus rapidement que prévu si la duplicité qu’elle redoutait se vérifiait… En effet, sans en avoir l’air, lorsqu’il ne se croyait pas observé, il se rapprochait de ses grimoires et ses yeux indiscrets traînaient plus longtemps qu’ils n’auraient dû sur leurs pages bien trop précieuses pour être partagées avec quiconque, et avec lui en particulier. Sa curiosité sur des sujets qui ne lui étaient pas destinés le propulsait au rang d’ennemi potentiel dont elle devrait se méfier. D’ailleurs, pourquoi s’intéressait-il tant à un savoir qu’il ne pourrait utiliser puisqu’aucun pouvoir n’émanait de lui ? Il ne semblait rien de plus que ce qu’il paraissait et, pourtant, de temps à autre, elle frissonnait légèrement en sa présence pour une autre raison que le désir, pressentant un danger que rien de concret ne venait soutenir. Parfois, lorsqu’il apparaissait plongé dans ses pensées à l’écart des regards, elle distinguait, dans le vert sombre de ses prunelles, un éclat particulier, mélange de convoitise et de perfidie. Fugitive, l’étincelle traîtresse disparaissait, l’abandonnant dans l’incertitude de l’avoir réellement aperçue. Si seulement elle avait compris la cause de son inquiétude diffuse. Si seulement l’impact puissant des charmes de l’homme n’avait pas occulté son discernement…

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De nouveau concentrée, Ozyrile reprit sa lecture. Ses yeux suivirent chaque ligne de la page, puis, parvenue au dernier mot, l’esprit de la prêtresse vagabonda encore. Ah oui, le placement des joyaux noirs… L’endroit pour ériger la porte avait constitué un véritable défi doublé d’une quête longue et ardue. Elle avait sillonné la région et les contrées voisines, questionné la population, étudié dix fois les rares livres susceptibles de lui donner la moindre indication, avant de tomber sur l’information cruciale qui avait résolu toutes ses interrogations. Quelle idée d’avoir parcouru autant de chemin pour finalement localiser le lieu idéal à quelques pas de chez elle ! Une fois le seuil de sa maison franchi, un pic rocheux à contourner, une quinzaine de minutes de marche pour parvenir devant un entrelacs de buissons épineux que rien ne différenciait de tous ceux qui l’entouraient, à une exception près. Derrière lui naissait un étroit et sombre goulet qui rejoignait une grotte dont le secret devait être à tout prix préservé. D’ailleurs, le berger qui l’avait évoquée n’aurait plus jamais la langue trop longue à son sujet. Lui non plus n’avait pas résisté à ses charmes violents et mortels. Quel incroyable hasard d’être tombée sur le seul personnage, encore en vie à l’époque, susceptible de la renseigner ! Indubitablement, soutenue par une telle chance, elle devait réussir ! Dans cette cavité mystérieuse se dressait une paroi parfaitement plane et lisse, comme polie par le grain le plus fin qui fût, une ancienne porte oubliée de tous, assurément. Cependant, et ce fait demeurait un de ses plus incontournables obstacles, ouvrir un accès aussi inhabituel nécessitait une clé très spéciale. Or, la prêtresse ne disposait pas de celle-ci. En fait, le problème était plus complexe qu’il n’y paraissait, parce que nul écrit ne la décrivait et Ozyrile ne possédait pas la moindre idée de l’aspect que celle-ci pouvait revêtir ; ceci n’étant que le premier des points qu’elle devait encore résoudre. En effet, car, une fois l’objet trouvé, comment l’utiliserait-elle pour franchir la porte et revenir exactement au moment souhaité ? Si ses lectures lui avaient apporté quelques éléments intéressants à ce sujet, le passage de la théorie à la pratique lui apparaissait toujours hasardeux. Une erreur de sa part, une mauvaise interprétation, et Ozyrile disparaîtrait définitivement de la surface de la Terre… Une telle conclusion à sa quête était tout sauf envisageable !

