➇ Début du roman de FANTASY - L'Ultime Renoncement de Catherine Boullery

Lecture gratuite : le chapitre 1 de L'Ultime Renoncement de Catherine Boullery
La saga d'Aila  fantasy


fantasy

Note : 4.6 / 5 avec 283  critiques

Le Chapitre 1 de L'Ultime Renoncement en lecture gratuite

À peine l’imprévisible porte des temps franchie que leurs pieds retrouvaient la compacité d’un sol, mais également, immergés jusqu’aux chevilles, son humidité. Après un moment de flottement, Pardon et ses enfants, Naaly et Tristan, découvrirent l’endroit singulier qui les accueillait, un espace bleuté sur trois cent soixante degrés, avec une ligne d’horizon qui séparait une étendue aqueuse turquoise à perte de vue d’un ciel azuré tout aussi infini. Et rien, absolument rien d’autre…
Un instant plus tôt, en sautant dans l’onde circulaire, l’inquiétude devant l’inconnu les avait assaillis, doublée par la plus profonde des incertitudes : effectueraient-ils un bond dans le temps ou un simple transfert vers un nouveau lieu insolite ? Naturellement, à cette angoisse légitime s’était ajouté le chagrin d’abandonner femme ou mère dans le monde précédent. À présent qu’ils identifiaient les contours de leur destination, ils tenaient une réponse, partielle cependant. Quels dangers inédits affronteraient-ils ici ? Quelles épreuves cruelles traverseraient-ils encore ? Dans quelle mesure se montreraient-ils suffisamment forts pour leur résister ? Qui partirait du groupe au prochain plongeon si leur déduction logique — un de moins à chaque passage — se concrétisait ? Malheureusement, le paysage limpide qui se dévoilait sous leurs yeux demeurait muet sur ses intentions.

◎ ◎ ◎

Dévoré par ce qu’il avait laissé derrière lui en franchissant cette nouvelle porte, Pardon se reprochait toujours de ne pas avoir convaincu Aila de poursuivre cette aventure avec leurs enfants, tandis qu’il serait resté avec Martin… À la seule évocation de cet homme, il frissonna, chassant au mieux l’image dérangeante de celle qui avait été sa femme enlacée par cet étranger. Comment ne pas souffrir de cette proximité entre eux, alors qu’il connaissait tout d’elle ? Son sourire délicat comme son regard d’une rare profondeur, le frémissement de ses muscles sous l’impact d’une tension intérieure, le grain satiné de sa peau sous ses doigts, la douceur de ses lèvres comme la saveur de ses baisers, la façon dont le désir la cambrait ou le bruissement léger de sa respiration accélérée par le plaisir, l’empreinte qu’abandonnait son corps contre le sien quand elle quittait l’étreinte de ses bras. Dire que quelques mois plus tôt il l’avait laissée partir sans même réagir… Maintenant, il s’en voulait tant de ne pas avoir cherché à la retenir. Étouffé par une colère teintée de détresse, il avait joué l’indifférence face à ce qu’il considérait comme une trahison de la part de sa femme et, aujourd’hui, son infinie bêtise ne cessait de le consumer. Bientôt, il finirait en cendres… Si seulement il pouvait retourner en arrière, tout recommencer, se précipiter derrière elle cette fois et la rattraper pour l’empêcher de terminer ainsi, d’abord, entre les mains de cette femme grimée qui l’avait dépouillée autant de son histoire que de sa mémoire, puis entre ceux d’un autre homme que lui, un roi, ou encore ce Martin. Insupportable ! Étonnamment, pendant cette course folle dans le labyrinthe, il avait cru au réveil de leur complicité, voire de l’ébauche d’une tendresse, jusqu’au moment où, auprès de la cascade, elle l’avait repoussé, lui annonçant sans détour qu’elle ne l’aimait pas. Le cœur brisé, il ne pouvait que se maudire ; il avait échoué tant à la reconquérir qu’à la retenir. Les doutes qui l’avaient déjà assailli resurgirent, toujours plus intenses et accablants, ceux qui le hantaient depuis longtemps ; sa relation avec Aila avait-elle été créée de toutes pièces pour donner naissance à Naaly ? Un profond découragement l’envahit ; aucun d’entre eux ne sortirait de ce lieu, tout du moins, pas intact…

◎ ◎ ◎

– Bien…, commença Naaly, c’est bleu de la tête aux pieds, y’a pas à dire… Et un peu humide avec ça, ajouta-t-elle en examinant le bas de ses bottes trempé. L’un d’entre vous aurait-il une idée sur la direction à emprunter ?
L’écho de sa question atteignit Pardon avec retard, renforçant au passage son sentiment d’inaptitude. Pourquoi avait-il cru un instant que son esprit serait capable de percevoir plus que ses yeux ? Parce qu’Aila le lui avait affirmé… Mais, à présent, elle n’était plus à ses côtés et leur histoire avait pris fin. De surcroît, il l’avait délibérément abandonnée dans le monde précédent. Alors que ses pensées tournaient en boucle dans son cerveau, le chagrin le submergea encore une fois. Ne pas faiblir, pas encore… S’il arrêtait de s’apitoyer sur lui-même, peut-être pourrait-il recommencer à réfléchir intelligemment et s’intéresser à la question de sa fille. Devant le silence qui persistait, Naaly s’énerva.
– Oh ! Les garçons ! Réveillez-vous ! Nous n’allons quand même pas prendre racine ici ! Enfin, dans la mesure où nous aurions la chance fabuleuse de nous transformer en végétaux dans ce lieu dépouillé de verdure…
Tristan annonça avec une pointe d’amertume :
– Je ne peux rien vous proposer. Je ne parviens à lier aucun contact avec la magie. De plus, pour ce que j’en fais dorénavant, inutile de le regretter.

◎ ◎ ◎

Pardon posa son regard sur lui, percevant le trouble profond de son enfant. Trouverait-il suffisamment de courage pour affronter les paroles qu’il prévoyait ? Pourtant, il pressentait la nécessité de crever l’abcès avant que celui-ci devînt susceptible d’envenimer la situation de façon insidieuse. À présent que leur nombre était réduit à trois, l’ombre d’Aila ne pouvait que planer sur eux comme l’expression d’un combat qu’ils auraient perdu, principalement parce qu’ils ne l’auraient pas correctement mené.
– Désirez-vous que nous en parlions ? demanda-t-il, tout en assurant sa voix pour lui éviter de trembler.
– De quoi ? s’étonna Naaly.
– Maman…, précisa son frère.
Les traits de la jeune fille se crispèrent aussitôt.
– En plus d’ignorer où nous devons aller, vous me cassez les pieds ! Reprenons les événements chronologiquement. Pour commencer, elle nous avait prévenus dès le départ qu’elle nous quitterait quand le moment lui conviendrait et, en conclusion, elle a tenu parole. Fin de l’histoire ! Aucun de nous ne serait parvenu à infléchir sa décision, vous le savez très bien ! Alors, si vous aimez vous morfondre sur le passé et renoncer à avancer, continuez à vous comporter stupidement ! En tout cas, moi, je persiste à penser qu’une solution nous permettra de remettre un peu d’ordre dans tout ce bazar et que, si nous voulons la trouver, nous devons nous bouger ! Et tout de suite !
Pendant la tirade de Naaly, Tristan avait bien tenté de lui signaler qu’elle devait modérer ses propos, mais, exaspérée, elle ne s’était même pas aperçue de la pression de son regard sur elle. À l’instar de Pardon, il se reprochait lui aussi d’avoir abandonné sa mère sans avoir cherché à infléchir sa décision, persuadé qu’elle aurait constitué un choix préférable à sa propre présence. Sans la magie pour le soutenir, malgré son père et sa sœur à ses côtés, il se sentait totalement orphelin, insignifiant également, comme s’il ne savait pas exister autrement qu’à travers elle. Son voyage auprès de Merielle lui revint en mémoire. Comment cette entité se débrouillait-elle pour absorber autant de l’essence d’un être, au point, pour celui qu’elle habitait, de perdre conscience de sa réelle personnalité ? Pourrait-il continuer à vivre si elle disparaissait ? Son regard se fixa sur Pardon dont les silences taisaient la douleur ; de toutes ses forces, ce dernier tentait de canaliser sa peine, mais, comme un bateau percé, colmater au mieux parvenait à peine à maintenir sa coque incertaine à flot. Sans conteste, les deux hommes du groupe se fondaient pleinement dans ce monde, ils prenaient l’eau de tous côtés…
– Bien, sans indication de votre part et parce que je ne veux pas rester plantée ici, je pars… par là ! ajouta Naaly en tendant l’index devant elle.
– Mauvais choix, c’est par ici…, murmura Pardon.
Leurs yeux fixés sur lui, ses deux enfants le regardèrent se retourner, puis s’éloigner. Tout en examinant le paysage devant lui, Pardon avançait, troublé. Mais que venait-il d’affirmer ? Comme s’il en savait quelque chose ! Voir au-delà des apparences ! Quelle blague ! Et, pourtant, si, au même instant, Tristan ou Naaly lui avait proposé une autre direction, il n’aurait pas changé d’avis, ses pas intuitifs le menaient vers un point invisible perdu sur cet inaccessible horizon d’une homogénéité parfaite…

◎ ◎ ◎

Depuis sa dernière tirade, Naaly demeurait étrangement silencieuse. Plus elle observait ce monde insolite, moins elle l’appréciait. Peu à peu, le niveau de l’eau qui avait débuté aux chevilles avait atteint les mollets, puis les genoux. À présent, à mi-cuisse, marcher dans ce liquide qui ralentissait chacun de ses mouvements l’agaçait prodigieusement. Bâtie pour courir, sauter, bondir, elle aimait bouger ! Elle en arrivait presque à regretter leur fuite éperdue dans la première partie du labyrinthe. Là, au moins, elle avait vécu dans l’action, tandis qu’en cet endroit, excepté le faible bruissement de leurs jambes fendant le flot, pas un son ne résonnait longtemps. De plus, les quelques remous créés par leur passage s’amortissaient si vite que la surface de cette étonnante mer regagnait un aspect aussi lisse qu’impersonnel avec une impressionnante rapidité ; ce lieu semblait tout absorber… D’ailleurs, elle-même ne ressentait même plus l’envie de se rebeller, comme si cette traversée sans but dévorait son énergie peu à peu. Décidément, elle ne se plaisait pas ici.

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Totalement inattentive, Naaly percuta son père qui s’était brusquement arrêté devant elle. Envisageant de protester, juste pour rompre l’atmosphère oppressante, elle renonça quand celui-ci, un doigt sur ses lèvres, lui intima le silence. Le cerveau de Naaly se réveilla. Un danger ? Où ? Alors que son regard balayait l’onde translucide dénuée de toute vie animale et végétale, elle n’observa que sa prévisible inertie. Ce monde, immobile et sourd, comme mort, la glaçait au fond d’elle-même. Sous quelle forme pouvait bien se manifester la menace qui fondait sur eux ? Un léger frémissement naquit sur la surface à proximité d’eux, puis s’amplifia peu à peu, tandis qu’à une centaine de mètres le liquide se mettait à bouillonner. En alerte, Naaly fixait les bulles de plus en plus nombreuses, se demandant si, face à ce futur danger, l’inaction représentait la réponse la plus adaptée. Comme son père avait gardé son doigt sur ses lèvres, elle se retint de parler, en dépit de l’envie qui l’en démangeait. Elle jeta un regard à son frère qui contemplait le phénomène avec plus de curiosité que de peur apparente. Si même lui ne paraissait pas effrayé, pourquoi devrait-elle s’en inquiéter ? Ce monde les rendrait tous fous s’il ne les tuait pas avant… Et si son objectif final consistait réellement à se débarrasser d’eux ? N’étant pas arrivé à les éliminer dans le labyrinthe, peut-être envisageait-il maintenant de les faire sombrer dans la démence. Elle frissonna légèrement. Déterminée au franchissement de la dernière porte, cette eau qui n’en finissait plus avait étouffé la plus petite étincelle de son courage. Elle voulait sortir d’ici au plus vite, sinon elle se noierait d’ennui dans cette insipide étendue !

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Pendant qu’émergeait une première silhouette insolite de la surface, son regard s’attarda sur celle-ci, l’examinant sans parvenir à en identifier la substance. Une seconde la rejoignit presque immédiatement, puis une troisième et d’autres encore, comme autant d’indescriptibles proéminences, dont, rapidement, le nombre devint difficile à évaluer. Peu à peu, alors qu’elles se dressaient toujours plus haut, leurs contours se dessinèrent plus nettement, révélant leur nature exacte : des arbres… Partagée entre soulagement et déception, Naaly poussa un léger soupir. Parfois, ce lieu manquait cruellement d’imagination. Elle pouvait effectivement reconnaître que ceux-ci différaient des précédents. De longues racines pendaient de branches en altitude, tandis que celles habituellement souterraines, étoilées ou entrelacées, élevaient le collet largement au-dessus du niveau de la mer. Cependant, dans un cas comme dans l’autre, des arbres, encore une fois, ennuyeux… D’un autre côté, elle en avait déjà assez de cette flotte à perte de vue, de ses vêtements qui collaient à sa peau et de ses bottes gorgées d’eau. En conclusion, un peu de verdure dans cet espace bleu et inanimé pouvait constituer une nette amélioration. Alors que l’éclosion des végétaux s’achevait comme autant de mâts s’élançant hors des flots, un socle de sable blond, presque blanc, apparut au pied de ceux-ci ; la première terre émergée depuis des heures… Une nouvelle fois, Pardon incita ses enfants à rester silencieux, leur exposant en quelques gestes concis ce qu’il prévoyait. Aussitôt, il se dirigea vers un endroit où la déclivité du sol augmentait de façon rapide. Dès qu’il jugea la profondeur suffisante, après une grande inspiration, il plongea sous la surface et, modifiant de nouveau sa trajectoire, avança furtivement vers l’île immobile. Après l’avoir observé un instant, Naaly et Tristan le suivirent et, comme lui, ne sortirent de l’eau qu’au tout dernier moment, celui d’aborder la rive.
– Profitez-en pour vous reposer, proposa Pardon. Je procède à quelques repérages avant de revenir.
– Bien ! On peut parler ! s’exclama Naaly. Avant de t’en aller, tu pourrais peut-être nous donner quelques explications sur la nature de ce lieu pour le moins exotique.
– C’est une île éphémère. Le sous-sol de cet immense lagon en regorge, mais elles ne se manifestent que de façon aléatoire.
– Alors, nous sommes tombés sur celle-ci par hasard ?
– Tout à fait. Ne bougez pas avant mon retour.
Alors que d’autres questions jaillissaient dans le cerveau de sa fille, Pardon s’éloigna, laissant sa progéniture déconcertée par cet abandon subit.