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Ses doigts fins tapotèrent le livre. Comment et où pourrait-elle découvrir ces ultimes informations indispensables ? Un Oracle… Oui, inéluctablement… Sa dernière chance ne pouvait résider que dans les connaissances accumulées par une relique aussi ancienne que les portes. Depuis longtemps, Ozyrile préparait le terrain, attendant le moment propice pour lancer son attaque. Soudain, alors que ses pensées s’emballaient, elle se rendit compte qu’elle n’avait que trop tardé, s’éparpillant dans la recherche en parallèle de solutions qui, finalement, ne l’avaient menée nulle part ; les heures perdues ne se rattrapaient jamais. À présent, elle devait repasser à l’action. Refermant d’un geste nerveux son grimoire, elle se précipita vers un second qu’elle ouvrit et feuilleta à toute vitesse. Arcane, Fulgritte… Voilà, ici, Tennesse… le dernier Oracle à avoir fait parler de lui avant de disparaître aux yeux du monde, un joyau bleu à l’éclat étincelant qui se transmettait en pays Hagan, de femme en femme, de peau en peau, étrange d’ailleurs que sa trace se fût effacée en Wallanie… En plus d’être cachés dans des lieux inaccessibles, ces objets, à l’instar de la magie, présentaient la fâcheuse manie de se montrer rétifs à toute tentative de manipulation. Malheureusement, si le livre relatait son histoire passée, il n’abordait pas la plus récente… Le peu dont elle disposait lui suffirait-il pour mettre la main dessus ? De toute façon, elle devait y croire, elle n’était pas allée aussi loin pour renoncer. Selon les informations recueillies, sa dernière manifestation remontait aux grandes batailles contre Césarus. Rien qu’à l’évocation du nom de cet empereur maudit, ses yeux s’étrécirent de haine. Dommage que cet homme fût mort, sinon elle aurait pris un indicible plaisir à lui rendre coup pour coup. Si la torture demeurait inconnue à cet odieux tyran, elle lui en aurait appris chaque détour. Rien que pour lui, elle aurait rivalisé d’inventivité, testé de nouveaux poisons qui, tout en conservant sa conscience intacte, auraient mutilé son corps de façon très progressive. Chaque instant passé aurait amené ce monstre à subir d’inédites dégradations. Par exemple, il aurait regardé sa peau se boursoufler, suinter de liquides purulents et écœurants, tandis que chacun de ses organes aurait graduellement perdu leur fonction. Il aurait pourri sur pied, saignant par tous ses orifices, se vidant dans une interminable agonie, terriblement douloureuse. Malheureusement, il ne devait plus être de ce monde puisque ses nuisances avaient brusquement cessé. Cependant, personne n’avait jamais témoigné de sa mort. Une nouvelle fois, elle s’égarait. Trop de choses tournaient dans sa tête…
Tant d’énergie avait été déployée pour identifier le dernier réceptacle de cet Oracle. Naturellement, car sa renommée avait largement dépassé les frontières de la Wallanie au point de franchir celles de son pays, Le Gerek, le nom de La Dame Blanche était arrivé jusqu’à elle. Si celui-ci n’offrait pas la moindre originalité, puisqu’il n’était que l’homonyme de celui d’une légende épicréenne, la personne, elle, méritait tout son intérêt. Décrite comme une femme lumineuse, aux yeux étincelants et à la longue chevelure blanche, les récits les plus extraordinaires couraient à propos de ses prodigieux pouvoirs. Un simple geste mental lui permettait de se déplacer d’un lieu à un autre, et même d’emmener les gens. Elle contrôlait les esprits des hommes comme ceux des animaux et possédait l’incroyable aptitude d’augmenter sa puissance en unissant les êtres autour d’elle. Finalement, autant d’histoires folles pour alimenter une nouvelle légende et, cependant, parmi tous ces contes plus ou moins folkloriques, trois points ne pouvaient être démentis : cette Dame Blanche avait associé des pays que rien ne prédisposait à lutter ensemble, elle les avait emportés vers une incontestable victoire, pourtant incertaine à l’origine, et, pour ce faire, une force intérieure absolument hors norme l’avait soutenue, une force, Ozyrile en était convaincue, qui ne pouvait provenir que de cet Oracle. Malheureusement, à peine les hommes avaient-ils rengainé leurs armes que la femme s’était volatilisée, et Tennesse avec elle. Qui donc se cachait derrière cette figure mythique ? Encore une fois, la présence de Marin avait représenté un atout dans cette investigation semée d’embûches puisqu’il avait fini par extirper quelques vagues confidences à une jeune Hagane sensible à son indéniable charme. Ensuite, la prêtresse avait remonté la piste, distingué les affabulations de la réalité, croisé les faits pour acquérir l’assurance de détenir toute la vérité à son sujet. Finalement, au bout de son long voyage, elle avait découvert une personne quelconque, mariée et mère de deux enfants. Plus de rayonnement, plus de chevelure blanche, mise à part une étrange mèche, plus aucune trace d’un joyau incrusté dans sa peau et absolument plus rien d’une exceptionnelle combattante, la banalité à l’état pur. Ozyrile avait hésité, se serait-elle fourvoyée ? Point par point, elle avait repris la logique de son raisonnement et, sans conteste, cette femme ne pouvait être que cette Dame Blanche, mais, en perdant sa pierre bleue, elle avait abandonné son incomparable aura. Malgré cette cruelle déception, la prêtresse avait refusé de s’avouer battue. S’installant pour quelque temps à Antan, elle l’avait observée vivre avec sa famille, en espérant que, derrière le pouvoir de l’Oracle, se dissimulait également une part de magie personnelle qu’elle aurait pu conserver, comme c’était le cas pour elle, et transmettre à sa descendance. Mais non, cette mère était aussi insipide qu’elle le semblait, menant une vie rangée d’un ennui profond, avec une fille effrontée, dénuée de réflexion, et un fils totalement effacé, si transparent qu’elle lui avait à peine accordé un coup d’œil. Seul l’époux avait trouvé grâce à son regard, une belle prestance, un combattant aguerri dont l’énergie intérieure s’exprimait autant dans la démarche que dans sa façon de se battre. En l’observant, elle avait même songé qu’il pourrait avantageusement remplacer Marin quand elle s’en débarrasserait. Son homme à tout faire lui avait donné le goût du plaisir et elle ne comptait pas s’arrêter là. Dommage qu’elle eût choisi de rester invisible aux yeux de ce séduisant père de famille, sinon, pour une fois, elle aurait abandonné ses poisons pour des potions aux effets plus sensuels… Enfin, ce dernier point n’avait constitué que la plus mince de ses déconvenues. Sur le chemin du retour, l’esprit en alerte, elle avait élaboré un plan machiavélique dont elle avait soupesé chaque retombée. À l’époque, elle ne savait pas encore comment l’utiliser, mais, aujourd’hui, le moment était venu d’avancer ses pions un peu plus loin. Qu’importait si Ozyrile se trompait de cible, ce ne serait qu’une victime collatérale de plus et, depuis longtemps, elle ne s’embarrassait plus de ce genre de considération, surtout qu’elle éprouvait un immense mépris à l’égard de cette femme. Quelle personne, sinon d’une stupidité affligeante, pouvait avoir détenu autant de puissance et accepté de s’en séparer sans se battre ? La prêtresse frémit, ressentant le désir intense de la réduire en miettes pour lui faire payer son insupportable couardise, puis, pour calmer le rythme accéléré de son cœur, elle inspira lentement. Comme cette mère représentait le seul lien qu’elle possédait avec l’Oracle, Ozyrile avait commencé à jouer avec elle, testant les effets de ses plantes, ses manipulations de l’ombre ne se confrontant à aucune résistance apparente. Face à cette docilité, son pouvoir de suggestion sur elle s’était avéré d’une redoutable efficacité. Elle déplaçait donc ce brave pion au gré de son humeur, détruisant chaque jour un peu plus sa vie, son équilibre et sa famille. À présent, alors que son objectif se dessinait clairement, la moindre étincelle suffirait à faire exploser définitivement son existence bien réglée. Pourquoi pas maintenant ? Si tout se passait au mieux, les conséquences bénéfiques pourraient être doubles. Le cliquetis des ongles de la prêtresse s’accentua sur le livre, tandis qu’une moue de mécontentement crispait son visage. Non, tout ne se passait pas au mieux et le temps pressait… Elle allait devoir accélérer le déroulement des faits, sinon la personne qu’elle aimait le plus au monde ne vivrait probablement pas de nouveau printemps et, ça, elle refusait de l’envisager… S’éloignant de l’ouvrage, elle détailla les pots d’herbacées alignés sur plusieurs étagères, cherchant la plus adaptée à son projet. Elle se décida pour de la poudre d’Hervette, sa préférée, celle dont elle maîtrisait parfaitement les effets et qui rendait son pouvoir encore plus puissant et subtil. Sur le point d’en jeter une pincée dans la marmite aux flots bouillonnants, un coup frappé à la porte retint son geste. Son cœur rata un battement. Rapportait-il enfin le maillon qui lui manquait ?
— Entre, dit-elle, sans se retourner.
Marin, un jeune homme aux boucles brunes qui encadraient un visage aux traits fins et réguliers pénétra dans la pièce. Il affichait une mine sombre à laquelle deux sourcils fournis offraient une impression ténébreuse.
— Alors ? reprit-elle, d’un ton pressant.
Un sourire mutin s’épanouit sur les lèvres de son bras droit, transformant sa physionomie du tout au tout. Le cœur d’Ozyrile bondit. Décidément, ce garçon l’agaçait. Suggestif, il tapota sur sa poitrine du plat de sa main et, son regard de velours fixé sur elle, répondit d’une voix suave :
— Il est là… Mais, pour l’obtenir, il va falloir venir le chercher…
La prêtresse n’hésita pas. Elle se rapprocha de lui et se laissa enlacer. Sa tête basculée en arrière, elle s’adonna au frémissement des baisers sur son cou tandis que des doigts experts ouvraient des voies vers son corps et sa peau. Alors, qu’adossée au mur, elle s’alanguissait sous ses assauts, un éclair de lucidité la traversa. Elle pressentit l’influence croissante qu’exerçait l’amant sur ses sens ; maîtrisait-elle encore vraiment la situation ? Dans un gémissement, sa clairvoyance s’effaça et, ce faisant, elle commit la plus grande erreur de sa vie. Mais aurait-elle pu l’éviter ?

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Longtemps après le départ de Marin, Ozyrile était restée immobile, partagée entre fébrilité et crainte, le petit grimoire serré contre elle. Elle écoutait battre son cœur au rythme de l’espoir qui venait de se raviver. Dans cet ouvrage, à n’en pas douter, elle obtiendrait toutes les réponses convoitées depuis tant d’années. Après toute cette patience, toutes ses attentes déçues, demeurait intacte cette volonté de redonner le bonheur à celui qui le méritait plus que tout au monde. Cependant, elle hésitait presque à ouvrir le carnet, préférant se délecter par avance de sa découverte, l’imaginer avant de le savourer… Alors, elle avait posé le livre sur la table, prenant soin de l’oublier un moment, puis avait vaqué à ses occupations, préparant, entre autres, quelques potions et pommades, comme d’habitude. Pourtant, pendant ce temps employé à d’autres activités, son esprit n’avait cessé de réfléchir, dressant des plans de plus en plus précis, s’apercevant que rien ne l’arrêterait, jamais. Ingénument, elle se prit à rêver que, si elle parvenait à corriger le mal immérité qui avait frappé son histoire, l’avenir pourrait devenir différent. Ainsi, elle sauverait deux cœurs purs en même temps. Si la sienne ne comptait pas, en revanche, l'autre valait tous les efforts entrepris et elle arracherait cet homme qu’elle aimait au-delà de toute raison au destin effroyable qu’il avait connu. Aujourd’hui, meurtri autant dans sa chair que dans sa tête, courageux jusqu’à l’abnégation, il luttait chaque jour pour ne pas l’abandonner à une vie sans lui, alors que son désir de vivre s’était éteint depuis des années… Quand elle franchirait La Porte des Temps, but ultime pour lequel elle se battait chaque jour, elle réparerait toutes les injustices criantes. Grâce à ce retour dans le passé, elle lui offrirait une seconde chance d’être heureux, de gommer les méfaits des êtres maudits qui avaient ruiné son existence et brisé son corps. Si, depuis son arrivée, Marin se chargeait d’une part de son sale boulot, avant lui, elle s’était occupée personnellement de toutes les tâches, des plus viles aux plus sordides. Elle s’en moquait, car, bientôt, celui qu’elle adorait serait libéré des chaînes qui l’entravaient, de la souffrance et du malheur, et elle le retrouverait comme avant, comme elle l’avait toujours aimé, comme elle n’aurait jamais voulu le quitter… Allongée sur son lit, elle imagina cet instant merveilleux, dans tous ses détails, un sourire ému sur les lèvres et des larmes au bord des yeux. Le sommeil la prit en traître et elle s’endormit, l’ouvrage contre sa poitrine.