◎ ◎ ◎

– Tu crois qu’il a compris ça tout seul ? s’étonna Naaly.
Les sourcils de Tristan se froncèrent, tandis qu’il regardait son père partir, se demandant pour la première fois de sa vie quel homme cachait réellement la silhouette de celui qu’il côtoyait depuis l’enfance, comme si un aspect de lui-même, dédaigné depuis de nombreuses années, refaisait progressivement surface, un peu comme cette île éphémère, mais peut-être avec encore plus de mystère… Aurait-il pu vivre près de lui pendant plus de quinze ans et ignorer cette étonnante facette de sa personnalité ? Tout lui avait toujours semblé si limpide avec sa mère. La magie la suivait comme une ombre qui refusait de la quitter, mais jamais il ne l’avait observée se manifester autour de Pardon. Pourquoi ? Leur parcours l’avait amené à en découvrir plus sur lui, mais si peu. Son père était resté particulièrement silencieux à son propre sujet, prenant juste le temps de rassurer Naaly sur son rôle de clé sans s’étendre sur sa participation aux grandes batailles de la Wallanie ni aborder ses liens avec d’éventuels pouvoirs. Au moins, Tristan s’en était aperçu, apprendre que cette entité n’avait jamais disparu l’avait ébranlé en profondeur, sans parler de sa réticence à reprendre contact avec elle. Soudain, Tristan en réalisa les raisons : la reconquérir au risque de la perdre à nouveau, céder à son irrésistible attrait pour se retrouver enchaîné à elle pour le meilleur comme pour le pire, comme lui qui ne savait plus exister vraiment par lui-même… Quelle incroyable force développait sa mère pour parvenir à ne pas s’effondrer sous sa puissance ou son exigence ? Il avait déjà frôlé la réponse : elle et la magie ne faisaient qu’un… Mais cette certitude suffisait-elle à tout expliquer, à tout comprendre du lien si spécial qui les unissait ? Il réprima un soupir. Alors que jusqu’à présent tous les éléments s’étaient logiquement imbriqués, il devenait de nouveau incapable d’ordonner clairement ses idées afin d’établir une analyse sensée de leur aventure qui avait sombré dans la version la plus glauque que l’avenir pouvait leur réserver. Trop d’inconnues persistaient.

◎ ◎ ◎

– Coucou ! Tu es là ?
La voix de Naaly rappela Tristan à leur triste réalité et son regard revint vers sa sœur. – Désolé, je pensais.
– Oui, j’ai vu. À quoi ?
Tristan secoua la tête, ses yeux retournant vers le point où son père avait disparu.
– Je m’interrogeais sur la signification de notre présence ici.
– Eh bien ! si tu en trouves une, n’hésite pas à la partager avec moi. Je crains d’être aussi perdue que toi…
Naaly examina le paysage autour d’elle, se demandant ce qui clochait sur cette île bizarre. Les ombres ! Aucune ne s’étendait sous les arbres. De plus, malgré la clarté de la lumière, aucun astre ne semblait l’émettre. Quitter cet endroit au plus vite ! Fuir ce monde qui engloutissait tout ce qu’il croisait. Elle se laissa tomber sur le sable.
– Papa ne te paraît-il pas étrange ? s’enquit-elle.
– Si, mais c’est parce qu’il refuse ce qui lui arrive…
Naaly le fixa.
– C’est-à-dire ?
Son frère posa son regard intense sur elle et sa sœur frissonna. Avec ou sans pouvoir, ses yeux n’avaient rien perdu de leur déroutante noirceur. Il continua :
– As-tu cherché à déterminer son rôle avant la disparition de la magie ?
Naaly haussa légèrement les épaules avant de répondre.
– J’avoue m’être plutôt concentrée sur ma fonction de clé qui me redonnait un statut honorable. Je crois que j’étais un peu jalouse de te découvrir de si puissantes aptitudes, alors que j’en étais démunie…
Sur son visage s’afficha un petit rictus empli d’ironie et l’ébauche d’un sourire naquit sur les lèvres de Tristan. Au moins, cette quête les avait rapprochés et il ne pouvait que se réjouir de leur relation inespérée. Elle poursuivit :
– Alors, qu’as-tu à m’apprendre à ce sujet ?
– Malheureusement, rien de certain. Toutefois, j’ai l’impression que lui aussi se montrait doué. En revanche, je suspecte que ses compétences se limitaient au savoir-faire des fées, contrairement à maman.
– Et ça change quoi ?
– La magie est demeurée avec elle, mais pas avec lui. Enfin, ce n’est que mon hypothèse…
Naaly le fixa en attendant la suite. Elle l’observa se concentrer, persuadée que, à l’instant même, son esprit s’agitait pour construire une explication cohérente de cette inextricable situation. Il continua :
– Pour moi, maman peut entrer instantanément en interaction avec n’importe quelle forme de cette entité, tandis que, dans son cas, sa perception doit s’affiner encore. Sauf que, s’il est talentueux comme je le crois, il apprendra vite.
Naaly se laissa aller contre l’arbre derrière elle.
– Te rends-tu compte que nous sommes en train de parler de nos parents comme de personnes aux extraordinaires pouvoirs ? Cette réalité ne devrait-elle pas nous effrayer ?
Elle examina son frère brièvement.
– Question idiote ! Toi aussi, tu appartiens à cette branche familiale… Papa, aurait-il eu des raisons de s’en détourner ?
Le visage de Tristan s’assombrit.
– Apparemment, oui…, poursuivit-elle.
Il haussa les épaules légèrement, puis précisa :
– En fait, il ne fuit pas que cette entité, il se fuit lui-même…
Les yeux de Naaly tombèrent sur ses bottes trempées et la jeune fille s’attaqua à la première pour l’enlever.
– Tu devrais éviter de les ôter, tu ne pourras plus les remettre ensuite, objecta Tristan.
Elle le fusilla du regard, puis abandonna dans un soupir.
– Je rage ! Que je déteste cet endroit ! Ce bleu, cette eau ainsi que cette satanée île !
– Ne le dis pas trop fort, elle pourrait se vexer…
– Tu te moques de moi, j’espère, parce que, sinon, je…
Elle s’arrêta net tout en le fixant, puis ajouta :
– Non, même pas… Si, en plus, je dois ménager sa subtilité ! Je voudrais…
De nouveau, elle se tut, incapable de poursuivre sur le moment. Puis, quand son courage se raffermit, elle se lança :
– J’aimerais sortir définitivement d’ici et retrouver notre vie, même sans maman ou sans revenir en Avotour… Te rends-tu compte que notre parcours nous amène chaque jour à baisser un peu plus notre niveau d’exigence ? Nous sommes partis avec l’idée de changer le monde et, en fin de compte, nous finissons submergés par des bouleversements radicaux que nous ne contrôlons plus du tout. L’histoire s’écrit presque sans nous. C’est affreux comme sensation, c’est comme si nous avions cessé d’exister d’une certaine façon…
Ses derniers mots s’étranglèrent dans sa gorge. Alors, elle se tut encore une fois, étreinte par l’impression d’être arrivée au bout du chemin, dépourvue de l’énergie pour se battre encore et toujours…

◎ ◎ ◎

Le silence s’installa pendant un long moment, puis Tristan reprit :
– Même si ce constat peut te sembler étrange et plutôt en contradiction avec mes affirmations précédentes, je crois, finalement, que ce lieu n’est pas aussi maléfique qu’il le paraît, en dépit de la succession des épreuves qu’il nous impose. Selon sa propre perception, il défend une juste cause.
– Juste ! Et nous ? Si tu y réfléchis, nous sommes punis de façon totalement illégitime, non ? Dans cette histoire, nous avons d’abord perdu une mère que nous cherchions à sauver, sans parler de notre famille, notre maison et notre avenir tout tracé ! Et, tout ça, parce que je possède une clé ! Oui, je sais, nous en avons déjà parlé…
– Je me demandais…
Tristan s’arrêta de nouveau avant de reprendre :
– Si nous sommes parvenus à localiser notre porte pour la franchir, Martin n’a toujours pas trouvé la sienne…
– Ah oui ! Le pauvre… Franchement, nous n’avons pas été très gentils de l’abandonner, mais papa m’a expliqué que notre accès ne fonctionnerait pas pour lui. Maman l’aidera probablement à s’en sortir.
– Peut-être… Pourtant, j’ai l’impression que nous n’aurions pas dû les laisser ensemble.
– Que veux-tu qu’il lui fasse ? Elle sait se défendre.
– Tu l’aimais bien, Martin ?
Naaly haussa les épaules.
– Pas vraiment. Il possédait quelque chose d’étrange, mais je comprends que demeurer ici depuis longtemps puisse rendre n’importe qui un peu bizarre… Et toi ?
– Pas plus, sans motif valable. En fait, je crains plus que l’interaction que maman entretient avec la magie du labyrinthe ne se montre pas obligatoirement bienveillante.
– Mais elle est compétente, non ?
– Tu as raison, je m’inquiète sûrement pour rien. À ton avis, comment expliquerais-tu que nous ayons réussi là où Martin a échoué ?
– Peut-être que, malgré nos coups de gueule, nous sommes restés solidaires. Nous n’avons jamais cessé de réfléchir ensemble, de nous entraider et de nous soutenir. Nous aurions presque pu croire que notre famille avait fini par renaître en dépit de tout…
Tristan lui jeta un regard interrogateur.
– Elle te manque ?
Levant les yeux vers le ciel uniforme, elle répondit en contrôlant sa voix :
– Tu comprends, toi, tu t’es senti proche d’elle depuis le début, alors que moi…
– Tu as toujours compté pour elle.
– De quoi encore plus regretter de retrouver une femme qui ne se souvenait pas de moi…
– De plus, elle a préféré s’éloigner de nous parce qu’elle commençait à nous aimer un peu trop.
Un rire triste monta de la gorge de Naaly.
– Tu te moques de moi ? répliqua-t-elle.
– Pas du tout… Je l’ai perçu dans son attitude quand elle nous a rendu visite le soir précédent notre départ. De toute évidence, elle ne pouvait accepter cette double vie. Comment aurait-elle pu renoncer à Kerryen et Amy pour nous ?
– Décidément, toute cette histoire est pourrie d’un bout à l’autre ! C’est bête, parce que, moi, je l’appréciais bien cette petite sœur. Quand je pense que je n’en voulais pas… Quel dommage d’avoir scindé notre groupe !
– À tes propos, j’aurais plutôt cru que tu t’en moquais.
– Normal. Si nous commençons à hésiter, inutile de continuer. Je suis de plus en plus convaincue que ce labyrinthe nous éliminera de toute façon les uns après les autres, moins un à chaque fois… Et pourquoi pas jusqu’au dernier de notre famille ? Après tout, qui nous dit que son objectif final consiste à donner une chance à l’un d’entre nous ?
– Donc autant nous préparer au pire…
– Selon toi, qui décide de celui ou celle qui reste ? Lui ou nous ?
– En tout cas, le désir de maman s’est réalisé.
– Par là, tu veux dire qu’elle est parvenue à l’influencer et que nous le pourrions ?
– Honnêtement, encore une fois, je l’ignore. Je me suis simplement posé la question.
– Et quelles hypothèses as-tu envisagées sur la suite de notre parcours ?
– Plein. Et, pourtant, je n’en ai retenu aucune. À présent, les agissements de ce monde me deviennent de plus en plus incompréhensibles.
– Je vois. Au moins, notre but était clair lorsque nous devions remplir le sablier pour obtenir un délai supplémentaire.
Naaly tressaillait en songeant au suicide de Sekkaï et, dévisageant son frère, demanda :
– Qui papa a-t-il perdu selon toi ?
– Qui est la personne qu’il aime le plus à part nous ?
– Grand-père…
L’émotion étreignit Naaly, mais, la contrôlant, elle reprit :
– Tu crois qu’ils s’évanouissent de la vraie vie, je veux dire définitivement ?
– Le temps ne s’écoule pas ici comme à l’extérieur… J’aurais tendance à penser que si l’un d’entre nous arrive à tout remettre en place, personne ne se sera même aperçu de leur disparition et eux ne s’en souviendront pas.
– Voilà qui constituerait une maigre consolation à tous nos malheurs. Enfin, dans le meilleur des cas s’il advient. Et toi ?
Aussitôt, le rouge monta aux joues de Tristan qui baissa les yeux sous le regard étonné de Naaly. Celle-ci s’interrogea un instant sur l’origine de son trouble avant de blêmir.
– Personne ne s’est tué pour toi, n’est-ce pas ? poursuivit-elle d’une voix atone. En fait, comme seul l’amour pouvait remplir le sablier. Bonneau et Sekkaï ont donné leur vie pour nous et quelqu’un t’a offert ce cadeau sous une forme différente, comme un moment intime à deux, c’est ça ?
Au prix d’un effort considérable, son frère opina. Parallèlement, le moral de Naaly sombra. Pourquoi avait-elle dû sacrifier le prince, alors que Tristan avait connu ce qu’elle aurait largement préféré vivre ? Un violent sentiment de colère la submergea, tandis qu’elle fixait Tristan d’un air sévère.
– Pourquoi ? s’exclama-t-elle. Alors que j’avais une belle histoire toute prête, et, toi, personne ! C’est injuste !