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Sans même en percevoir la lumière, Ozyrile se réveilla et comprit que le matin était déjà revenu. Comme un flot irrépressible, toutes ses pensées de la veille refirent surface et elle se réjouit de la journée qui s’annonçait, de son destin qui allait basculer, car, enfin, toutes les réponses manquantes lui seraient révélées au fil des pages. Chacun de ses mouvements mesurés, elle se redressa. Le battement calme de son cœur l’étonnait presque, mais il lui renvoyait l’écho de la confiance, entière, qu’elle avait retrouvée. Assise à sa table, absorbée dans la contemplation du livre, elle prit le temps de caresser lentement la couverture, son regard fixant le titre comme pour vérifier une nouvelle fois qu’elle ne rêvait pas : « Le carnet de T. Trully ». Le geste empreint d’un immense respect, elle ouvrit l’ouvrage et entama sa lecture. D’un coup d’œil rapide et avec un plaisir indicible, elle inspecta le sommaire, avisant en particulier la dernière ligne, la septième, dont le libellé lui démontra que toute sa détermination et ses recherches n’avaient pas été vaines. Cependant, pas de précipitation. D’abord, confirmer toutes ses connaissances antérieures avant d’atteindre le passage qu’elle convoitait tant. Les premiers paragraphes détaillèrent un historique dont elle maîtrisait chaque événement. Puis, elle entra dans le vif du sujet : l’aspect de la paroi, le choix et la taille des pierres noires, la manière de les positionner, les endroits dans lesquels les portes aimaient à se dissimuler au regard des hommes… Chapitre après chapitre, Ozyrile plongeait de plus en plus profondément dans le savoir ancestral sur ces incomparables lieux de traversée d’un temps vers l’autre, son esprit tendu comme la corde d’un arc prêt à se rompre, le cœur battant du rythme lent qu’elle lui imposait, se rapprochant inéluctablement de la façon de les activer. Un sourire fugitif éclaira son visage et elle oublia la pièce autour d’elle, son imagination enflammée par la projection de cet instant où, toutes les clés en main, elle la franchirait pour modifier le passé…

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Après plusieurs heures de lecture patiente et attentive, Ozyrile parvenait au dernier volet de l’ouvrage. Submergée par ses émotions, elle apprécia le sentiment de jubilation profonde et intense que ressentait celui sur le point de vaincre, le plaisir indescriptible de se sentir maître de sa vie comme de celle de tous. Bientôt, grâce à son extraordinaire talent et son savoir complété, son pouvoir ressusciterait les portes et elle seule serait capable de les emprunter. Alors, sa toute-puissance devenue illimitée, elle tiendrait l’avenir de chacun entre ses mains. Un sourire naquit sur ses lèvres, tandis qu’elle cherchait à mémoriser cet instant fatidique où son statut de prêtresse basculerait à celui d’être omnipotent… Quel titre pourrait-elle prendre pour cette nouvelle fonction ? Qu’existait-il au-dessus des hommes dont elle pourrait s’inspirer ? Elle fronça les sourcils. La Maîtresse des temps ? L’Excellence de la porte ? Aucune importance… Bientôt, elle serait payée très cher pour modifier le passé. Peut-être finalement n’aurait-elle plus à se cacher… Baignée par ses rêves intérieurs, elle ferma les yeux et imagina son avenir dans un palais luxueux, entourée de serviteurs, sollicitée en permanence par ceux, implorant son aide, qui déposeraient toutes leurs richesses à ses pieds. Là, elle déciderait qui mériterait son attention ou subirait son dédain. Sans le moindre ménagement, elle ferait jeter dehors ceux qu’elle mépriserait au premier regard ou, alors, les ferait tuer, parce que leur existence représenterait une insulte à sa grandeur. Parfois, elle demanderait plus qu’être payée en monnaie sonore, quand un homme lui plairait. Depuis qu’elle avait pris goût à l’amour physique, elle voulait tester la diversité, d’autres façons d’être satisfaite sexuellement. Comme elle n’aurait qu’à claquer des doigts, pourquoi ne profiterait-elle pas de leur corps comme du reste ? Décidément, cette nouvelle vie lui conviendrait à la perfection : le pouvoir, la puissance, la manipulation, l’argent et le plaisir…

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Le moment était venu de découvrir les informations que lui réservait le dernier chapitre. Elle traduisit les phrases au fur et à mesure, consultant, quand elle butait encore sur un mot, un lexique qu’elle avait constitué sur les différents langages rencontrés lors de ses investigations.

« Très longtemps, j’ai cherché le moyen d’activer cette porte en testant de multiples approches. Mes aptitudes ouvraient un champ de possibilités infinies ; ainsi, ma première démarche a été d’accorder mes pouvoirs avec leur fonctionnement et obtenir d’elles, ne serait-ce qu’un frémissement, face à mes sorts et incantations. Pendant presque cinq ans, en parallèle avec la poursuite de mes explorations, j’ai essayé la magie sous toutes ses formes, sans succès. Devais-je en déduire que celle-ci était inopérante ou que, malgré toutes mes tentatives, je n’avais pas encore trouvé la bonne technique ?
Admettre cette première défaite m’apparut très difficile, surtout que tout était en place : la paroi au grain si fin qu’au toucher elle paraissait semblable à de la soie, mes deux pierres noires et brillantes installées sur le sol et encadrant ce qui aurait dû être une porte et qui, pour l’instant, n’était rien d’autre qu’un mur en attente d’être éveillé…

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Après avoir repris le problème depuis le début, je cherchais l’erreur de raisonnement, celle qui expliquerait mon échec si près du but… Finalement, si ni gestes ni mots ne fonctionnaient, un objet inconnu manquait probablement à mon analyse, mais lequel ?
Immédiatement, j’envisageais un fluide, mais, las de ces années perdues à égrainer tous les sorts et incantations, je ne me sentais plus suffisamment courageux pour essayer tous ceux qui existaient. Malgré tout, incapable de renoncer complètement à cette solution, je me lançais dans une réflexion approfondie sur la nature des espèces que devrait inclure ce liquide. Je commençais par tester l’eau, puis toutes les essences et produits que j’avais à ma disposition, une nouvelle fois sans succès, ce qui m’amena à abandonner, persuadé que je m’étais investi, encore une fois, dans une voie sans issue. Tandis qu’un soir je rangeais de vieux documents avant d’aller me coucher, je fis tomber une boîte placée au même endroit depuis tant d’années que j’en avais oublié le contenu. Je m’amusais donc à recenser toutes les babioles insolites qui gisaient sur le sol, leur pays d’origine et leur fonction, quand, tout d’un coup, je compris. La clé ne pouvait être qu’une sorte de talisman unique dont le rôle serait inconnu de tous et de moi également… Bien qu’encore vague, cette conception raviva un souvenir, mais, à peine le frôlais-je, qu’il s’évanouit. Cependant, il m’abandonna l’idée troublante que j’avais croisé cet incroyable objet longtemps auparavant, sans qu’il me revînt ni où ni quand.

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À un sommeil agité succéda une journée pleine d’effervescence. Vingt ans de vie que je parcourus dans mes petits carnets noircis d’annotations, dans l’espoir de retrouver les mots ou l’événement qui réveilleraient ma mémoire.
Que de jours et de nuits passés à redécouvrir mon existence et, soudainement, à la considérer, non plus jour après jour, mais dans sa globalité, comme si je n’avais vécu que pour accomplir un objectif ultime : rallumer cette porte grâce à mon expérience.
Alors que la fatigue me terrassait, que mes yeux me piquaient au point de pleurer, je demeurais solide, me laissant emporter par les idées généreuses qu’une réussite de ma part permettrait d’apporter à chacun. Je changerais le monde en un autre meilleur, réparerais les torts commis envers les hommes de bien, sauverais ceux qui n’auraient pas dû mourir. Je serais une ombre discrète et attentionnée, au service de tous. Je serais le gardien fidèle de la porte et, vigilant, je la protégerais de ma vie si je le devais, quitte à la détruire une nouvelle fois, pour que jamais aucune main mal intentionnée ne s’en saisisse.