◎ ◎ ◎

Comment aurait-il pu lui expliquer que le labyrinthe avait délibérément provoqué sa propre situation pour l’ébranler en profondeur, lui révéler un avenir qu’il refusait d’envisager, celui qui l’unirait à une femme ? Il avait toujours conçu son existence comme celle d’un loup solitaire, dénuée d’amour ou de sexe, exactement ce que ce monde maudit l’avait obligé à découvrir, probablement pour générer des doutes ou faire naître en lui des regrets déstabilisants. Décidément, décelant leur pire fragilité, ce lieu s’ingéniait à l’utiliser contre eux. Quoique… Cette plongée dans ce futur éventuel l’avait aussi amené à affronter son isolement physique et affectif, sa vie d’ermite soi-disant choisie pour mieux se confronter à ses propres insuffisances, un voyage perturbant qui montrait les failles de l’unique passion qu’il comptait vivre : celle qui le liait à la magie… Elle lui avait également démontré qu’il pouvait s’attacher à un être de chair et de sang tout autant qu’éprouver des sensations incomparables, organiques ou émotionnelles. Mais avec Merielle ! Comment ce labyrinthe avait-il pu salir de cette façon leur belle amitié, une relation si pure et chaste ? Résolument, il chassa ces souvenirs, il ne se sentait pas prêt à abaisser les barrières savamment érigées pour protéger son cœur et enfermer son corps. Il reprit :
– Inutile de t’énerver. Rien dans la façon dont ce lieu agit n’est anodin. Regarde ! Papa n’a pas disposé du délai nécessaire pour partager son expérience avec nous, alors que, pourtant, le sablier ne s’était pas totalement vidé. Vois le bon côté des choses, même sans ses confidences, tu es arrivée à retourner la situation.
– En poussant Sekkaï à se tuer pour me sauver !
– J’en suis sincèrement désolé pour toi. Cependant, grâce à son sacrifice, nous avons franchi une étape supplémentaire. Sans toi et sans lui, nous ne serions pas parvenus ici…
– En fait, la seule responsable de tout ce bazar, c’est la magie ! continua-t-elle, exaspérée. Sans elle, cette aventure n’aurait jamais existé !
Tristan fronça les sourcils.
– Je comprends que mes propos puissent te déplaire, mais réfléchis, sans elle, pas de porte ! Sans elle, tu en serais probablement encore à te disputer avec maman pour affirmer ton territoire parce que notre quête n’aurait jamais eu lieu. Et aurais-tu découvert que le prince pouvait devenir plus que ton adversaire de prédilection ?
– Et alors ? Au moins, ce quotidien, je l’aurais choisi sans être emprisonnée ici, peut-être jusqu’à la fin de mes jours ! Enfin, s’il me conserve en vie aussi longtemps…
– La magie n’est pas responsable des projets de ceux qui l’utilisent, elle ne représente qu’un outil.
– Tu parles ! Avec un kenda, tu peux tuer, mais dans un combat régulier, au corps-à-corps, où le meilleur emporte, tandis qu’avec elle tu peux détruire des personnes par dizaines ou centaines, quelle que soit leur valeur, ça fait une sacrée différence ! De plus, il n’y a qu’à vous regarder tous autant que vous êtes, toi qui vis en tête à tête exclusif avec elle depuis l’enfance, papa qui semble la redouter et maman qu’elle hante malgré elle ! Ose encore me dire qu’elle se comporte comme un banal outil !
Ses relations avec cette entité s’avéraient si intimes que Tristan s’aperçut que mettre des mots sur l’essence même de celles-ci ou les exprimer exigeait de lui de réels efforts. Une symbiose aussi étroite se partageait difficilement… – Non, bien sûr… Mais elle possède une sensibilité que tu peux à peine imaginer, délicate, frémissante, mais parfois excessive. Par nature, elle est bienveillante, mais l’homme, en fonction de ses objectifs, parvient à la pervertir, malgré elle.
– Comment justifier alors qu’elle en soit réduite à se soumettre à n’importe qui ?
– Parce qu’elle n’est pas toute puissante ! Bien qu’offrant d’incroyables pouvoirs aux personnes qui se lient à elle, elle reste façonnable par leurs esprits. Pour un être animé de bonnes intentions, elle se dévoile dans toute sa splendeur, mais, a contrario, se révèle une arme terriblement dangereuse entre les mains d’un prédateur.
– Et, dans ton cas, Tristan, quand je discerne le poids qu’elle fait peser sur tes épaules par moment, en dépit de son soi-disant altruisme envers les gens, peux-tu vraiment affirmer qu’elle est indolore pour des êtres généreux ?
Son frère la fixa. Il ouvrit légèrement la bouche pour répondre avant, finalement, de préférer le silence. Non, la magie ne se comportait pas comme une entité quelconque, insipide ou insignifiante. Imprévisible, sensible, surprenante, elle s’insinuait dans la vie d’une personne et, de manière contradictoire, ne la laissait plus en paix tout en lui apportant plus que n’importe qui… De nouveau, la question se posait à propos de son aptitude à vivre avec ou sans elle. Survivrait-il à son absence ? Et, pourtant, grâce au labyrinthe, il savait à présent qu’une seconde voie pouvait advenir, différente de celle où il se consacrait totalement à elle. Encore une fois, incapable de l’envisager, il rejeta cette troublante éventualité.
– Ton silence représente une réponse claire, conclut Naaly dans un murmure.
– Ce n’est pas si simple, objecta Tristan. Elle exerce une telle fascination…
– Tout ce qui brille n’est pas d’or. Parfois, même pour une richesse exceptionnelle, le prix à payer paraît trop exorbitant pour se révéler acceptable d’autant plus si elle te prive d’une partie de ta liberté.
– Mais, parallèlement, envoûtante et unique, elle ouvre tes perceptions vers des voies inaccessibles aux communs des mortels.
Naaly secoua la tête. Tristan ne l’avait pas convaincue. Finalement, demeurer une personne banale ou presque pouvait suffire et elle s’en contenterait. Elle reprit :
– Tu ne trouves pas que papa tarde un peu ?
Tristan haussa les épaules. Connaissant sa sœur par cœur, il se doutait que, dans un moment, elle se lèverait et proposerait de partir le rejoindre. Conformément à son intuition, elle se redressa presque aussitôt.
– Allons vérifier qu’il ne serait pas tombé dans les rets de ce monde trompeur. Tu viens ?
– Il nous a dit de l’attendre.
– Oui, mais il n’est toujours pas revenu, insista-t-elle.
Après tout, peut-être avait-elle raison. Tant de pièges émaillaient cet univers à mille facettes ; contrôler que l’un d’entre eux ne se serait pas refermé sur lui pourrait se révéler judicieux.
– D’accord. Je dessine un message dans le sable pour lui donner la direction que nous prenons à défaut d’une heure quelconque.
– Bien ! À droite ou à gauche ?
Son frère la fixa, surpris.
– Je croyais que tu voulais aller à sa rencontre.
– Bien sûr ! Mais s’il achève le tour de l’île, il devrait réapparaître par là, précisa-t-elle en indiquant un point derrière lui.
Silencieux, Tristan l’observa longuement, conscient que même un choix aussi simple l’abandonnait indécis. Il finit par annoncer :
– Je préfère que nous le suivions. Si jamais il rebrousse chemin, parce que le lieu est plus grand qu’il le paraît, nous risquons de retarder un peu plus nos retrouvailles.
– D’accord. En route !
En dépit de l’énergie que sa sœur avait cherché à insuffler par son ton, en se redressant, Tristan se rendit compte de la fatigue qui s’était abattue sur lui pendant leur pause, accentuée par la lourdeur de l’air. Ce monde ne cesserait donc jamais de les surprendre… Comme Naaly, il appréciait de moins en moins cette moiteur qui pénétrait leurs vêtements depuis qu’ils avaient abordé la rive. En silence, harassés et oppressés par l’ambiance pesante, ils suivirent les traces de leur père, chaque mouvement exigeant d’eux un effort réel.

◎ ◎ ◎

Pardon n’en finissait plus de découvrir des plages qui se succédaient, si semblables entre elles que se repérer devenait compliqué, voire impossible. Il savait qu’il devait faire demi-tour pour rejoindre ses enfants, mais, animé par un espoir insensé, il ne pouvait s’empêcher de pousser toujours plus loin son exploration, convaincu que la prochaine d’entre elles lui apporterait les réponses nécessaires. Alors, porté par cet unique objectif, il marchait et marchait encore. Cette fois-ci, de gré ou de force, il sortirait Naaly et Tristan de cet enfer bleu. Mais comment ? Il avait beau examiner le paysage, chercher au-delà de ces fameuses apparences, il ne voyait, d’un côté, qu’une mer infinie et, d’un second, des arbres en rangs si serrés que se glisser entre eux semblait irréaliste. Il s’immobilisa. Comment avait-il pu passer à côté de cette possibilité ? Peut-être grimper sur l’un d’entre eux lui permettrait-il d’y voir plus clair ? Il observa la haie de fûts, mais aucun ne parut d’une taille suffisante pour lui offrir la perspective souhaitée. Il devait avancer encore pour en trouver un plus approprié. Remettant à plus tard l’éventualité de retourner sur ses pas, il se dirigea vers la plage suivante. De toute façon, à force de tourner autour de cette île, il parviendrait bien à les retrouver tôt ou tard…

◎ ◎ ◎

De façon inattendue, Naaly se figea.
– Que faisons-nous ? demanda-t-elle avec lassitude.
Tristan réprima un soupir. Accablé par l’impression probablement erronée d’être reparti depuis des heures, il marchait mécaniquement et le brusque arrêt de Naaly venait de lui enlever toute motivation pour continuer. Complètement épuisé par l’effort, il résista à l’envie de se laisser tomber sur le sable et de s’y coucher, principalement retenu par le souvenir de s’être endormi avec son père et sa sœur dans un monde précédent. Si sa mère ne les avait pas réveillés, ils y seraient restés pour l’éternité…
Une question, la première depuis longtemps dans son cerveau inactif, fusa. Obligatoirement, ils ne devaient pas avoir été les seuls visiteurs de cet étrange endroit, mais alors où reposaient les corps de ceux qui avaient échoué à le traverser ? Retournaient-ils dans les cocons de la grande salle plongée dans les ténèbres ou le labyrinthe parvenait-il à les escamoter d’une façon ou d’une autre ? La première éventualité signifierait l’existence de passerelles qui, habilement dissimulées, relieraient les différents univers entre eux. Donc ce lieu devait lui aussi en détenir une… Cette déduction fort intéressante pourrait changer leur perception du paysage et l’objectif de leur recherche. Il songea à s’en ouvrir à sa sœur, mais le courage lui manqua.
– Demi-tour ? proposa-t-il, économe en mots.
– Non, viens.
Tristan croisa brièvement son regard, puis l’observa repartir. En dépit de leur fatigue et de leur désir de renoncer, dans les yeux de Naaly brillait toujours l’étincelle d’une inébranlable volonté. Bien qu’à deux doigts d’abandonner, elle conservait encore l’énergie de résister. Il lui envia ce courage qu’elle possédait et qui l’avait déserté. Une conviction intime naquit en lui : ce monde l’éliminerait au prochain tour… Mais, alors, pourquoi sa mère avait-elle quitté leur groupe en premier ? Plus forte que tous, elle avait surmonté toutes les épreuves en préservant son altruisme intact. Sauf si les derniers écueils croisés avaient usé les ultimes parcelles de sa résilience… À moins que le labyrinthe eût décidé pour elle d’un sort qu’il n’imaginait pas encore. Malgré la chaleur suffocante, il frissonna et ses craintes se réveillèrent. Quelle forme la magie pourrait-elle prendre dans sa nouvelle personnalité fragilisée par la vie ? Tandis que sa sœur avançait sans l’attendre, il réunit le peu de courage qui lui restait pour la suivre, toutefois effrayé par l’éventuelle réponse à sa question.

◎ ◎ ◎

Quand, en retrait dans la végétation, l’arbre espéré était apparu sur cette plage, depuis longtemps, Pardon avait cessé de compter les bancs de sable blond qui se succédaient comme il avait renoncé à estimer la fuite du temps, incapable de déterminer s’il aurait dû l’exprimer en heures, ou en jours, ou en rien du tout, car, réellement, existait-il ici ? Pourtant, lorsque la pensée consciente d’arrêter de marcher pour atteindre son objectif jaillit dans son cerveau, il progressa encore sur quelques mètres, impuissant à contrôler son corps. Et même quand il s’immobilisa, dans sa tête persista la cadence de ses pas comme un rythme immuable pour le mener toujours plus loin. Il vacilla, puis, cachant ses yeux dont la vue se brouillait, tenta de chasser les sensations déconcertantes qui le troublaient, entre incapacité et vertige. Puis il essuya la sueur sur son front d’un revers de main ; il n’abandonnerait pas, il devait sauver ses enfants, il se l’était promis, quel qu’en fût le prix ! Désireux d’économiser ses forces, il examina l’inextricable bordure d’arbres, cherchant la faille, dans ces entrelacs de racines ou de branches étroitement imbriquées, pour accéder au tronc escompté. Un soupir monta dans sa poitrine, puis s’échappa de ses lèvres. Sous une telle chaleur, réfléchir de façon pertinente se révélait si incertain. Que lui apporterait de plus cette ramure qui dominerait l’île de quelques mètres supplémentaires ? Pourrait-elle lui offrir une meilleure perspective ? Non… Il demeura un instant en équilibre presque instable sur ses jambes, ses yeux s’attardant sur sa silhouette élancée. Trouverait-il mieux ? Rien n’était moins sûr… Particulièrement perdu, son regard revint vers le sable, puis, dénué de toute volonté, Pardon resta à observer le sol, l’esprit vide, jusqu’au moment où une conviction resurgit ; il devait sauver ses enfants ! Qu’importait si cet arbre se révélait imparfait, il devait d’abord s’en assurer avant d’en rechercher un autre. Soudain, sans même avoir conscience de s’être décidé, il se dirigea vers le mur végétal et, malgré la chaleur et l’épuisement qui l’accablaient, commença à grimper sur les racines pour s’élever légèrement. À son grand étonnement, au fur et à mesure de son avancée, se dévoilèrent des trouées totalement invisibles quelques pas plus tôt.

◎ ◎ ◎

Voir au-delà des apparences ! Et, pourtant, il demeurait aveugle ! Ce monde, comme tous ceux qu’il avait fréquentés, s’ingéniait à lui présenter de déroutantes illusions pour l’égarer. Que pouvait-il exister de bien réel dans celui-ci ? L’eau à perte de vue ? Cette île dont la nature lui était instinctivement venue à l’esprit, alors qu’il en ignorait tout ? Aila revint troubler ses pensées. Qu’avait-elle véritablement vécu pendant toutes ces années où la magie l’avait emportée dans son sillage tourbillonnant ? Comment prendre la dimension des épreuves endurées et des renoncements cruels auxquels elle avait consenti pour vaincre Césarus ? Il s’était contenté de l’accompagner quand elle avait enfin accepté sa présence près de lui ; finalement, il n’avait qu’effleuré les écueils qu’elle avait surmontés. Le jour où il lui avait tout donné de lui, livrant au sien son cœur habité par un amour profond, elle avait à peine entrouvert son âme ; les secrets qu’elle avait percés sur son chemin, elle les avait conservés sans jamais les partager, même avec lui… Jusqu’où était-elle allée ? Et pourquoi, alors qu’ils auraient simplement pu être heureux, le bonheur persistait-il à leur échapper ? Restaient-ils marqués par le sceau d’une destinée cruelle ? À moins que leur participation se révélât nécessaire pour contrer une menace dont il ne percevait pas encore les contours… Mais laquelle ? Un nouveau tyran en puissance ou une magie maléfique à contrecarrer ? Pourquoi eux ? Ils n’étaient quand même pas seuls sur terre ! Et puis pourquoi briser leur sphère familiale, imparfaite certes, mais préférable à celle dans ce présent, morcelée et bientôt anéantie ? L’image de Kerryen jaillit dans sa tête et il tressaillit. L’existence de ce souverain avait basculé dans l’horreur, exactement comme la sienne à l’instant. Comme lui, ce roi aimait Aila et néanmoins, avait démontré une incroyable abnégation ; il avait renoncé à sa femme et son bébé, tandis que Pardon n’avait abandonné que l’idée de reconquérir Aila, uniquement lorsqu’il lui était devenu impossible de se voiler la face plus longtemps. À l’instar d’un sentiment qu’il éprouvait de plus en plus souvent, il se découvrait pitoyable, capable, comme le plus banal des êtres, du meilleur comme du pire, soumis aux pulsions trop humaines qui agitaient son corps et son esprit. Il ne se situait plus au-dessus de la mêlée comme il l’aurait souhaité, mais en plein dedans, à lutter contre des sensations négatives qui l’étouffaient, des envies d’égoïsme qui le rendaient cruel, susceptible de coups tordus pour reprendre le contrôle de sa vie, voire de lâcheté, ou d’hypocrisie, ou même de vanité. Pourtant, son existence valait-elle plus que celle des autres protagonistes de cette triste histoire ? Sûrement pas, mais, à l’instant présent, il souffrait tellement qu’il se sentait prêt à écarter toutes les objections empreintes de lucidité pour agir pour lui et rien que pour lui. Complètement submergé par ses pensées troublées, il avait atteint son objectif sans même s’en rendre compte.

◎ ◎ ◎

Se détournant du tourment de ses réflexions, il se concentra sur le problème suivant : comment parvenir à escalader le tronc droit dénué de branches ? Encore un arbre… À croire que cet endroit, alors qu’il avait franchi tant d’obstacles, persistait à vérifier une fois de plus ses capacités à surmonter ses inédites facettes… Éreinté par une lassitude de plus en plus grande, il frémit. Non, il n’abandonnerait pas ! De plus, il ne devait pas l’oublier, tout n’était qu’illusion, fatigue comprise. Cette dernière ne représentait qu’un test à l’issue duquel il serait étiqueté apte ou inapte. En conclusion, passer directement à la phase active et grimper. Après deux essais infructueux, Pardon s’immobilisa ; il s’y prenait mal, car, avec ou sans bottes, il glissait. Attentif, il examina l’arbre de nouveau, élaborant, encore de façon parcellaire, des ébauches de solution. Étonnamment, se rappeler la nature trompeuse de ce lieu lui avait permis de recouvrer une partie de ses forces et de son analyse rigoureuse et constructive. À présent, il devait concevoir une technique pour maintenir ses pieds sur la surface peu rugueuse. Plusieurs fois, il avait assisté à l’installation de mâts et, de temps à autre, observé les ouvriers qui les escaladaient selon une méthode ingénieuse. Comment procédaient-ils déjà ? Ses souvenirs lui semblaient si lointains que Pardon peina à les raviver. Si ! Ils solidarisaient leurs pieds ! Avec quoi ? De la corde ! Mais, là, il n’en avait pas sous la main. Si, brièvement, il envisagea de prélever quelques racines dans la végétation, il s’en abstint ; inutile de froisser cet étrange monde par une agression involontaire, d’autant plus que, si l’île n’appréciait pas son geste, elle s’immergerait de nouveau. Ainsi, ses efforts n’auraient strictement servi à rien. Alors, de quoi disposait-il ? De ses vêtements… Sa chemise conviendrait peut-être. L’instant d’après, celle-ci enlevée, il replaça son gilet à même sa peau, puis tortilla le tissu sur lui-même pour lui donner une épaisseur appropriée. Enfin, assis par terre, il observa l’arbre pour évaluer la distance à laisser entre ses chevilles, celle de la largeur du tronc, voire un peu plus pour que sa corde de fortune pût devenir un point d’appui supplémentaire. Après deux nouvelles tentatives ratées, Pardon affina son système et, après un ultime bond sur le fût, s’y retrouva accroché. Il testa sa tenue avant d’éprouver un soupçon de satisfaction. S’arc-boutant sur ses jambes, il s’aperçut immédiatement que, bien que suspendu, son absence d’impulsion empêchait toute ascension. Il retomba sur le sol d’une façon peu élégante. Inutile de s’épuiser à d’autres essais sans avoir réfléchi au préalable. Obligatoirement, à son saut devait suivre une élévation régulière que son corps devait anticiper. Les yeux fermés, son esprit détailla les étapes successives, ses muscles tressaillant comme une réponse à leur future activation. Enfin prêt, il s’élança. Serrer le tronc entre ses pieds, pousser sur ses cuisses pour se redresser, monter les mains pour conserver un appui sur le bois, puis les pieds et compenser le déséquilibre permanent par la rapidité. Parvenu à la cime de l’arbre, il se cala dans les branches aux larges feuilles, puis s’absorba dans la contemplation du paysage. Tant d’eau et tellement d’inconnues…

◎ ◎ ◎

Mettre un pied devant l’autre. Si, au début, Naaly avait cherché à repérer quelques traces de Pardon, elle avait totalement abandonné. En raison de la configuration du lieu et du seul chemin à parcourir, il n’existait aucune chance de le perdre, mais encore fallait-il le rattraper. Elle devait bien reconnaître que, malgré tout ce temps à avancer, ils n’avaient toujours pas réussi à rejoindre celui qu’ils poursuivaient. Jusqu’à présent, elle avait soigneusement évité de penser à la colère de leur père, quand, achevant son tour, celui-ci découvrirait leur absence. Voilà qui lui retomberait certainement dessus, d’ailleurs avec raison, mais pas tout à fait. Son frère avait bien accepté de la suivre, alors qu’il représentait le membre sensé de la fratrie. En conclusion, à lui aussi, le temps lui avait semblé bien long et l’atmosphère trop lourde pour demeurer à la même place. Si son impatience se révélait communicative, que deviendraient-ils ? Quoique, sous cette infernale torpeur, dans quelle mesure l’un comme l’autre parvenaient-ils encore à éprouver une quelconque sensation ? Elle jeta un coup d’œil à la rive, regrettant presque de ne plus y être plongée jusqu’aux cuisses. Une mauvaise bonne idée, car elle se mouillerait les pieds de nouveau. À présent séché, le cuir rêche de ses bottes frottait ses talons et échauffait ses voûtes plantaires ; Naaly en percevait la brûlure permanente. Ne pas s’étendre davantage sur la question et avancer… Sans y prendre garde, son regard dériva encore vers l’eau. De façon contradictoire, elle éprouvait l’impression de mourir de soif sans avoir vraiment envie de boire. Son examen de la mer turquoise se prolongea. Se rafraîchir juste la nuque et les cheveux. Aussitôt, elle obliqua vers la rive, tandis que, songeur, son frère l’observait. Quelle idée lui avait traversé la tête ? Quand il la vit s’agenouiller sur le sable et s’asperger, il trouva la force de se précipiter près d’elle pour l’imiter, trempant jusqu’à sa chemise. Tous les deux face à l’onde immobile, ils restèrent côte à côte à examiner cet univers si plat qu’il en apparaissait déprimant. Se sentant mieux à présent, Tristan se remit à parler :
– Je serai le suivant…
– Pourquoi toi ? demanda-t-elle en se tournant vers lui.
– Parce que je suppose que cet endroit choisit ceux qu’il garde en fonction d’un objectif très précis. Par exemple, il désire probablement désigner le plus résistant d’entre nous.
– Maman aurait dû franchir la porte, alors ?
– À mon avis, il envisage d’autres projets pour elle…
– Lesquels ?
– Excellente question…
– Et aucune hypothèse ?
– Aucune… Il fait trop chaud pour réfléchir.
Naaly émit un petit rire.
– Bien d’accord !
Elle se tut un instant avant de reprendre.
– Je renouvelle ma question : pourquoi toi ? Tu es le seul parmi nous à maîtriser la magie.
– Sauf si papa s’y remet…
– Effectivement, mais moi, quels avantages pourrais-je bien présenter pour ce lieu ? Aucun…
– Si, ta détermination.
Elle s’esclaffa de nouveau.
– Je ne sais pas si, personnellement, j’hésiterais entre une modeste combattante sans kenda et un détenteur de pouvoirs…
– Mais tu pourrais avoir les deux…
La jeune fille se figea, ses prunelles vertes le fixant avec intensité.
– Je n’en veux pas, annonça-t-elle, catégorique. Maman, papa et toi n’avez pas eu le choix et, quand je m’attarde sur toutes les catastrophes que cette entité a pu engendrer dans vos vies et la mienne par rebond, elle ne m’intéresse pas. Je désire rester celle que je suis, évidemment avec mes limites, mais je ne pourrai m’en prendre qu’à moi.
– Mais, dans le prochain monde, vous pourriez en avoir besoin.
– Transfère ta magie à papa si tu décides de procéder à un don comme l’indique la gravure des ondes. Il en fera un meilleur usage que moi.
– Il ne les acceptera jamais, parce que… Enfin ! Tu sais très bien ce que la recevoir sous-entendrait.
– Parfaitement. Comme je suis consciente des conséquences de ce présent pour moi. De mon côté, je dispose d’une clé dont j’ignore les subtilités, mais, grâce à tes aptitudes naturelles, tu pourrais apprendre à t’en servir. Le silence s’installa un instant. Tristan secoua la tête.
– Non, la porte a déjà choisi, je le perçois. Je resterai ici.
– Ne dis pas ça, s’il te plaît… Laisse-toi au moins une chance de la franchir quand nous serons parvenus à la trouver.
Les yeux de Naaly se remplirent de larmes. Elle ne se sentait plus assez vaillante pour lutter contre le flot des éléments qui les emmenait toujours plus loin, avec à peine assez d’air pour respirer et survivre.
– Si tu as raison, tu me manqueras…, continua-t-elle d’une voix troublée.
Cependant, fidèle à elle-même, elle ne tarda pas à se ressaisir.
– Voyons le bon côté des choses, cet abandon ne sera que temporaire, car, selon moi, je te suivrai de peu. Toi comme moi savons bien que nous ne possédons ni l’expérience, ni la maturité, et encore moins la carrure pour résister à ce labyrinthe qui aspire tous nos rêves. As-tu remarqué le comportement de papa ? Il perçoit ce lieu mieux que nous. De plus, en ce moment, il devrait être anéanti. Pourtant, il semble le seul à ne pas sombrer totalement sous son poids écrasant, alors qu’il paraissait le plus fragilisé de nous tous.
– Il n’acceptera jamais la disparition de son dernier enfant…
– Parce que tu crois qu’il va s’en réjouir dans ton cas ? Nous devrons le travailler au corps pour l’amener à cette évidence qu’il refuse encore. Si une chance subsiste de changer notre catastrophique présent, elle dépendra de lui, sans aucun doute.
Tristan hocha la tête, puis demanda :
– Comment comptes-tu procéder pour le convaincre ?
– Aucune idée, mais, en y réfléchissant tous les deux, nous trouverons comment lui imposer cette conclusion.
– Je pense que maman y est pour quelque chose.
Surprise, Naaly jeta vers lui un regard interrogateur. De quoi parlait-il ?
– Quand papa a été blessé par la plante, je suis certain qu’elle l’a guéri…
– Tu es en train de m’annoncer qu’elle avait déjà retrouvé le contrôle de ses pouvoirs dans cet endroit maudit ? Et tu l’as remarqué quand ?
– L’arbre mort.
– Génial ! Et c’est maintenant que tu me le dis ! Qu’est-ce que j’ai loupé de plus ?
Son frère lui lança un coup d’œil légèrement désespéré.
– Je ne sais pas.
– Tristan, pour une fois, tu pourrais fournir un effort pour faire des phrases plus longues qui m’expliqueraient tout en détail sans que j’aie besoin de te poser mille questions ! S’il te plaît ! Le jeune homme tressaillit, mais resta un instant silencieux avant de reprendre :
– En fait, je suis convaincu que la magie n’est pas une, mais mille et que, selon son humeur ou les circonstances, elle se présente sous des aspects différents à ceux qu’elle choisit. Le lien qu’elle entretient avec maman est infiniment plus développé que celui que je possède avec elle et, ainsi, cette entité peut décider de s’exprimer en elle ou la laisser en paix. De façon identique, maman peut la rappeler ou s’en détourner… Indubitablement, tout dans ce monde a été créé par la magie, mais pas celle que je connais. Néanmoins, ses pouvoirs spécifiques me paraissent parfaits pour entrer en résonance avec elle.
– Voilà pourquoi elle serait restée là-bas.
– C’est probable.
– Pourquoi les soins apportés à papa auraient-ils changé quelque chose chez lui ?
Tristan afficha un léger sourire.
– Elle a simplement réveillé la magie en lui. À mon avis, il n’a même pas dû s’en apercevoir.
Naaly demeura pensive.
– Je vais dire un truc idiot… Quand je t’entends parler d’eux ainsi, je songe à tout ce que j’ignorais avant notre départ et que je connais maintenant, en dépit de l’éclatement de notre famille pour de mauvaises raisons. Lors de l’attaque d’Orkys, as-tu eu l’occasion d’observer la manière dont elle combattait en particulier ? En mille ans d’entraînement, je n’égalerai jamais son niveau.
– Pas sans pouvoirs…
– Je n’ai pas changé d’avis, je n’en veux pas. Cependant, je me pose une question. Depuis que je m’intéresse à elle, j’ai découvert qu’elle avait toujours surpassé ses adversaires par son exceptionnel talent, mais, à cette époque-là, elle n’avait pas rencontré les fées.
– Voici ce qui corrobore parfaitement mon opinion, elle possédait déjà la magie à son insu. À travers ces créatures, cette entité s’est révélée à elle et, ensuite, elle l’a développée de façon consciente.
– Et toi ?
Tristan soupira.
– Je reste un petit joueur.
– Tu te sous-estimes !
– Je t’envie…
Tandis que, surprise, Naaly le fixait, il poursuivit :
– Tu as la possibilité de toucher à des pouvoirs hors norme et tu les refuses sans le moindre regret.
– Je ne me sens pas assez forte pour leur résister.
– Comment ça ?
– J’ai hérité d’une clé et regarde où mon enthousiasme irrationnel nous a entraînés…
Percevant la protestation qui naissait de nouveau dans les yeux de Tristan, elle coupa court à ses éventuelles récriminations.
– Je me rappelle parfaitement tes explications à ce sujet. Mais j’ai agi sans réfléchir. Voilà, je suis une tête folle, impulsive, une adolescente pleine d’effervescence qui manque encore de sagesse. Tu le vois, la magie n’est pas pour moi. Après tout, dans ce nouveau futur, peut-être serions-nous tous heureux, mais différemment.
Le visage de Tristan se rembrunit aussitôt.
– Apparemment pas tous… Quelques précisions peut-être pour éclairer ma lanterne ?
Visiblement, le garçon hésitait.
– Je ne t’ai pas tout dit…
– Ah bon ? Parce que tu m’as confié déjà quelque chose à propos de toi. Dans mes souvenirs, il me semble que tu as opposé ton silence à toutes mes questions ou presque.
– J’en suis conscient. Dans la mesure où ce que j’ai vécu demeure un avenir éventuel et non certain, je trouve compliqué de démêler le réel du possible. Cependant, j’ai appris un fait très inquiétant à propos de… Merielle. Elle va se marier avec un homme qui la détruira.
– Quelle déception ! Je me demandais bien quelle fille avait bien pu briser la carapace d’indifférence dont tu t’entoures. Mon amie m’apparaissait comme le meilleur choix, malgré votre année et quelques d’écart, parce que, de toute évidence, elle t’apprécie et puis, je me disais qu’un jumeau chacun promettait des fêtes de famille divertissantes ! Enfin, si elle en épouse un autre et que Sekkaï se rend en Épicral pour convoler avec une noble qu’il ne connaît même pas, pauvre de nous… En tout cas, j’espère que ton attitude inflexible ne l’a pas réduite à cette extrémité !
– Je t’assure que non ! Ce nouveau présent est absolument terrible. En l’absence de quête, le décès de Sérain a complètement bouleversé l’équilibre des siens. Entre le prince qui a déserté Avotour pour mourir quelque part sur la route d’Opale et Lomaï qui a, chaque jour, sombré davantage dans une mélancolie destructrice, Merielle, elle, est partie rechercher chez un homme beaucoup plus vieux un peu d’amour et cette ordure n’est parvenue qu’à l’anéantir. Ne me regarde pas comme ça, s’il te plaît, elle est mon amie, c’est tout.
– Voilà qui ne veut pas dire grand-chose ! Sekkaï était bien mon pire ennemi et tu vois où ça nous a menés… Enfin, tout ça ne me dit pas qui a réussi à te séduire ! Alors ?
– Naaly, je suis très sérieux !
– Et, moi, curieuse ! Que tu es agaçant à la fin ! Pourquoi tant de secrets ? Une fois, dans le prochain monde, tes confidences s’éteindront avec moi ! C’est donc si difficile à avouer ?
– Demande à papa de veiller sur elle si tu ne passes pas la dernière étape.
Les épaules de Naaly s’affaissèrent.
– D’accord, mais, franchement, tu n’es pas trop drôle ! Toi, au moins, tu connais tout ce que Sekkaï et moi avons vécu.
– N’insiste pas, je t’en prie. Tu n’oublieras pas, c’est important. Pour éviter de rencontrer cet homme, elle ne devra pas se rendre chez une relation de Lomaï.
– Laquelle ?
– Je ne sais pas. Elle a trois filles, dont une du même âge que Merielle.
– Et le nom du sale bonhomme que je lui défonce la tête s’il touche à mon amie ?
Après une hésitation sur la teneur de la réponse à lui apporter, Tristan sembla se résigner et ajouta simplement :
– Alexis de Courtelle.
– Enregistré. Lors du prochain passage de relais, je lui transmettrai l’information.
– Tu m’en veux ?
– Un peu… Faut dire, il n’y a pas tant de nouvelles sensationnelles à se mettre sous la dent dans cet endroit pourri jusqu’à la moelle. Alors, oui, ce petit secret m’aurait fait plaisir, j’aurais eu l’impression de partager quelque chose de spécial avec toi.
– Mais nous partageons déjà plus que la majorité des frères et sœurs.
– C’est pas faux. Bon, j’ai compris que je me contenterai de ton silence. Que faisons-nous à présent ?
– Repartons.
– Par où ?
– Dans le même sens, comme ça nous serons deux à subir la colère de papa…
Un sourire naquit sur les lèvres de Naaly.
– Bien ! s’exclama-t-elle. Pour une fois que je ne serai pas seule à affronter la tempête !