◎ ◎ ◎

De toutes mes forces, je chassais donc la fatigue et, après avoir ouvert la dix-septième année, je tombais quelques pages plus loin sur une rencontre particulière à plusieurs points de vue. En effet, je m’en souvenais parfaitement. Alors que je travaillais avec assiduité sur la réaction chimique entre différentes substances, un flacon vidé de son contenu me poussa hors de mes murs. Parcourant les rues à toute vitesse pour rejoindre la boutique de l’herboriste, mon regard perçut un éclat que je ne parvins pas à localiser au premier abord. Curieux, je m’arrêtais, désireux de saisir l’origine de cette sensation incongrue. Bientôt, le scintillement recommença et mes yeux se fixèrent sur un jeune homme, de toute évidence étranger à la ville. Je me rapprochais de lui, fasciné par le rayonnement qui semblait émaner de son corps, à la hauteur de sa poitrine. Cependant, quand j’arrivais à ses côtés, la lumière avait disparu. Aussitôt, je tentais d’engager la discussion avec lui, hypnotisé par une petite pierre aux reflets irisés qui reposait dans l’échancrure de sa chemise. Malgré son apparence tout à la fois banale et mystérieuse, celle-ci attisa tant ma convoitise qu’après quelques échanges rapides, je n’hésitais plus, prêt à offrir à son propriétaire tout l’or que je possédais. Alors que je partageais avec lui mon désir de l’acheter, il me demanda, visiblement étonné : “Quelle pierre ?” Je restais coi un instant, puis précisais : “Celle que vous portez sur vous…” Fronçant les sourcils, il sembla réfléchir un moment, puis sourit : “Ah, celle-là… Ainsi, vous la voyez ?” Surpris par sa remarque, je hochais simplement la tête. “Elle est à vous”, conclut-il en détachant le nœud du cordon qui la retenait à son cou. D’un geste net, il l’accrocha sur moi, tandis que je demeurais stupéfié, puis s’éloigna dans la foule avant de disparaître. Lentement, ma main remonta vers elle et, avec crainte, la saisit comme pour me convaincre qu’elle était bien devenue mienne. Aussitôt, l’inquiétude de la perdre naquit et, jetant des coups d’œil suspicieux aux alentours, je l’enfouis sous mes vêtements de peur d’attirer les regards. Renonçant à mon achat, je rentrais au plus vite chez moi, sa douce chaleur contre ma peau.

◎ ◎ ◎

Comment avais-je pu effacer de ma mémoire cette pierre mystérieuse ? Peut-être suis-je une personne trop inconstante… Un nouvel objet d’attention quelques mois plus tard l’avait probablement reléguée au second plan. Mais, à présent, tout me revenait, sa couleur si extraordinaire dont les nuances dansaient sous la lumière, son éclat qui l’illuminait de l’intérieur vers l’extérieur, sa taille si particulière et si parfaite qu’elle ne semblait être le résultat du travail d’aucun homme et son origine indéterminée, car, connaisseur des roches terrestres, je ne parvenais pas à en identifier la nature. Accrochée au cordon qui la retenait, elle tombait mal et, pourtant, il me vint à l’esprit que ce déséquilibre apparent ne représentait qu’un leurre pour en faire oublier la valeur intrinsèque… Je l’avais certainement rangée dans une de mes nombreuses boîtes à trésors. Restait maintenant à découvrir laquelle d’entre elles renfermait cette inestimable richesse.

◎ ◎ ◎

Une nouvelle fois, je passais des jours et des nuits à ouvrir et recenser le contenu de mes petits coffrets. Quand, enfin, je parvins au dernier, je demeurais confiant, elle ne pouvait qu’y être. Mais, une fois vidé, le désespoir m’envahit… Peut-être que, voulant mieux la protéger que la plupart de mes possessions, j’avais choisi pour elle un abri plus secret. J’avais beau me creuser l’esprit, aucun souvenir ne me revenait en mémoire. Atterré, je m’assis à ma table, prostré, me maudissant pour mon insupportable bêtise… Je restais ainsi, figé pendant un long moment, incapable de trouver le moindre réconfort à mon chagrin. Puis, telle une lumière vive et brève, une idée saugrenue me traversa et, aussi incroyable fût-elle, mon visage s’illumina. Ma main se dirigea vers mon cou et y redécouvrit la pierre que je n’avais jamais enlevée, inaccessible à tous, sauf à moi. Mais, alors, si elle était la clé, pourquoi la porte ne s’était-elle jamais activée quand je la portais ? C’est à cet instant précis que je compris tout. »

◎ ◎ ◎

L’inquiétude d’Ozyrile qui avait cru au fur et à mesure que sa lecture avançait se transforma en rage encore contenue. Le cœur alarmé, elle était parvenue au bas de la dernière page du livre et la fin tant attendue manquait. Elle accusa le coup, le souffle court. Son doigt qui parcourait la reliure y perçut de légères aspérités et ses doutes volèrent en éclats : un feuillet avait été arraché. La violence du choc de cette découverte crispa son visage dans un rictus de souffrance profonde, puis un hurlement jaillit de sa poitrine. D’un geste de colère, elle balaya tout ce qui se trouvait à portée de main avant de sortir dans le couloir.
— Marin !
Où était la page ? S’en était-il emparé ? Si oui, il le paierait de sa vie et sur-le-champ. Elle le ferait avouer ! Personne ne lui résistait et lui, comme les autres, s’agiterait sous ses ordres comme un pantin. Le jeune homme arriva rapidement, l’air préoccupé.
— Grande prêtresse, j’ai entendu votre appel. Que se passe-t-il ?
Il paraissait sincère, mais Ozyrile ne se laissa pas détourner de son objectif initial.
— Où est-elle ? Où est la dernière page ?
Une incompréhension absolue s’afficha sur le visage de Marin.
— Mais de quoi me parlez-vous ? Quelle page ?
— Ne me raconte pas d’histoire ! cria-t-elle en se précipitant sur lui. Je veux l’ultime feuillet du livre que tu m’as dérobé !
— Moi ? Jamais ! Je respecte scrupuleusement toutes vos interdictions. Comme il se terminait par une phrase complète, j’en ai déduit, apparemment à tort, qu’il était intact.
Les traits de l’homme se décomposèrent et il enchaîna :
— Comment pouvez-vous douter de ma fidélité absolue à votre cause ? Moi qui vais au bout du monde pour exaucer tous vos vœux, les plus dangereux comme les plus fous, moi qui mets ma vie en péril quand elle n’est pas entre vos mains… Vous connaissez la vénération sincère que vous m’inspirez au même titre que le profond désir que j’éprouve pour vous, votre beauté envoûtante, votre incomparable force, vos talents inégalés, votre puissance prodigieuse…
Au fur et à mesure que l’homme s’exprimait, ses mots cajoleurs amenaient la colère d’Ozyrile à vaciller et il n’en fut pas dupe. Il poursuivit, en se rapprochant d’elle peu à peu :
— Tout ce que je donne chaque jour n’est que pour vous. Je ne suis que votre humble serviteur dévoué jusqu’à la mort.
Ozyrile réagit à sa proximité et se détourna en répliquant :
— Tu connaîtras cette mort, lente et douloureuse, si tu me trahis et, crois-moi, je saurai faire durer le plaisir !
Il ne se laissa pas impressionner et appuya son corps contre le sien.
— Je ne doute pas une minute de votre aptitude à me réduire à l’état de larve et, pourtant, je reste, totalement soumis à vos envies… La prêtresse cessa de résister. Elle saisit les mains de Marin qu’elle posa sur sa peau, une nouvelle fois inconsciente de la puissance de son désir. Pour l’instant, la page manquante venait d’être reléguée loin dans ses priorités. D’ailleurs, elle possédait une solution de rechange qu’elle mettrait en place dès que l’homme aurait satisfait ses sens.