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Voir au-delà des apparences, voir au-delà des apparences… Cette phrase ne cessait de résonner dans la tête de Pardon sans provoquer la moindre réaction ni dans son corps ni dans son esprit. Pourtant, ses yeux avaient parcouru mille fois le paysage autour de lui à la recherche de la réalité dissimulée par ces illusions. Quelque part, sous cette surface bleutée inerte existait une porte qui les mènerait vers le monde suivant. Mais que regroupait ce « les » ? Il ne pourrait accepter l’abandon d’un autre membre de sa famille dans ce lieu humide. D’une façon ou d’une autre, il devait rester et, pour y parvenir, obliger ce labyrinthe à permettre le transfert de ses enfants. Mais comment ? Naturellement, il percevait le caractère illogique de son raisonnement, la légère faille dans sa détermination, la petite voix qui lui soufflait que, pour l’instant, il demeurait le seul à sembler communiquer avec cet univers étrange, sinon comment aurait-il deviné la direction à emprunter ou l’éclosion d’une île au cœur de ces insolites bouillonnements ? Ne plus rien discerner, avoir le cerveau tellement embrouillé qu’un flou total occultait toute réflexion ou analyse, les yeux troublés par cette interminable observation au point de brûler et une soif si inextinguible qu’il aurait bu toute l’eau de la mer, mais, à la simple idée de descendre de son perchoir, celle-ci se calmait avant de revenir le hanter un peu plus tard… Voir au-delà des apparences. Aila ! Il ne sut pas s’il avait uniquement pensé son nom ou s’il l’avait hurlé, car pas un oiseau ne s’envola dans ce monde dénué de présence animale, hors de la sienne et de celles de ses enfants. Pourquoi ? Pour quelles raisons la vie le punissait-elle ainsi ? Pour quelles erreurs devait-il payer ? Pour quels égarements ? Ne méritait-il pas plus de considération pour ses actions honorables ? Un minimum d’estime parce qu’il ne s’était pas conduit comme un être monstrueux, parce qu’il avait lutté, de son point de vue, du bon côté ? Et s’il se trompait ? Si sa vision manichéenne du bien et du mal ne correspondait à rien d’autre qu’à une tendance de l’homme à se valoriser comme il le pouvait à ses propres yeux comme à ceux de tous… Avec l’aide de la sorcière, Césarus aurait pu vaincre et envahir la terre si Aila n’avait pas développé toujours plus de pouvoirs, parvenant à lier un grand nombre d’esprits dans un incomparable combat. Ce tyran avait perdu et tout le monde avait salué sa disparition. Mais si, là aussi, comme dans ce monde insolite, cette partie de l’histoire n’avait consisté qu’en une succession d’illusions. Peut-être n’avait-il jamais aimé Aila ? Peut-être n’avait-il pas d’enfants ? Des enfants ? Si, deux, une fille et un garçon. Pardon secoua la tête. Résister, n’abaisser ni sa garde ni sa vigilance. Non ! Sa vie d’avant, même si, pour l’instant, elle n’existait plus vraiment, avait été bien réelle. Cependant, pour la retrouver, il ne devait pas renoncer. Alors, voir au-delà des apparences ! Il reprit son observation.

◎ ◎ ◎

– Je n’en peux plus, souffla Naaly. Que penserais-tu d’une petite sieste ?
– Marche, assena Tristan.
– Quoi ? Encore ? Avec cette île qui n’en finit pas de s’étendre…
Ses plaintes s’éteignirent presque aussitôt, la chaleur autant que la moiteur la terrassait. Pourtant, elle s’aperçut immédiatement que quelque chose avait changé sans parvenir à mettre le doigt dessus. Elle avança de quelques pas supplémentaires avant de se figer et de se retourner.
– Mais pourquoi t’es-tu arrêté ? arriva-t-elle à articuler avec un minimum d’énervement.
– Il est là…
Avec attention, Naaly balaya le paysage autour d’elle sans localiser Pardon.
– Où ?
Tristan haussa légèrement le menton sur sa gauche et Naaly leva les yeux dans la direction signalée pour découvrir, dans un arbre à larges feuilles crénelées, une silhouette sombre qu’elle n’aurait, d’une part, probablement pas remarquée sans l’indication de son frère ni, d’autre part, identifiée comme celle de son père. Comment avait-il réussi à pénétrer l’inextricable enchevêtrement de racines et de branches pour accéder au sommet ? Si elle songea à la question, le courage de la poser lui manqua.
– On l’attend ? demanda-t-elle.
Un imperceptible hochement de tête de Tristan la rassura et, après une dernière inspection autour d’elle pour certifier l’invraisemblable absence d’ombre, elle se laissa tomber sur le sable, désertée par la moindre once d’énergie avant de s’allonger sur le sol. Aussitôt, elle perdit la notion du temps si tant est que celui-ci s’écoulât encore en ce monde.

◎ ◎ ◎

Naaly ne dormait pas vraiment, mais son esprit s’était retranché si profondément dans l’inconscience que la voix de Tristan ne prit un sens qu’avec retard.
– Il nous rejoint.
Pour la jeune fille engourdie, émerger de ce flottement spirituel nécessita un délai certain, tandis que Tristan fixait le paysage derrière elle, vers la barrière de racines. Quand il parut, sa chemise sale et abîmée, leur père ne sembla même pas les remarquer, puis son regard finit par s’arrêter sur eux. Il resta un instant immobile comme s’il ne les reconnaissait pas avant d’avancer dans leur direction à pas rapides.
– Ah, vous êtes là, c’est bien. La mer s’est retirée pour nous laisser l’accès vers la porte, allons-y !
Éberlués, les deux enfants l’observèrent s’éloigner à longues foulées, découvrant à leur insu que la surface bleutée avait effectivement disparu, dévoilant une plage vallonnée aussi humide qu’infinie. Après un soupir, Naaly décida de se redresser, tandis que son frère, son attention concentrée sur Pardon, ne bougeait pas. Elle tendit la main vers lui. Quand leurs yeux se croisèrent, elle discerna dans ses prunelles sombres des nuages si ténébreux qu’ils lui glacèrent le cœur. Et s’il avait raison, s’il était le prochain sur la liste du labyrinthe ? Elle ne parvenait pas à s’en convaincre et, pourtant, elle frissonna. Quel que fût celui d’entre eux à quitter le groupe, il abandonnerait ce dernier dans un état avancé de décomposition. Arriveraient-ils vraiment à s’en sortir ? Au moins l’un d’entre eux ? Elle en douta un instant, puis se reprit lorsque Tristan, saisissant ses doigts, se releva.
– Ne tardons pas, lança-t-il.

◎ ◎ ◎

Côte à côte, en dépit de la chaleur harassante, ils accélérèrent pour rattraper Pardon qui les avait largement distancés. Curieusement, la sensation initiale qu’ils avaient éprouvée en marchant des heures dans l’eau se révélait finalement trompeuse. Ils avaient imaginé des fonds semblables à un immense tapis sablonneux presque uniforme et, contrairement à leur première impression, sous les flots se cachaient un relief accidenté dans lequel apparaissaient de multiples pics et des dénivelés spectaculaires, exactement comme une montagne sous-marine. Pourquoi se dévoilaient-ils aussi soudainement ? Voilà la première question qui tourmentait Tristan, alors qu’il courait auprès de sa sœur, se rapprochant de leur père peu à peu. Les suivantes concernaient sa fin qu’il prévoyait. Pourrait-il être abusé par la fatigue et la tension qui ne cessaient de s’accumuler ? Non, malgré la chaleur et la moiteur, un frisson glacé le parcourut. Cependant, comment un adolescent pouvait-il affronter son propre décès à quinze ans ? Son regard se fixa sur Pardon qui les précédait de quelques dizaines de mètres. Restait à lui faire entendre raison, car celui-ci n’accepterait simplement pas de perdre son fils, alors que toutes ses forces convergeaient pour sauver ses enfants. Quand leur père se figea, Tristan et Naaly purent enfin le rejoindre et, comme lui, s’arrêtèrent. De leur position, ils découvrirent une descente abrupte tout autant qu’insolite vers une immense cuvette toujours luisante des nappes aqueuses que la mer n’avait pas retirées avec elle. En face, le bord opposé remontait en pente douce vers une nouvelle plage. Néanmoins, entre elles deux, s’étendait une plaine hérissée de roches étonnantes aux formes géométriques dont l’agencement ressemblait aux ruines d’une cité abandonnée.
– Elle est toute proche…, murmura Pardon.
Aucun des adolescents ne demanda de précision ; tous les deux se doutaient que ces paroles concernaient la porte. Après la dernière dissimulée par des feuilles, quel subterfuge choisirait la seconde du labyrinthe pour se faire désirer ?
– Descendons, poursuivit-il.
Sous leurs pieds s’étiraient des colonnes hexagonales, d’une vingtaine de mètres de hauteur, encastrées les unes dans les autres et bien trop lisses pour être escaladées. Le regard de Pardon parcourut le lieu sans découvrir d’accès vers le bas. Néanmoins, en raison de la forme en cuvette, l’altitude finirait par diminuer tôt ou tard pour leur permettre d’atteindre la partie encaissée. Sans même partager sa réflexion avec ses enfants, il s’éloigna. Déconcertée par cette surprenante distance vis-à-vis d’eux, Naaly jeta un rapide coup d’œil à Tristan, espérant son soutien silencieux. Cependant, comme celui-ci semblait perdu dans ses pensées, elle se résolut à se forger un avis par elle-même. L’attitude de leur père démontrait-elle la naissance d’une indifférence envers eux ou, persuadé que son tour de les quitter arrivait, préférait-il fermer son cœur pour ne pas songer à sa propre mort ou à la leur ? Et s’il se trompait ? Et si Tristan se trompait ? Et si, contrairement à leur conviction, elle devenait celle qui resterait dans ce monde ? Elle n’aimait pas l’eau, mais, après tout, supporterait de vivre dans l’ambiance lourde et pesante de ce lieu. Quoique, une éternité dans cette humidité ne la séduisait guère… Et puis elle périrait d’ennui ! Un ample soupir souleva sa poitrine. De toute évidence, quelle que fût la fin prévisible, elle s’en passerait bien ! Alors, autant laisser l’endroit choisir pour eux ! Cette indécision révélait une fragilité peu habituelle chez elle, mais, à l’instant, elle ne parvenait plus à affronter la pression des événements successifs sur elle comme à accepter de perdre les uns après les autres ceux qui constituaient les piliers de sa force comme de sa résistance. Sans eux, comment surmonterait-elle tous les obstacles ? Son père désirait que l’un de ses enfants accédât à la sortie du labyrinthe, peut-être, mais pas elle ; elle ne se sentait pas à la hauteur de cette tâche… Cependant, devenir la dernière survivante permettrait peut-être de raviver sa flamme intérieure, celle qui, dans le contexte actuel, s’effritait, rongée par l’atmosphère aussi délétère qu’oppressante. À la dérobée, elle jeta un second coup d’œil à Tristan dont l’attitude fermée signifiait sans équivoque que son opinion n’avait pas changé, et, de nouveau, elle frissonna. La fin de leur épopée dans cet univers liquide pourrait-elle s’avérer pire que ce qu’elle imaginait ? Non ! Elle devait cesser de s’attarder sur tout ce que la porte leur avait enlevé, leur vie, leurs proches, leur avenir et de penser à tout ce gâchis, et s’abstraire de toute crainte. Coûte que coûte, elle devait continuer à croire que tout rentrerait dans l’ordre ! Accablée par ce monde aux allures d’étuve, elle avait baissé sa garde, mais, dès maintenant, la relèverait et ne se laisserait plus abattre. Dans le cas d’un nouveau transfert, elle accompagnerait son frère ou son père et résisterait, car, elle s’en souvint, leur cohésion, malgré quelques heurts ponctuels, expliquait leurs succès, aussi relatifs fussent-ils. Donc ils continueraient à s’entraider, parce que là résidait leur unique chance de s’en sortir. Son regard se durcit. Jamais quiconque ne l’amènerait à plier ! Si elle héritait de cette écrasante responsabilité, elle la supporterait et utiliserait toute son énergie à rétablir leur existence ! Dans le cas contraire, elle protégerait son partenaire d’infortune et deviendrait la pierre sur laquelle il s’appuierait pour triompher, heureuse de transmettre sa force comme sa détermination. Soudain, parce qu’elle avait cessé d’avoir peur, la chaleur comme la moiteur s’estompèrent autour d’elle. À présent, quel que fût son destin, mourir ou survivre, elle savait pourquoi elle se battait.