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Retour au tome 5 - La Porte des Temps

Tome ➀ - Aila et la Magie des Fées Tome ➁ - La Tribu Libre Tome ➂ - L'Oracle de Tennesse Tome ➃ - La Dame Blanche Tome ➄ - La Porte des Temps Tome ➅ - Une Vie, voire Deux Tome ➆ - Un Éternel Recommencement Tome ➇ - L'Ultime Renoncement ➀ à ➃ - La Première Époque ➄ à ➇ - La Deuxième Époque Tous les tomes de la saga de fantasy La romancière Catherine Boullery #fantasy


Extrait gratuit d'un des livres de la saga d'Aila offert par Catherine Boullery, auteure de fantasy (autres passages sur Amazon). Excellente lecture ;)

Avant même le départ, l’esprit d’Aila était allé survoler la ville. Elle n’y avait pas perçu de danger immédiat. Elle décida de rester vigilante, balayant constamment le trajet qu’ils devaient emprunter. Leur groupe progressa aisément jusqu’à la place du furet où les représentants de la chaînerie les accueillirent. Aila, sans être conviée à la réunion, pénétra dans la maison avec eux et attendit au rez-de-chaussée qu’elle se finît. Sans écouter, elle se rendit rapidement compte qu’elle n’avait pas besoin d’être au premier étage pour comprendre que la discussion battait son plein avec de sérieuses divergences d’opinions. Elle marcha jusqu’à la fenêtre, vérifiant d’un regard que Lumière patientait sagement dehors. Sa jument et le jeune garde qui la tenait s’étaient pris d’amitié, car, d’un mouvement cadencé de son museau, elle poussait sa main pour obtenir une caresse… Elle sourit quand elle aperçut le soldat rire et la flatter. Aux bruits qui résonnèrent au-dessus de sa tête, elle comprit que la réunion se terminait enfin. Au même moment, une impression de danger imminent lui étreint le cœur. De la fenêtre, où elle pouvait observer sans être vue, ses yeux parcoururent la place sans rien discerner de particulier et, pourtant, le sentiment de péril restait bien réel, s’amplifiant même chaque seconde. Le roi redescendit avec son fils. Ils paraissaient tous les deux sereins, tandis qu’à l’opposé, les membres de la chaînerie étaient plutôt agités. Cela ne les empêcha pas de s’incliner avec respect et de remercier leur suzerain de façon cordiale. Si la discussion avait été âpre et animée, sa conclusion semblait satisfaisante pour les deux parties.
Elle bloqua le passage du roi tout en lui jetant un regard éloquent et murmura :
— Je sors en premier…
Son kenda à la main, elle se planta devant Sérain et franchit très doucement le seuil, se donnant le temps de tout observer. Ne voyant rien de plus, elle finit par céder la place à son suzerain, quand, soudain, tout se précipita. Un carreau d’arbalète fusa et elle n’eut que le réflexe de lancer sa pensée pour le dévier tandis qu’il se plantait dans le chambranle de la porte sur la droite de Sérain.
Elle s’élança en hurlant :
— Faites rentrer le roi !
Dégrafant sa cape d’un geste, elle fonça vers la maison la plus basse de la rue de l’autre côté de l’esplanade et, se servant de son kenda comme d’une perche, s’envola vers le toit sans le lâcher. Elle se doutait que le tireur, encore présent, n’en resterait pas à un essai raté. Surpris par la rapidité de l’arrivée d’Aila, il jeta son arbalète et se mit à courir sur les tuiles bancales. Elle le poursuivit et, rapidement, ils se retrouvèrent face à face, sur un toit pentu. Le combat s’engagea, Aila avec son kenda, lui, juste avec ses mains et ses pieds. Son agilité extraordinaire décontenançait Aila qui n’avait jamais vu une souplesse si féline combinée à une détente aussi phénoménale… Même Bonneau ne développait pas une telle puissance. Ils se confrontaient, chacun parant les attaques de l’autre sans trouver de failles. Sur la place, la vie s’était figée et tous regardaient la lutte qui se déroulait sur le toit. Aucun des deux combattants ne semblait déséquilibré par sa pente, alors que les tuiles glissaient en permanence sous leurs pieds, avant de finir brisées sur le sol. Aussi vif qu’un chat, l’assassin fit soudain volte-face et, prenant son élan, sauta sur la toiture de la maison de l’autre côté de la rue. Utilisant son kenda, Aila vola derrière lui, ne laissant aucun répit à son adversaire, tandis que celui-ci fuyait de toit en toit, s’éloignant progressivement de la place. Tout à coup, il disparut à ses yeux. Tous ses sens en alerte, Aila se figea, à la recherche du moindre bruit ou d’un infime mouvement. Elle le sentait tout près, mais, dissimulé, il ne bougerait pas avant son départ ; le perdant serait celui qui renoncerait le premier et ce fut elle, le roi attendait sûrement son retour. Elle décida de faire demi-tour pour regagner la place. La traversant au pas de course, elle se rapprocha de la maison où Sérain avait été mis en sécurité, la foule se resserrant autour d’elle. Peu après, quelques acclamations timides, puis franches la remercièrent d’avoir sauvé le roi ou la félicitèrent pour son combat. Écartant avec gentillesse les gens qui se pressaient à ses côtés, elle se fraya un passage jusqu’à la porte. Elle saisit sa ceinture sur Lumière et pénétra dans la demeure.
— Quelqu’un est-il blessé ? interrogea-t-elle en entrant, les yeux aveuglés par la transition brutale du soleil à la pénombre.
— Oui, père, répondit la voix d’Avelin.
Aila sentit son cœur bondir dans sa poitrine. Elle croyait pourtant avoir dévié le carreau ! Le jeune prince s’écarta et elle découvrit le bras entaillé de son suzerain, rien de plus. Elle soupira de soulagement.
— Un des nôtres est parti quérir un médecin, indiqua un membre de la chaînerie.
— Inutile, je m’occupe de soigner le roi. Pourriez-vous mettre une pièce tranquille à notre disposition ?
— Par ici, venez, la guida un autre homme.
Elle s’approcha du roi.
— Vous sentez-vous capable de vous lever ?
— Sans aucun souci, répondit-il, en joignant le geste à la parole.
Ils se retrouvèrent dans une petite chambre lumineuse à l’arrière de la maison. Elle enleva le tampon en tissu qui cachait la blessure et découvrit une coupure moyennement profonde.
— Avelin, quelqu’un a-t-il récupéré le carreau ?
— Non, je ne le pense pas.
— Mettez des gants, arrachez-le et ramenez-le-moi. Je dois vérifier s’il n’est pas enduit de poison.
Avelin sortit aussitôt. Aila s’assit près du roi, prenant le temps d’examiner la plaie. Quand le prince revint avec le carreau, elle s’en saisit, commença par le humer, puis le fit jouer dans la lumière :
— Je n’observe ni odeur ni trace. Bonne nouvelle ! Il était juste destiné à tuer sans vous empoisonner.
Elle sortit sur la table plusieurs flacons, une bande et un tampon. Un sourire taquin sur les lèvres, Avelin lui tendit une bouteille d’alcool qu’il avait cachée derrière son dos.
— Excellente idée ! s’exclama-t-elle.
Elle s’en versa sur les mains pour les nettoyer, puis vérifia attentivement la plaie.
— Elle est bien nette, il me reste à la suturer. Comme je n’ai jamais aimé coudre, je vais utiliser des insectes munis d’une pince fine et très résistante, une trouvaille d’Hamelin, le mage de mon comté.
Plaçant le bras du roi dans la lumière, Aila commença son laborieux travail et ne se redressa que lorsqu’elle eut fixé une quinzaine de petites pinces. Elle appliqua ensuite un onguent à l’odeur âcre sur le bord de la plaie, sans contact direct avec elle, puis massa la peau en mouvements circulaires.
— Cela devrait permettre d’éviter une infection. Je referai votre pansement ce soir.
Elle termina en versant quelques gouttes d’un liquide jaune sur l’entaille pour limiter la douleur, avant d’apposer le tampon et d’enrouler le bandage. Le souverain avait observé un profond silence pendant toute son intervention. Elle rangea son matériel avec application, puis elle s’agenouilla devant lui, tête baissée :
— Mon roi, j’ai échoué à vous protéger et l’assassin m’a échappé…
Les mots suivants se bloquèrent dans sa gorge. Elle attendait la sentence qu’elle méritait.
— J’aurais aimé, chère Aila, que vous fussiez là quand ma femme et ma fille ont été tuées. J’ai la certitude que, sous votre protection, la mort ne nous aurait pas séparés…
Elle n’osait pas relever la tête, doutant du sens des paroles du souverain.
— Aila, regardez-moi.
À contrecœur et la gorge nouée, elle leva son visage.
— La vie devrait m’avoir quitté à présent. Cependant, grâce à vous, je m’en sors avec une plaie bénigne. De plus, vous devez avoir des doigts de fée, car la douleur s’est évanouie au contact de vos mains. Pour ce qui est de la fuite de celui qui a voulu me tuer, aucun de mes soldats, même le meilleur, n’aurait pu le rattraper et encore moins lui résister. De ma position, j’ai assisté à votre affrontement, stupéfiant, c’est le moins que l’on puisse dire… Je n’avais jamais vu un de mes hommes se battre de cette façon… De forces égales, il semble légitime que ni l’un ni l’autre n’ait eu le dessus dans ce combat. Cependant, pour moi, vous avez gagné, car je suis en vie. Pour conclure, j’ai hâte de mesurer les progrès d’Avelin au kenda ! Nous rentrons et je vous fais grâce pour ce soir d’une autre démonstration, mais demain, pas question d’y couper, nous nous rendrons tous au manège !

Quel drôle d’après-midi… ! Songeuse, Aila regardait les branches brûler dans la cheminée de sa chambre. Depuis toute petite, elle avait toujours adoré cela. Tout y était une source d’apaisement comme le crépitement du bois sous l’effet de la chaleur. Elle adorait l’entendre siffler, gémir ou craquer dans l’âtre. Et puis toutes ces flammes mouvantes la fascinaient. Comme des êtres doués de vie, elles dansaient, virevoltaient, parées de leurs couleurs chaudes et chatoyantes. Ses yeux rivés sur elles, Aila ne bougeait plus. Bientôt, pourtant, elle devrait aller vérifier la blessure du souverain et, avec un peu de malchance, le roi devait déjà l’attendre dans son bureau. Elle finit par se secouer et attrapa sa ceinture.

Comme le jour précédent, Sérain, lui aussi, avait le regard perdu dans les flammes de sa cheminée quand elle entra, et elle en sourit. Qu’importait la position sociale, roi ou paysan, le feu exerçait le même attrait sur les rêveurs éveillés… Elle s’approcha doucement, hésitant à signaler sa présence, et sortit de sa ceinture ce dont elle avait besoin, guettant une réaction de roi, qui tardait à venir. Enfin, il parla :
— Comment avez-vous détourné la flèche qui filait droit vers mon cœur pour qu’elle achevât sa course en effleurant juste mon bras ?
Elle ne s’était pas attendue à cette question. Elle ne sut que répondre. Sérain leva les yeux vers elle et les plongea dans les siens comme s’il voulait lire au fond d’elle-même. Elle finit par se lancer :
— Je crois que je l’ai déviée par la pensée, mais je n’en suis pas sûre…
— Et que faites-vous d’autre dont vous n’êtes pas sûre ?
Aila avala péniblement sa salive :
— Par les pensées, je survole les lieux où je vais, je ressens le danger… Je crois que c’est tout.
Elle faillit ajouter « mais je ne suis pas sûre ».
— Combien de lieux avez-vous survolés ?
— Deux. La première fois, quand les mercenaires de Bascetti nous ont attaqués. Et la seconde, aujourd’hui.
— Et en ce qui concerne le déplacement des objets ?
— J’ai planté cinq flèches en même temps dans le cœur de cinq hommes différents…
— Et quand vous vous battez au kenda ?
Surprise, elle fronça les sourcils :
— Vous croyez que là aussi, ce…, elle hésita, ce n’est pas tout à fait moi ?
— Je l’ignore, Aila. Mais vous nous donnez une impression d’être un oiseau. Vous volez dans les airs. Alors, je m’interrogeais…
Elle secoua la tête.
— Cela a toujours été ainsi, je ne l’ai jamais envisagé autrement…
Les questions l’avaient sérieusement ébranlée. Qu’est-ce qui lui arrivait ? Elle sentit les larmes monter à ses yeux, mais se força à rester impassible sous le regard du roi.
— Tous ces talents que vous développez sont donc nouveaux ?
Elle hocha la tête, sans répondre à l’interrogation.
— Et vous les utilisez quand vous le désirez ?
— Non, je ne contrôle absolument rien. Je suis incapable de déplacer le moindre objet dans cette pièce à l’instant où nous parlons. Toutefois, dans l’urgence, je ne réfléchis pas et cela se réalise malgré moi.
Aila se sentait le désespoir monter de plus en plus. Qu’allait penser le souverain de ces étranges talents qu’elle ne dominait pas ?
— Occupez-vous de mon bras à présent. Voyons si la plaie guérit comme vous le souhaitez.
Elle se rinça les mains, défit le pansement, ôta le tampon et tâta avec douceur la blessure qui, en quelques heures, s’était nettement cicatrisée. Elle fut la première surprise et en fit part au roi :
— Votre entaille se referme très vite. À ce rythme, vous n’aurez plus longtemps besoin de mes services. Il faudra veiller, lorsqu’elle sera moins sensible, à bien masser la cicatrice pour qu’elle retrouve une certaine souplesse.
Elle promena ses doigts délicatement sur les chairs, ajoutant onguent et désinfectant.
— Panser de petites plaies fait aussi partie de votre panoplie de talents ?
Elle leva vers lui ses yeux, la bouche entrouverte, elle ne savait que répondre :
— Non ! Enfin, je ne crois pas. Je n’ai rien accompli de particulier…
— Mais vous avez bien déclaré que ma blessure guérissait plus vite que la normale ?
— Oui, mais…
Ce fut trop. Les larmes se mirent à couler sur les joues d’Aila sans qu’elle pût les contenir.
— Pourquoi pleurez-vous ?
— J’ai l’impression de devenir folle, lâcha-t-elle dans un souffle, incapable d’en dire plus…
— Je suppose que l’on a de quoi être déstabilisé lorsqu’on réalise des choses que l’on ne comprend pas soi-même. Mais vos actions se révèlent bénéfiques ! Vous m’avez sauvé, ne l’oubliez pas ! Et, même si cela vous dépasse, vos aptitudes se manifestent toujours de la bonne façon au bon moment. Cela devrait vous rassurer. Vous ne savez peut-être pas ce que vous faites, mais vous le faites bien. Personnellement, je suis entouré de conseillers, censés tout maîtriser et qui, pourtant, cafouillent à longueur de temps ! Je pourrais les envoyer prendre des cours avec vous !
Aila esquissa un sourire entre ses larmes.
— Parfois, jeune fille, il faut des mois et des années pour comprendre ce qui nous arrive. Nous restons à nous demander pourquoi et comment. Est-ce vraiment une question primordiale quand on sait que cela marche, sans connaître ni pourquoi ni comment ? D’autant plus que, pendant que nous nous interrogeons sur nous-mêmes, nous ne progressons pas… Or, aujourd’hui, nous n’avons pas le droit de demeurer immobiles et de tergiverser. Nous ne devons pas patienter jusqu’à ce que les événements nous heurtent de plein fouet pour réagir. Notre devoir est de nous préparer et d’avancer. Comme vous, j’ignore ce que je vais pouvoir réaliser pour sauver mon pays. Je ne connais ni la réponse, ni le pourquoi, ni le comment. Mais j’ai décidé de ne pas rester les bras croisés en attendant que l’on vienne me tuer !
Il la regarda avec intensité, puis, prenant le menton de la jeune fille entre ses mains, il continua :
— Un roi se doit de tout savoir. Alors, écoutez bien ce que je vais vous dire. J’ignore d’où proviennent vos dons, mais je suis certain de deux choses : ils ne font pas de vous une folle et si nous arrivons à sortir de tous nos ennuis, ce sera grâce à eux et à l’emploi que vous en ferez. J’en suis convaincu, Aila.
Elle le remerciait d’un signe de tête quand la porte s’ouvrit soudainement. La voix d’Hubert surprit Aila qui sursauta. Lui tournant le dos, elle essuya discrètement ses larmes.
— Père, je vous croyais seul. Je vous présente mes excuses d’être entré si brusquement, mais je venais d’apprendre que vous aviez été blessé et je m’inquiétais.
Sérain se leva et alla serrer son aîné dans ses bras.
— Me voici bien heureux de te revoir. Tout va bien. Je me porte comme un charme grâce à cette demoiselle qui m’a sauvé la vie. Un bon choix que tu as effectué là, mon cher fils, un très bon choix…
Aila vit Hubert rougir légèrement, car, sans la présence du benjamin de la famille, elle n’aurait probablement pas été choisie… En tout cas, pas par Hubert, à ce moment-là…
— Ma blessure, maintenant bien nette, guérit de plus en plus vite. Au fait, jeune fille, je voulais vous poser une question. Pourquoi passez-vous vos mains à l’alcool avant de pratiquer des soins ?
— C’est pour éviter de te carboniser le bras, cher père, expliqua Avelin qui venait de les rejoindre. Ma garde du corps a été très explicite ce sujet, mais, en général, elle choisit la facilité et utilise l’eau-de-vie. C’est plus facile à boire ensuite !
Aila qui, au début de ces propos, avait levé les yeux au ciel, termina en lui jetant un regard revanchard.
— Et plus sérieusement ? renchérit Sérain.
Cette fois-ci, elle répondit directement :
— Hamelin, le mage de mon château et mon père, Bonneau pensent tous les deux que nos mains, quand elles sont souillées, multiplient les sources d’infection pour les plaies. Bonneau l’a souvent observé en soignant les chevaux et moi aussi. Hamelin partage cette opinion et moi, je l’applique.
— Cela me rassure encore plus sur l’évolution de ma blessure. Je vous accorde toute confiance. Allons manger ensemble. Je suis un père heureux de voir réunis autour de moi deux de mes fils, même si j’aurais bien aimé voir le dernier…
Une voix inconnue résonna soudain :
— Me voici, père !
— Adrien, quelle surprise !
Les trois hommes se précipitèrent vers le quatrième qui venait de rentrer et tous se congratulèrent. Aila décida de s’éclipser discrètement, hasardant à peine un coup d’œil au nouvel arrivant. Parvenue à la salle à manger, elle entra et reconnut la silhouette mal à l’aise qui patientait devant le feu. Elle devait avoir la même allure empruntée ce midi.
— Aubin ! s’écria-t-elle, se ruant vers lui.
Ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre.
— Alors, raconte ! Comment vont Barnais et sire Airin ? Comment cela s’est-il passé avec Amandine ? Comment vont-ils tous ?
— Aila ! Arrête-toi une seconde, tu veux, que je puisse avoir le temps de répondre à tes questions ! Tout le monde va bien et a demandé de tes nouvelles. Ils étaient tous soulagés d’apprendre que ta première mission s’était parfaitement déroulée et que tu avais dépassé toutes les espérances. J’ai rapporté des petits présents pour toi de la part de Bonneau, d’Hamelin, de dame Mélinda et d’Amandine. Je te les donnerai après le repas. Pour le reste, tu ne vas pas le croire ! Barnais a…
Aubin s’interrompit soudainement en apercevant les quatre membres de la famille royale qui entraient dans la salle à manger. Aila se retourna pour se retrouver nez à nez avec le fils cadet, Adrien. Elle fut saisie. Il n’était ni particulièrement beau, ni particulièrement quelque chose d’ailleurs, mais il était tout simplement royal. Il possédait les mêmes cheveux noirs que sa mère, mais elle se perdit un bref instant dans ses yeux mordorés qu’elle n’avait jamais vus chez quiconque. Il s’inclina.
— Je tenais à vous remercier d’avoir permis à mon père d’être sain et sauf pour mon retour.
Sa voix et le moindre de ses gestes dégageaient une telle assurance qu’elle resta figée, debout, en face de lui, avant de bafouiller un « je vous en prie ».
Sérain invita tout le monde à manger et l’ambiance qui régna tout au long du repas fut très animée. Les trois frères rivalisèrent d’éloquence pour raconter leurs différentes missions, évoquant tous les détails, des plus insolites aux plus dramatiques tandis qu’Aubin et Aila écoutaient en silence. Même Hubert avait remisé sa réserve habituelle, tout à la joie de partager un moment en famille. Une fois le dîner terminé, elle se retira avec son frère, tandis que le roi et ses fils retournèrent ensemble vers le bureau.
— Où est ta chambre ? questionna Aila.
— Par là, répondit Aubin, en indiquant un couloir sur la gauche.
— Pas de chance, juste à l’opposé de la mienne !
— Oui, mais je suis à côté de celle de sire Hubert, comme toi tu dois te trouver près de celle de sire Avelin.
Elle ouvrit de grands yeux.
— Tu as raison ! Nos pièces doivent être contiguës ou presque. Tu vas te moquer de moi, je n’avais pas réalisé qu’il dormait dans la chambre voisine de la mienne ! Je ne devais pas être dans mon état normal hier soir !
— Comme cela, j’arrive et j’apprends que tu as sauvé le roi ! Tu m’épates, grande sœur ! À croire que l’aventure ne voyage qu’avec toi, car, pour ma part, je n’ai encore utilisé aucun de mes talents ni sauvé qui que ce soit…
Elle déposa un bisou sur sa joue.
— Oh que si ! Moi ! Et cela fait déjà très longtemps…
Elle prit sa main avec tendresse.
— Fais attention, je vais finir par m’habituer à recevoir des bisous ! Et après, tu ne pourras plus t’en dépêtrer ! rétorqua Aubin.
— Même pas grave !
Ils rirent, tellement heureux d’être ensemble, d’autant plus que cette fois, sûrement la première, ils pouvaient se voir détendus, sans l’ombre du désaccord de Barou planant au-dessus d’eux. Ils s’assirent sur le lit d’Aubin. Ce dernier reprit la parole :