◎ ◎ ◎

Son cœur gonflé d’amour pour son père, Naaly posa sa main sur son épaule au moment où elle le rejoignait. Ce contact provoqua chez l’homme un frémissement et son regard, presque hagard, se tourna vers elle. Encore une fois, il lui sembla perdre pied au point de mettre un peu de temps à l’identifier. Pour nourrir leur lien fragile, elle lui sourit et se réjouit quand, dans ses iris s’éclaira une réponse muette. Elle tressaillit. Jusqu’à cet instant, jamais elle n’avait pris conscience de l’importance de cette lueur que leur complicité déclenchait. Troublée, elle l’examina avec attention, découvrant avec tristesse que la jeunesse habituelle de son expression s’était effacée, remplacée par une lassitude qui imprimait sur ses traits les marques d’une vieillesse anticipée. Son cœur se contracta. Elle ne disposait d’aucun miroir pour s’observer, mais, comme pour lui, les épreuves subies avaient-elles abandonné des traces de leur passage sur sa peau comme dans son âme ? Qui pouvait ressortir intact d’une telle succession de tourments ? Personne… Pourtant, si elle exceptait la gravité actuelle qu’affichait Tristan, son frère paraissait le même qu’à leur arrivée. Mais tant d’illusions pouvaient persister ; celui-ci possédait une extraordinaire capacité à dissimuler ses sentiments. La voix de son père interrompit le fil de sa réflexion.
– Nous pouvons descendre par ici.
Effectivement, les sombres colonnes comme érodées par la mer formaient un escalier irrégulier, mais praticable pour rejoindre le sol. L’un après l’autre, ils s’y engagèrent, bondissant d’un pilier sur le suivant quand la configuration s’y prêtait ou s’agrippant aux roches lors d’un écart trop grand entre leurs marches de fortune. Parvenus au pied des orgues basaltiques, ils continuèrent leur chemin vers la cité éphémère que l’eau avait révélée en se retirant. Comme des ruines légendaires, ses contours irréguliers se dessinaient devant eux. S’étiraient vers le ciel d’étranges tours plus ou moins inachevées surgissant d’un insolite bâtiment constitué par des empilements de pavés de forme hexagonale. Son côté antique, presque troublant, apparaissait comme le témoignage d’un passé, pourtant illusoire, puisque jamais cet édifice n’aurait pu abriter quiconque. Dégageant un parfum d’histoire, tous ces amoncellements d’étages semblaient conter le combat meurtrier à l’origine de leur destruction. Alors qu’ils s’approchaient, leurs regards détaillaient les contours irréguliers, à la recherche de la moindre trace de leur objectif : la prochaine sortie. Et si, mystificateur, cet univers n’en détenait aucune… Quelle probabilité existait-elle qu’ils fussent parvenus au terme de leur voyage ? Aucun n’y croyait vraiment, même si, individuellement, à des moments distincts, cette question les avait troublés. Bientôt, ils trouveraient un indice pour localiser la porte, bientôt, ils découvriraient qui celle-ci avait choisi d’évincer de la course, bientôt, deux d’entre eux seraient projetés encore une fois dans l’inconnu. Après l’eau, quelle ambiance les accueillerait ? Le feu, l’air ou encore la terre… Tant de possibilités s’offraient, mais quelle forme prendrait-elle ?
– Séparons-nous, indiqua leur père, toujours avare de mots.
En raison des dimensions impressionnantes de ce château en trompe-l’œil, le regard de Pardon erra longuement sur la succession des empilements irréguliers, sillonnant les différents étages imbriqués les uns dans les autres à l’instar d’une construction bancale qui se serait élevée au gré du vent ou du battement des vagues. Cependant, ne se manifestaient, enfin jusqu’à présent, ni vent ni vague. Son attention revint sur ses enfants qui escaladaient l’édifice chacun de leur côté à la recherche du plus minuscule indice. Alors qu’il aurait dû les rejoindre, il ne bougea pas…

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La porte était là, juste devant lui, mais il ne la discernait pas encore. Il plissa les yeux, comme si ce simple geste l’aiderait à renforcer son acuité et sa capacité à dépasser les illusions, puis les ferma, s’efforçant de faire le vide dans sa tête. Éliminer sa détresse, enlever les images d’Aila qui ne cessaient d’y flotter, son mariage avec Kerryen, la petite fille née de leur amour, ce troisième héritier dont lui serait définitivement privé, effacer la mort de Bonneau, son beau-père, presque un père, ou de Sérain, son roi, un homme qu’il avait admiré et apprécié, surmonter ses failles personnelles, ignorer ses insuffisances, oublier la peur, le chagrin, la douleur, devenir une conscience qui envelopperait ce monde de son indicible aura, voir au-delà des apparences. Aila… Sa concentration se brisa aussitôt et son esprit sembla s’éparpiller comme une onde incontrôlable susceptible de tout détruire sur son trajet. Totalement éprouvé par cette terrible sensation, il rouvrit les paupières avec précipitation et étouffa un soupir en découvrant l’édifice et ses enfants intacts. Comment pouvait-il tomber chaque fois dans le même piège ? Ce paysage se résumait à une illusion et, la porte, en raison de son existence réelle, se dressait quelque part, à sa portée. De nouveau, son regard parcourut les orgues basaltiques. Toutefois, la conclusion s’imposa rapidement : il ne parvenait à rien. Résigné, prenant le côté gauche des ruines, à défaut de percevoir, il se servit de ses yeux et de ses mains, examinant dans les détails chaque colonne, chaque pavé, chaque interstice sans plus de résultats… Peu à peu, son attention déclina, tandis que les formes s’estompaient ; pourtant, ses pas l’emmenaient toujours plus haut dans les vestiges rocheux. Quand il atteignit le point accessible le plus élevé, il s’assit en tailleur sur deux pierres côte à côte et son esprit flotta autour de l’édifice, comme si le frôler suffirait à en révéler les mystères. Il secoua la tête. Intuitivement, il réalisait qu’il ne réfléchissait pas comme il aurait dû, sans pour autant saisir comment procéder. Par où commencer ? Redéfinir la nature du labyrinthe, une protection contre ceux qui auraient transgressé les lois du temps, pour empêcher le commun des mortels de se déplacer d’une période à l’autre et, ainsi, devenir susceptible de modifier le passé comme Aila l’avait fait. Cependant, Pardon ne pouvait que constater les limites du système, puisque sa femme était parvenue à changer l’histoire du Guerek et, en conséquence, le destin de Kerryen, décédé prématurément au lieu de finir mutilé. De toute évidence, le présent actuel ne s’avérait pas meilleur. Pour éviter de tels bouleversements, détruire les portes existantes, une par une, constituerait un indispensable premier pas. Ensuite, pour arrêter définitivement ces voyages dans le temps, les documents sur ce sujet devraient disparaître. Mais il s’égarait, car sa réflexion ne lui apportait aucune indication sur l’essence profonde de l’endroit. Reprendre au début.

◎ ◎ ◎

Ce monde se révélait avant tout et par-dessus tout un univers d’illusions… Comment estimer la réalité de ce sable à perte de vue, de ces colonnes qu’il avait escaladées, de cette eau qui, d’ailleurs, s’était totalement volatilisée ? Les seuls êtres tangibles demeuraient ses enfants et lui, tandis que tout le reste se limitait à des artifices. De plus, quelle était la plus exceptionnelle qualité du lieu ? Celle de savoir détourner l’attention… Il fronça les sourcils. Sur qui cette dernière s’était-elle tout naturellement focalisée ? Sur ce château qui résonnait dans leur mémoire comme un rappel de leur vie antérieure. En toute logique, la porte ne pouvait qu’être là et, pourtant, s’il poursuivait sa réflexion, dans la conception tordue du labyrinthe, cette évidence ne cherchait qu’à les duper… Alors, qu’avait-il manqué ? Et puis, sinon, où pouvait-elle être ? Une nouvelle fois, il reprit son raisonnement et, presque aussitôt, sa plus grande erreur lui sauta aux yeux. Il avait oublié que, derrière ce lieu, une entité s’agitait dont il connaissait la puissance et les rouages intimes. Contrairement à lui, elle ne se posait aucune question, n’établissait aucun plan, se glissant simplement par tous les interstices accessibles pour occuper tout l’espace jusqu’à celui de son esprit… Instinctive, elle se serait spontanément dirigée vers son objectif. Voilà pourquoi il échouait et pourquoi il échouerait toujours ! Il était devenu incapable de renouer avec elle ! Entre peur et attirance, la première n’avait cessé de dominer la seconde, d’autant plus que ses rares tentatives pour la frôler n’avaient pas abouti… Et si, sur ce point-là aussi, il se trompait. Il devait le reconnaître, depuis son arrivée ici, il lui semblait la percevoir, alors même que Tristan avouait son inaptitude à se lier avec elle. Bien sûr, tout lui paraissait confus, embrouillé au point qu’il ne savait pas quoi en penser et, pourtant, en parallèle, une voix intérieure lui soufflait qu’il s’approchait de la vérité, que ses intuitions inespérées lui en révélaient bien plus sur les modifications profondes de sa personnalité que sa réflexion cartésienne. Se souvenir de la nature de la magie et la laisser venir à lui, puis voir au-delà des apparences. Cette fois, l’image d’Aila ne surgit pas et le regard de Pardon, perdu dans le vide, ne chercha plus qu’à dépasser les illusions de ce monde pour accéder à la réalité dissimulée derrière celles-ci.

◎ ◎ ◎

Depuis un moment, complètement absorbée, Naaly observait son père, puis le bruit d’un talon sur la pierre l’amena à sursauter légèrement. Avec une intonation dépitée, elle murmura :
– Je ne peux pas dire qu’il nous aide beaucoup…
– Ne crois pas ça.
Les yeux de Tristan se posèrent sur la silhouette assise en tailleur au sommet de l’édifice, si statique qu’elle semblait ne plus faire qu’un avec les roches. Étonnamment, ses contours rappelaient ceux d’un oiseau sur le point de s’envoler, exactement comme ces grands rapaces qui, leurs ailes déployées, dévoilaient leur impressionnante envergure. Comment demeurer insensible à l’exceptionnelle puissance qui les arrachait à l’attraction terrestre ou omettre leur rare acuité visuelle qui ciblait un rongeur depuis une altitude élevée ? Quelquefois indiscret, Tristan s’était projeté dans leur esprit, observant le paysage par leurs regards avant de se fondre dans leur essence libre et sauvage, celle d’un prédateur planant au-dessus du sol, si haut que tout lui paraissait minuscule. Il pensa à sa mère, à ses voyages intemporels, et l’envia. Quelques mois plus tôt, quand elle était encore elle-même, quand elle dispersait sa bienveillance sur le monde et qu’elle le prenait dans ses bras pour le protéger de la méchanceté des autres, elle l’enveloppait de tant de tendresse qu’au cœur de son étreinte il parvenait à oublier les troubles de sa propre existence, de cette magie qu’il cachait, à son tempérament qu’il étouffait pour rester transparent. Puis tout avait changé… Sa nature réelle s’était exprimée. Adieu au petit garçon triste et insipide. Enfin redressé et sa carrure étoffée, pour la première fois, il avait révélé aux yeux des gens sa personnalité comme ses pouvoirs.

◎ ◎ ◎

Dans son esprit flotta le regard de sa mère posé sur lui dans la clairière avant leur séparation ; il la connaissait si bien. Dans ses prunelles sombres, peuplées de lumière à l’opposé des siennes, il avait reconnu ce flot d’amour si familier qu’elle seule lui offrait. Que faisait-elle à l’instant même ? Comment se passait sa cohabitation avec Martin qu’ils avaient lâchement abandonné et dont la colère légitime pourrait se retourner contre elle ? De nouveau, l’inquiétude perça dans son cœur. Pourquoi celle-ci revenait-elle encore le tourmenter ? Aucune menace ne planait sur Ellah dans ce monde tranquille. De plus, elle disposerait d’un compagnon pour tromper son isolement. Cependant, cette constatation, au lieu de le rassurer, l’ennuyait. Logiquement, rien dans l’attitude de Martin ne laissait présager d’intentions malveillantes de sa part, mais il n’avait pas réussi à accrocher avec le personnage. Ce n’était pas son excentricité compréhensible après une aussi longue vie solitaire ni le regard résolument intéressé qu’il posait sur sa mère, non, plutôt une inexplicable perception. Peut-être, parce qu’il dominait toutes les subtilités de la dissimulation, avait-il décelé derrière l’apparence accueillante de cet homme une noirceur secrète. Encore une fois, il s’alarmait sans raison, elle saurait se défendre. En conclusion, il devait arrêter de se préoccuper pour elle !

◎ ◎ ◎

Son attention se reporta aussitôt vers son père et un soupçon d’admiration le traversa. Alors que celui-ci souffrait de toute son âme — il lui semblait presque entendre les tressaillements de son cœur blessé —, il parvenait à chasser les douleurs de son être pour étendre son esprit autour de lui. Tristan connaissait trop bien les effets pernicieux de cette entité et, là, ses yeux fixés sur lui percevaient sa présence comme un rayonnement invisible qui irradiait de toutes les parcelles du corps de Pardon. Sa mère avait réussi, elle avait débloqué les barrières que son père n’était pas arrivé à abattre lui-même, mais de façon encore diffuse, presque incertaine. Là encore, un nouveau soupçon d’admiration le traversa. Jamais il n’accéderait à un tel contrôle de la magie… Autodidacte, seule sa détermination infaillible lui avait permis de développer une adresse appréciable, mais, il s’en rendait cruellement compte, modeste. Et, pourtant, en assimiler plus pour détenir des pouvoirs quasi illimités demeurait à sa portée. Sa jeunesse lui offrait toute une vie devant lui pour approfondir sa maîtrise. Enfin, il aurait pu… Cependant, si la projection de son avenir en Avotour se vérifiait, il se réveillerait dans la peau d’un pitoyable ermite condamné à vendre des plantes rares pour survivre. Rien de bien réjouissant. Clairement, il était obligé de l’admettre, cette existence solitaire avait perdu son irrépressible attrait. Il ne s’était pas reconnu dans ce personnage, un homme vivant caché, se protégeant des autres et de sa famille, avec des barrières si hautes qu’il en devenait intouchable. Seule Merielle était parvenue à les abattre, mais il n’imaginait pas que leur amitié pût évoluer en amour, même si, au contact de leurs mains, la magie s’agitait en créant des étincelles. Un léger sourire apparut sur son visage à cette évocation, puis disparut presque aussitôt quand son père se redressa. Juste un instant, il avait oublié le pire à venir, mais, à présent, il ne tarderait pas à avoir la confirmation de son intuition…

◎ ◎ ◎

Un hochement de tête de Pardon à ses enfants les incita à le rejoindre. Ensemble, ils se dirigèrent vers le côté opposé de la cuvette dont la pente relativement faible aurait semblé simple à grimper si le terrain humide ne se dérobait pas sous leurs pieds en permanence, les amenant à redescendre quand leur volonté les poussait à monter. Plus long que prévu, ce petit jeu ne dura cependant pas éternellement et, enfin, ils accédèrent à une nouvelle plage de sable infini. Au premier pas sur sa surface, un vent inattendu se leva, caressant leur visage de son souffle presque rafraîchissant. Au début, s’il se montra plutôt doux et amical, sa puissance s’intensifia rapidement. Bientôt, pour avancer, le groupe lutta contre lui, se préservant des grains de silice projetés dans leurs yeux. Puis Pardon arrêta ses enfants et la bourrasque cessa. Pourtant, un instant plus tard, celle-ci reprenait, concentrant ses effets sur une zone face à eux dans laquelle elle tourbillonnait avec ardeur. Aveuglés encore, ils se protégèrent au mieux. Puis au bruit des rafales succéda le silence. Devant leurs regards presque incrédules, dans l’air devenu translucide se dessinaient des formes que tous purent identifier : trois bâtons dans lesquels ils se reconnurent, deux empreintes de main droite, une grande et une plus menue, pour ceux qui passeraient la porte quand le troisième demeurerait ici. Pardon réagit aussitôt.
– Je ne sais pas encore comment, mais, cette porte, mon fils, je te jure que tu la franchiras !
– Non.
La réponse de l’adolescent statufia son interlocuteur.
– Persuadé que mon tour arrivait, je m’y suis préparé, poursuivit Tristan. Pense à la suite de votre voyage. Qui mieux que toi veillerait sur Naaly ?
Pardon secoua la tête, puis, les sourcils froncés, insista :
– Je ne t’abandonnerai pas !
– Tu n’as pas le choix ! Aucun de nous ne l’a… De toute façon, restons réalistes, un seul accédera au dernier monde, alors que je m’arrête là ou à la prochaine étape, quelle différence ?
L’objection de Tristan semblait logique, mais Pardon refusait de l’accepter. Son regard retourna vers la figure suspendue. Une illusion de plus ! S’il redéveloppait la maîtrise de la magie un tant soit peu de façon consciente, il modifierait le tracé de cette gravure aérienne. Aussitôt, il concentra son esprit sur elle, mais une main sur son bras troubla sa détermination. Tournant ses yeux, il rencontra les prunelles vertes de sa fille dans lesquelles vibrait une intense émotion, doublée d’une prière silencieuse.
– Nous devons être forts pour lui, murmura-t-elle en se rapprochant de lui.
De nouveau, il secoua la tête. Sauver ses enfants demeurait si profondément ancré en lui qu’il se révélait incapable de renoncer au seul objectif qui le poussait encore à avancer.
– Je refuse de vous perdre…, objecta-t-il.
– Aucun de nous ne le désire, mais l’impossibilité de changer le cours de notre aventure nous y contraint, continua-t-elle.
– Si ! Je dois pouvoir la modifier ! Je suis sûr que je le peux !
– Mais Tristan ne le souhaite pas…
– Un gamin d’une quinzaine d’années ne sait pas ce qu’il veut !
– Si, papa, je le sais.
La voix de Tristan, à la fois douce et grave, atteignit Pardon en plein cœur.
– Ne me le demande pas…
– Je devine combien, de toute ta volonté, tu cherches à nous préserver. Je te porte une telle confiance que je suis convaincu que tu y arriveras, même si cette quête emprunte des chemins détournés, voire cruels, pour y parvenir. Je crois en toi, en ta capacité à améliorer le monde grâce à tes qualités humaines et à ta magie toute personnelle… Pour cette raison, tu dois partir avec Naaly. Accepte ce pas supplémentaire, pour nous…
Le regard de Pardon, humide, se leva vers son fils ; Tristan, rassemblant les ultimes parcelles de son courage, lui sourit brièvement.
– Je suis désolé, ajouta Pardon. Je me sens si loin du père que tu aurais mérité…
– Je n’aurais pu en avoir de meilleur et, surtout, aucun dont je sois aussi fier.
Une fois saisies les mains de Pardon et de Naaly, Tristan les rapprocha des traces dessinées dans l’air dans lesquelles elles s’emboîteraient naturellement. Cependant, celle de Pardon se déroba.
– Essaie, s’il te plaît, pour moi, implora son père.
Tristan acquiesça et plaça sa paume dans les empreintes, démontrant sans ambiguïté qu’aucune ne lui correspondait.
– Convaincu ? demanda-t-il.
Le doute traversa les yeux de Pardon. Redoutant une nouvelle opposition de celui-ci, Tristan réfléchit aussitôt aux arguments susceptibles de le persuader, mais Pardon ne lui en laissa pas le temps.
– Non ! La porte n’est pas ouverte ! Ainsi, obligatoirement, une chance subsiste pour modifier le choix des passeurs !
– Prouve-le-moi ! s’écria Tristan. Pose ta main et, si rien ne se produit, je me plierai à ta volonté de la franchir ! Je t’y aiderai même !
Naaly tourna son regard vers son frère aux traits contractés par la colère, surprise de la rage qui soudainement l’animait. De son côté, Pardon fixait son enfant, interdit devant cette rébellion si rare chez lui.
– Alors ? poursuivit l’adolescent. Et si tu ne la mets pas tout seul, je peux t’assurer que je t’y forcerai. N’oublie pas que je dispose de la magie et pas toi, et si à cet instant précis je dois m’en servir contre toi, j’agirai sans regret !
– Mais je croyais…, commença Pardon, toujours incapable d’accepter cette confrontation surréaliste que, plus que tout, il ne souhaitait pas.
Pourtant, il leva sa main vers l’empreinte avant de suspendre son geste, hésitant à signer ce qu’il considérait comme un abandon de plus, cette fois, celui de Tristan.
– Naaly ! ordonna son frère.
Aussitôt, comprenant son intention, Naaly plaça sa paume à l’endroit qui semblait lui être consacré au moment même où Tristan plaquait celle de son père dans le sien. Pardon ouvrit la bouche, mais Tristan ne le laissa pas s’exprimer.
– La réponse est déjà derrière toi ! Es-tu prêt à l’accepter ? Si la porte est apparue, je reste, si ce n’est pas le cas, je t’aiderai à changer la gravure, je te le promets.
Pardon n’avait nul besoin de se retourner. Dans les prunelles sombres de son garçon dansait le reflet d’une nouvelle lumière : les ondes s’étaient réveillées ; le labyrinthe l’avait définitivement choisi avec Naaly. Accablé par cet échec supplémentaire, il tenta, cependant, d’offrir un visage impassible pour ne pas rendre la séparation encore plus difficile. Après tout, que risquait son enfant dans ce monde inerte ? Rien. Et, néanmoins, il ne pouvait chasser l’angoisse qui le tenaillait…
Comme une réponse à son anxiété, le vent reprit, son souffle léger balayant leurs cheveux et leur peau d’une brise fraîche, presque apaisante. Parallèlement, Pardon cherchait à surmonter la détresse qui brisait son cœur, son regard fixé sur son fils dont l’attitude sereine ne le convainquait pas ; personne n’aimerait rester ici.

◎ ◎ ◎

– C’est quoi, ce bruit ? demanda soudain Naaly.
Un bruit ? Non, pas tout à fait, plutôt une vibration infime sous leurs pieds, quasi indétectable, de fréquence si faible qu’ils n’auraient même pas dû la percevoir. Pourtant, peu à peu, elle gagna en puissance. L’examen du paysage autour d’eux ne leur apprit rien de particulier. Cependant, un seul endroit résistait à leur analyse, celui dont les gravures immatérielles brouillaient la perspective. Si Pardon décida de contourner cet étrange écran translucide, Tristan ne bougea pas. Étonnamment, il n’avait pas besoin de voir pour savoir que son destin avançait vers lui, inexorablement. Quand son regard croisa celui de Naaly, son cœur se contracta tant elle paraissait ravagée par le désespoir ; leur séparation finirait inévitablement de façon dramatique. Subitement, elle se précipita vers lui et l’enserra. Surpris par cette effusion si éloignée de l’attitude habituelle de sa sœur, il resta un instant immobile avant de l’étreindre avec douceur, le corps de Naaly frémissant de chagrin.
– Tout ira bien, ne t’inquiète pas…
– Je ne veux pas que tu meures, murmura-t-elle, pas maintenant, pas ici, pas comme ça…
Aussi soudainement qu’elle avait atterri dans ses bras, elle se recula, une larme coulant encore sur sa joue.
– Tristan, tu possèdes la magie ! Tu dois détourner le danger !
– C’est trop tard…
– Comment ça ? résonna la voix grave de Pardon derrière lui.
Le fils se tourna vers le père.
– Je te l’ai offerte…
– Quoi ? Quand ? s’insurgea celui-ci.
– Au moment où j’ai saisi ta main.
– Mais, par les fées, pourquoi ? Et pourquoi à moi ?
– Parce que tu en feras un meilleur usage que moi et parce que Naaly ne la souhaitait pas.
– As-tu la moindre idée du péril qui fonce sur toi à une vitesse colossale ? Je ne te laisserai pas mourir ! C’est hors de question !

◎ ◎ ◎

Pardon jeta un coup d’œil à la porte dont les anneaux s’éclairaient peu à peu. Se concentrer ! Chasser ce trouble qui étreignait son âme, puis se donner les moyens de contrôler cette magie ! Puisque son fils lui avait offert la sienne, il ne pouvait que se sentir plus fort et compétent. Insensible au grondement sous ses pieds, il ferma les paupières. Appeler cette entité, l’attendre, renouer avec ses réflexes d’antan, s’imprégner de son essence si particulière en ce lieu, appréhender pleinement sa nature pour pouvoir en jouer, devenir chaque parcelle de ce labyrinthe pour en comprendre la structure et puis se souvenir de celui qu’il avait été, sa dextérité comme sa facilité déconcertante pour se lier à elle, sa puissance enchanteresse… Son esprit se lança à l’assaut du monde autour de lui, parcourant des distances incroyables à toute vitesse.
– Papa ! s’écria Naaly. Nous devons nous presser, elle arrive sur nous !
Sa concentration brisée, Pardon ouvrit les yeux. Impossible ! Un instant plus tôt, elle quittait à peine l’horizon ! Effectivement, en dépit de l’aspect troublé de l’air devant eux, nul ne pouvait plus ignorer qu’une vague gigantesque s’avançait à toute allure, un mur massif qui emporterait tout reliquat de vie dans ce monde cruel. Malgré lui, un frisson glacé le traversa. Son regard revint vers les ondes dont le dernier anneau clignotait toujours. Le visage grave, Tristan s’inclina vers sa sœur et, sa bouche près de son oreille, dominant le bruissement de la robe liquide sur le sable, lui murmura :
– Ne change jamais…
Elle cilla légèrement, puis déposa une bise empreinte de tendresse sur sa joue avant de se rapprocher de la porte, le cœur battant tant la menace se précisait. À présent qu’une ombre immense voilait le ciel presque en totalité, une troublante interrogation la traversa : l’accès s’ouvrirait-il à temps ? Songeant au sort de son frère, elle frissonna, puis, son chagrin contrôlé, concentra sa volonté sur la nécessité de quitter ce labyrinthe pour modifier leur avenir, si injuste et atroce. Après, si elle s’en sortait, peut-être prendrait-elle le temps de se lamenter. Pardon s’adressa à son fils.
– Tu dois essayer de passer…
– Tu ne la tromperas pas.
– Comment peux-tu exiger de moi que je renonce à toi ?
– Au contraire, j’attends que tu continues à te battre, à te montrer courageux, pour toi, pour moi et Naaly, pour parvenir à inverser notre présent et nous rendre tout ce que nous avons perdu…
– Pourquoi m’as-tu donné ta magie ? Elle aurait pu te sauver…
– Grâce à elle, tu conserveras une part de moi qui restera en toi, toujours…
– Papa ! s’exclama Naaly. Elle est ouverte ! Vite !
Sans tarder, elle attrapa la main de Pardon, mais ce dernier résista encore, son regard douloureux fixé sur son enfant. Cependant, comme désormais chaque seconde comptait, Tristan le poussa vers l’accès. La vague absorbait toute lumière à l’exception de celle qui miroitait sur les ondes, leurs peaux parsemées par ses auréoles claires, presque irréelles. Les sourcils froncés, Naaly observa son frère qui lui prêta un bref moment d’attention avant de la reporter sur son père dévasté de l’abandonner à ce cruel destin.
– Vas-y, papa ! s’exclama Tristan.
– Mon fils, je…
– Je sais tout ça ! Foncez !
Décidée, après un ultime coup d’œil à Tristan, Naaly tira Pardon à travers la porte qui s’effaça aussitôt, révélant de nouvelles gravures l’espace d’un instant ; près des cercles et des bâtons dansaient des flammes infernales. Puis tout disparut. À présent, dans les prunelles de Tristan ne se reflétait plus qu’un mur d’eau gigantesque. Le garçon déglutit, étreint par une peur indicible. Puis il s’en souvint, le labyrinthe lui avait fait vivre sa noyade et ainsi, il en connaissait déjà tous les effets.