— Je te raconte la suite de mes aventures à Antan. Tu ne vas pas en croire tes oreilles. Barnais a beaucoup plu à Amandine, tu l’imagines sans peine. Elle irradiait de bonheur, tandis qu’il affichait une mine sombre, bien qu’il s’appliquât à être le plus prévenant des hommes avec sa promise. Tu connais Amandine. Elle avait beau voler sur son petit nuage, elle s’est vite aperçue que la joie de Barnais n’égalait pas la sienne. Elle est donc allée le trouver et lui en a demandé la raison. Et Barnais lui a tout déballé.
— Ah ! Qu’est-ce qu’il a dit ? questionna Aila, soudainement inquiète.
— Qu’il ne s’était conduit jusqu’à maintenant que comme un coureur invétéré, un homme pédant et futile et qu’il avait décidé de changer, de repartir à zéro. Il a ajouté qu’il avait beaucoup été touché par l’accueil qu’elle lui avait réservé, par sa gentillesse et son naturel, mais qu’il ne désirait pas qu’elle apprenne par une autre bouche que la sienne les exploits de sa vie passée et ceci parce qu’il la respectait beaucoup trop. Et après…, s’arrêta Aubin, laissant le suspense s’installer.
— Allez, Aubin, raconte la suite !
— Et après, il lui a dit que si elle ne voulait pas d’un homme comme lui, il la comprendrait et retirerait sa demande en mariage, mais que, pour la première fois de sa vie, il entrevoyait la possibilité de rendre une femme heureuse, de créer une famille et qu’il souhaitait du fond du cœur que cette femme, ce soit elle !
Aila parut soulagée…
— Rassure-toi, il n’a pas parlé de toi et de sa demande en mariage. En tout cas, pas que je sache.
Elle tiqua. Ainsi, Aubin avait découvert que c’était Barnais qui avait cherché à l’épouser…
— Je suppose qu’Amandine a donné son accord malgré tout.
— Tout à fait, les noces sont prévues dans six mois et elle m’a prié de te transmettre son invitation orale. Elle espère ta présence…
— Barnais aura fort à faire avec Amandine et son caractère trempé aussi : une main de fer dans un gant de velours… Tu crois que j’ai bien fait de lui confier Barnais ?
— Bien sûr ! Il va devenir doux comme un agneau… J’ai noté, juste avant de partir, qu’ils filaient le parfait amour ensemble. Peut-être que, finalement, ils vivront heureux…
— Oh ! là là ! Aubin, te voilà philosophe sur l’amour…, et connaisseur avec ça ! Des expériences en mon absence ?
— Aucune, sœurette ! Bon, viens que je te donne les cadeaux que je t’ai rapportés, pour vider mon sac et remplir le tien ! Voici celui de Bonneau, il a dit qu’il pourrait toujours te servir.
Aubin lui tendit un étui avec un poignard qu’elle soupesa avec égard. Elle sortit la lame de son fourreau et la fit miroiter sous la lueur de la lampe, parsemant la pièce d’éclats de lumière.
— Maintenant celui d’Hamelin.
Elle s’attendait à un livre et elle reçut… deux livres ! Le premier racontait l’histoire des deux amants, homme et fée, dont elle pouvait être une éventuelle descendante et s’intitulait sobrement « La véritable histoire d’Eery ». Hamelin avait inscrit une dédicace sur la page de garde : « Les contes ne retracent pas toujours que des histoires, entre leurs lignes parfois la vérité se dissimule… » Le second, un livret de séchage pour feuilles et plantes, elle trouva l’idée intéressante et se promit de classer rapidement celles qu’elle détenait pour les préserver. Elle y mettrait les feuilles d’Herbère données par la châtelaine.
— Tiens, celui-ci vient de dame Mélinda, reprit Aubin.
Aila défit le papier avec soin et découvrit une nuisette qui n’avait rien à voir avec sa grande chemise en coton. Cousue dans une étoffe noire et soyeuse, elle offrait un décolleté vertigineux que seules de fines bretelles soutenaient. Un sifflement d’Aubin ramena la jeune fille à la réalité et, cramoisie, elle la replia vite fait avant de la cacher dans son emballage.
— Elle a dû vouloir prévoir le coup si tu rejouais la promise de sire Hubert ! explosa Aubin dans un éclat de rire.
Elle fronça les sourcils.
— Pas la peine de t’en faire, tout le monde est au courant ! Ce n’est pas sire Hubert qui a vendu la mèche, mais sire Airin, très débonnaire et encore plus bavard ! Ton prince a accusé une drôle de tronche quand le châtelain d’Escarfe s’est mis en tête de raconter tous les détails qu’il connaissait. Heureusement qu’il ignorait tout de ton histoire avec Barnais, sinon elle aurait enflammé les oreilles de ses auditeurs ! Tout le monde sait également que tu portes aussi bien la robe que le kenda, voire mieux, et que tu danses comme une princesse !
Aubin était hilare, tandis qu’elle trouvait tout cet étalage de sa vie privée beaucoup moins désopilant. Rapidement, il constata sa contrariété et, retenant à peine son envie de rire, il poussa sa sœur du coude.
— Ne boude pas, Aila, tous nos commentaires n’avaient rien de méchant. Nous avons seulement échangé quelques blagues comme dans le temps, sans plus, je te l’assure.
Elle lui sourit pour lui faire plaisir, mais tout ceci l’ennuyait. Elle ne voulait pas devenir objet de plaisanteries douteuses devant ses amis.
— Et ton père ? s’enquit-elle, changeant définitivement de sujet.
— Ça va.
— Es-tu au courant de ta prochaine mission avec sire Hubert ?
— Non, pas encore. Et toi ?
— Pas plus. Enfin, je sais juste que, bientôt, je dois partir en Hagan sauver une femme qui s’appelle Amata…
— Et comment l’as-tu appris ?
— J’ai, elle hésita, j’ai eu une vision…
— Une vision ! s’étonna Aubin.
— En ce moment, il m’arrive beaucoup de choses bizarres…
— Comme le coup des flèches dans la forêt ?
Elle le fixa, surprise par sa perspicacité.
— Tout à fait. Comment as-tu opéré le rapprochement ?
— Il me semblait bien qu’ils étaient tombés tous les cinq en même temps. Comme signal de départ, tu ne pouvais guère trouver mieux…
Elle hocha la tête.
— Je ne peux pas t’en dire plus parce que, moi-même, j’ignore ce qui se produit, c’est juste déroutant…
— Je suis ici maintenant, tu n’es plus solitaire pour affronter tout cela…
Elle le serra dans ses bras.
— Aubin, tu es le meilleur des frères !
— Je sais et j’entends bien le rester !
Il réprima un bâillement :
— Mais seulement à partir de demain ! Nous sommes partis très tôt ce matin pour arriver avant la nuit et là, une seule chose compte : dormir…
— Bonsoir, Aubin.
— À demain ! Attends, j’allais oublier de te donner le cadeau d’Amandine !
Aila prit le paquet que lui tendait Aubin ainsi que tous les autres présents et regagna sa chambre où elle y rangea tous ses nouveaux trésors, sauf celui d’Amandine qu’elle ouvrit. Elle y trouva une jolie chaîne qui supportait une petite pierre brillante. Que signifiait ce cadeau ? Elle déplia la lettre qui l’accompagnait et en commença la lecture.

Ma très chère Aila,

Aubin a dû te raconter les derniers événements qui ont occupé ma modeste vie de fille de châtelaine, mais il ne connaît pas tous les détails de l’histoire. D’aussi loin que remontent mes souvenirs, j’ai toujours eu envie de te ressembler. Cela doit te surprendre, car je pense ne jamais l’avoir laissé transparaître. Je t’enviais cette liberté infinie dont tu jouissais : celle de ne pas être une femme étriquée par son rôle. Tu chevauchais, combattais, étudiais et moi, je me contentais d’exécuter ce que l’on attendait de moi. N’y perçois aucun regret, à présent, je suis heureuse d’être ce que je suis et encore plus comblée que Barnais devienne mon mari même s’il t’a adressé sa première demande… Tu vois, cela aussi, il me l’a avoué, et tout le reste… Je sais qu’aujourd’hui, si mon mariage a une chance de réussir, ce sera grâce à toi… Si Barnais m’avait épousé en demeurant comme il était auparavant, je crois que je l’aurais tué de mes propres mains !

Tu es partie trop vite la dernière fois et tu as emporté avec toi mon regret de ne pas t’avoir offert un souvenir de notre amitié. Aubin me permet de réparer cette erreur. J’ai choisi une gemme transparente, légèrement bleutée et scintillante : c’est une aigue-marine ou pierre d’esprit. J’ai trouvé qu’elle t’irait parfaitement ! Je l’ai fait monter sur une petite chaîne pour que tu puisses la porter en te souvenant de moi…

Antan est devenu trop calme depuis ton départ et tu me manques terriblement. C’est seulement maintenant que je réalise la place que tu prenais dans ma vie. Enfin, aujourd’hui que j’ai Barnais, j’aurai moins souvent l’occasion de penser à toi ! Si jamais, dans six mois, tu entends parler d’un beau mariage, c’est le mien, essaie d’y être…

Prends bien soin de toi.
Amandine

Aila reprit la chaîne qu’elle fit tournoyer entre ces doigts. C’était vraiment très joli et elle se sentit extrêmement touchée par le geste d’Amandine. Puis, bâillant comme son frère, elle décidait de se coucher quand on frappa à la porte. Elle l’entrebâilla et se retrouva en face d’Avelin.
 — Je suis désolé de vous déranger si tard, mais je n’avais pas encore trouvé l’occasion de vous remercier d’avoir sauvé père et je voulais m’en acquitter ce soir…
Il la regardait si intensément qu’elle comprit la frayeur qu’il avait éprouvée à l’idée de perdre également son père. Elle frappa doucement son épaule avec son poing.
— Pas de soucis entre amis. Bonsoir, Avelin.
— À demain, Aila.
Elle se glissa entre ses draps, repensa à tout ce qu’elle avait vécu dans cette journée et s’endormit sans toucher le livre des fées, pourtant dissimulé sous son oreiller.


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