◎ ◎ ◎

Dans un incompréhensible silence, la vague le recouvrit, entraînant avec violence son corps dans un bouillonnement d’écume. S’il avait encore maîtrisé la magie, peut-être aurait-il développé des branchies, comme avant, quand il était vraiment Tristan… Un regret profond le traversa. Non pas celui d’avoir transféré ses maigres pouvoirs à son père, mais plutôt celui d’avoir été insuffisamment puissant pour vaincre le lieu et ses facéties. Ballotté et tourmenté, Tristan perdit toute notion de gravité jusqu’au moment où sa peau racla le sable devenu meurtrier. Alors qu’il tentait toujours de retenir son souffle sans s’affoler, il bascula dans la cuvette quittée plus tôt, frappant les premières pierres de la fascinante cité qu’elle abritait. Sous l’effet de la collision, l’adolescent ouvrit la bouche qui, aussitôt, s’emplit d’eau. Malgré l’angoisse qui s’emparait de lui, il avala une première fois, puis une seconde. Malheureusement, l’enchaînement des chocs acheva de briser sa résistance et le flot s’engouffra dans sa gorge, puis ses poumons. Dans un ultime essai désespéré, Tristan s’agrippa à une roche, mais, l’instant d’après, la lâchait, tandis que son cerveau, privé d’oxygène, s’éteignait peu à peu. Sa dernière parcelle de conscience flotta vers celle qu’il avait aimée plus que sa vie : la magie.

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Tome ➀ - Aila et la Magie des Fées Tome ➁ - La Tribu Libre Tome ➂ - L'Oracle de Tennesse Tome ➃ - La Dame Blanche Tome ➄ - La Porte des Temps Tome ➅ - Une Vie, voire Deux Tome ➆ - Un Éternel Recommencement Tome ➇ - L'Ultime Renoncement ➀ à ➃ - La Première Époque ➄ à ➇ - La Deuxième Époque Tous les tomes de la saga de fantasy La romancière Catherine Boullery #fantasy


Extrait gratuit d'un des livres de la saga d'Aila offert par Catherine Boullery, auteure de fantasy (autres passages sur Amazon). Excellente lecture ;)

Aila tira la même pièce que Pardon Juste. Elle fronça les sourcils. Elle l’avait toujours considéré comme un modeste combattant, mais là, il apparaissait nettement meilleur qu’elle l’escomptait. Il serait probablement difficile de le battre… Il souhaitait un combat à mains nues et elle avait choisi le kenda.
À leur entrée dans l’arène, Pardon Juste la salua – au moins, il avait retenu l’avertissement du prince Avelin – et lui sourit. Elle y répondit brièvement. À l’occasion de leurs premiers mouvements, ils se testèrent mutuellement et Aila se réjouit : elle allait se régaler, car, à l’évidence, il manifestait une grande agilité, de la rapidité et une finesse extrême dans ses réactions. Elle se concentra, cherchant des défauts qu’elle trouva avec peine dans sa façon de se mouvoir, même si elle nota un léger déséquilibre à la réception quand il sautait sur le côté droit. Elle décida d’attaquer, l’amenant à bondir sur la droite pour profiter de cette minuscule faiblesse. Elle faillit réussir, mais la souplesse du jeune homme l’aida à se dégager in extremis.
— Bravo ! Vous avez déjà remarqué mon premier point faible. Malheureusement pour vous, je le connais aussi et j’ai beaucoup travaillé pour y remédier ! À mon tour de lancer l’offensive !
Pardon exultait ouvertement. Sans se déconcentrer, Aila essaya de comprendre où il voulait en venir. Il tenta une attaque qui paraissait classique, mais qu’il agrémenta avec une originalité trompeuse dans son déroulement. Il en fallut de peu pour qu’elle se fît surprendre et se dégagea de justesse.
— Vous êtes impressionnante… commenta-t-il, en souriant.
Mais que cherchait cet abruti ? À lui faire du charme pour la faire flancher ?
— Beau parleur, va ! murmura-t-elle entre ses dents.
Elle changea rapidement d’avis, Pardon était clairement ravi de se battre avec elle. Chacun multipliait les attaques parées par l’autre et, connaisseur, il se fendait d’une moue approbatrice. Puis vint l’idée de génie qu’elle attendait. Elle le laissa réussir un enchaînement dont elle pressentait la finalité et au moment où, enfin, il allait l’immobiliser, certain de sa victoire, elle se dégagea d’un violent coup de reins, puis inversa la position. Elle entoura sa gorge avec ses deux jambes, bloquant son bras sur sa poitrine quand le gong final retentit. Elle le libéra immédiatement et celui-ci se releva, radieux :
— Vous êtes une vraie championne. J’ai pris un rare plaisir à vous combattre.
Il lui tendit la main qu’elle serra avec entrain.
— J’escomptais pourtant bien marquer quelques points dans ce combat parce qu’au kenda, vous m’écraserez, je le sais ! Quant aux points, plouf, plouf, je viens de me faire battre par une fille et dans quelque temps, aïe, aïe, aïe, je vais recommencer !
Pardon parlait de son échec avec un détachement incroyable, comme s’il s’en amusait. Il ne semblait pas le moins du monde en colère après sa défaite. Au contraire, il appréciait sa valeur et le plaisir qu’il avait pris à la combattre… Aila hésita avant de se lancer :
— Vous voulez que je vous montre les enchaînements de base au kenda et ainsi, j’affronterai un adversaire intéressant.
À son tour, il afficha un air surpris :
— Pourquoi le feriez-vous  ? s’étonna-t-il.
— Je n’aime pas les victoires faciles, se contenta-t-elle de répondre, en haussant les épaules.

Ils passèrent tout leur temps de repos avant le deuxième combat à s’entraîner. Bonneau avait prêté son kenda à Pardon qui se révéla vraiment très doué. Il donnait l’impression, comme elle, de sentir les mouvements en lui, de les intégrer sans le moindre effort comme s’ils avaient toujours fait partie de lui. Elle avait croisé peu d’apprentis de l’école aussi habités naturellement… Tellement passionnés dans leur échange, ils ne s’aperçurent pas du nombre croissant de regards, même parmi les élèves de Barou qui passèrent leur pause à les observer, voire à les envier…
Quand enfin leur tour vint, elle n’eut pas envie de le battre tout de suite. Elle lui donna l’occasion de montrer ce qu’il avait appris en très peu de temps sur des enchaînements simples. Il se débrouilla très bien malgré les nombreuses petites fautes qu’il commit et dont elle aurait pu profiter.
— Aila, vous devez prouver ce que vous valez au kenda. Assez joué, cessez d’amuser la galerie et finissons-en, voulez-vous ! lui murmura Pardon, ses yeux rieurs fixés sur elle.
Et ce fut ce qu’elle fit ! Il tenta de se défendre, mettant au point des stratégies ingénieuses qui combinaient plusieurs enchaînements, mais il se fit battre à plate couture tant Aila semblait voltiger dans les airs, imprévisible, intouchable, tout simplement imbattable… Son kenda fendait l’espace comme si une vie propre l’animait. Le spectacle était à couper le souffle… que perdit Pardon, plié en deux, quand, voulant parer un dernier assaut, il reçut en plein ventre le bâton juste destiné à le frôler. Aila se précipita vers lui, tandis que le gong retentissait.
— Pardon, vous allez bien ?
Il lui adressa un signe de la main pour lui dire oui, mais mit plusieurs minutes pour retrouver quelques couleurs et sa respiration.
— Ouf, ça va mieux et dire que vous m’avez à peine effleuré ! S’ils ne vous choisissent pas comme nouveau commandant de leurs armées, c’est qu’ils sont demeurés !
Aila jeta un coup d’œil, constatant avec soulagement que personne n’avait entendu les paroles hardies de Pardon.
— Gardez donc vos opinions pour vous, cela serait préférable. Voulez-vous que je m’assure que je ne vous ai rien de cassé ?
— Vous savez le faire aussi… C’est gentil, merci ! Mais j’ai déjà palpé et je semble entier !
Aila le reconsidéra une nouvelle fois : il dégageait une telle bonne humeur qu’elle en était communicative. Et tellement de compétences, il paraissait si complet. Ce ne serait pas elle qu’ils choisiraient, mais un garçon comme lui. Un homme, un vrai, pas elle, une gamine…
— Merci, Pardon, vous avez été un extraordinaire adversaire et j’ai pris beaucoup de plaisir à vous combattre.
Pour l’aider à se relever, elle lui tendit la main, qu’il saisit, gardant l’autre sur son estomac malmené.
— Moi aussi ! Dites, si nous nous distinguons tous les deux ou si nous demeurons à Antan, bien que je préfère la première solution, vous finirez de m’apprendre à me battre au kenda, j’ai adoré !
— Si nous restons ici, je crains que cela ne plaise pas à Barou.
— Oui, mais comme nous serons sélectionnés, cela ne posera pas de problèmes !
Elle répondit par un rire sans joie. Comment faisait-il pour paraître si sûr de lui, alors qu’elle doutait si souvent de tout ?
— Si nous sommes choisis tous les deux, je vous le promets !
— Bien ! Vous venez boire un verre à mon réfectoire ?
Il le faisait exprès ou il était quand même un peu bête.
— Je n’imagine pas ma présence au milieu des élèves de Barou comme une bonne idée…
Pardon marqua une pause avant de répondre :
— Vous auriez eu raison il y a trois ans, mais aujourd’hui, la teneur de ce qui s’y échange vous surprendrait. Aubin a beaucoup fait évoluer les mentalités à votre sujet, de façon prudente. L’air de rien, il a réussi à susciter la curiosité et, si l’écurie avait été bâtie différemment, vous auriez bénéficié d’un public tous les soirs. Cependant, je comprends que vous refusiez. Alors, peut-être une autre fois cela vous paraîtra-t-il envisageable ? Au revoir, Aila.
Au loin, elle entendit vaguement Elieu annoncer que tous les candidats seraient reçus individuellement au château, mais elle perdit le reste des propos, médusée par ceux de Pardon. Qu’avait donc pu dire Aubin sur elle sans blesser son père ? Comment avait-il pu créer la curiosité à son sujet ? Et quel intérêt y avait-il le soir pour susciter un tel public autour de l’écurie ? Mais oui, il ne pouvait en être autrement ! Ils auraient voulu assister aux entraînements de kenda entre elle et son oncle !
— Magnifique combat, Aila ! Mais tu m’expliques cet échauffement basique au début ? s’exclama Bonneau.
Son expression dut parler pour elle.
— Ah !… Tu n’as pas désiré l’exterminer tout de suite. Je me demande quand même si ton choix stratégique correspondait aux enjeux. Enfin, après, tu étais la reine ! Cependant, j’ai noté quelques petits défauts à corriger. Viens, on va en discuter.
Il la prit par l’épaule, commençant l’énumération des erreurs en question.
— Dis, Bonneau, maintenant, je t’appelle comment ? l’interrompit Aila.
Il se tut. Le silence se prolongea.
— Comme tu veux, Aila. J’ai été ton père quand tu m’appelais Bonneau. Je le serai encore si tu m’appelles papa.
— Alors, va pour… papa. Je vais devoir m’habituer parce que, jusqu’à présent, je n’avais jamais pu utiliser ce mot.
— Va pour papa, ma chère fille.
Il l’étreignit très fort dans ses bras avant de s’éloigner et reprit :
— S’il te plaît, revenons aux fautes que je t’ai mentionnées…
Aila cessa d’écouter, elle verrait cela demain, mais entendre le son de la voix de Bonneau tout près d’elle la rassurait. Elle se sentit heureuse, entière et complètement vivante ! Quelle que soit la façon dont se termineraient les joutes le lendemain, elle avait beaucoup grandi en une journée et, volontairement, elle chassa l’ombre d’Aubin de son esprit pour profiter du moment. Inutile de se monter la tête avec une histoire triste si les choses s’arrangeaient au final. Il fallait juste attendre.
— Aila, tu m’écoutes ?
— Non, Bonn… papa, mais continue à parler quand même !
Et elle éclata de rire.

En fin de soirée, alors qu’elle brossait Lumière, elle entendit un pas résonner dans l’écurie et découvrit, dans la lumière de sa lanterne, Avelin. Il posa sa lampe sur un support avant de se tourner vers elle.
— Bonneau m’avait dit que je vous trouverais là.
Il affichait toujours ce petit sourire au coin des lèvres, pas vraiment moqueur, mais comme en attente de quelque chose…
— Alors, à part vous défendre comme un animal sauvage avec toutes ces armes, que proposez-vous d’autre ?
— Je peux suivre une piste, effacer mes traces ou en créer de nouvelles, tendre des pièges ou les déjouer, soigner…
— Bien, bien… Mais quand vous avez prétendu que vous saviez tout faire, j’avais imaginé des talents un peu plus personnels…
Aila rougit jusqu’aux oreilles. Comment pouvait-il, juste en une seule remarque, la mettre si mal à l’aise ? Elle répliqua :
— Le genre de talents auxquels vous faites allusion, Prince Avelin, je les réserve à ceux que je choisis et vous n’en faites pas partie.
Elle se mordit les lèvres, c’était sorti tout seul. Que venait-elle de rétorquer à son prince ? Elle cligna des yeux avant de se remettre à le regarder. Il souriait, attendant de croiser son regard pour répliquer :
— Quel tempérament, jeune damoiselle ! Au fait, j’étais venu vous chercher pour vous accompagner devant le conseil qui prendra sa décision à la fin de la journée.
Après une dernière caresse, Aila abandonna Lumière et emboîta le pas du prince jusqu’à la salle du château où se déroulait la réunion. Parmi les membres présents, elle reconnut le frère d’Avelin, avec son air sévère, le mage royal ainsi qu’Hamelin, Elieu, Mélinda et, manque de chance, Barou. Avelin rejoignit Hubert tandis, qu’elle s’installait devant eux. Le prince héritier prit la parole :
— Je suis Hubert, fils et représentant du roi Sérain d’Avotour. Avec mon frère, nous écouterons tous les avis et recommandations du conseil, mais au final, notre choix prévaudra. Aila Grand, vous nous avez particulièrement éblouis lors de ces joutes. Qu’auriez-vous à ajouter pour nous prouver que votre talent mérite une place dans notre équipe ?
Elle comprit immédiatement le sens de la question ; Avelin lui avait fait répéter sa réponse quelques instants auparavant :
— Je ne me contente pas de combattre, sire Hubert, je sais aussi effacer des traces, en créer de nouvelles pour attirer dans un piège. J’ai appris les plantes et je fabrique des onguents pour soulager et cicatriser. Je connais l’organisme humain, je peux détecter des fractures, les réduire, masser des muscles ou des tendons douloureux. Je maîtrise les exercices qui requinquent des hommes très fatigués pour repartir malgré tout. Mon sens aigu de l’observation me permet, à votre demande, de vous décrire ce j’aurai aperçu l’espace d’un instant.
— Intéressant… Tournez-vous. Quels sont les vêtements du mage royal ?
— Il a revêtu une robe violette en soie avec un liseré vert aux manches et au col. À son doigt, il arbore une bague dorée avec l’œil des fées, symbole de notre pays.
— Restez retournée. Que portait-il cet après-midi ?
— Une robe gris foncé, toute simple et son anneau argenté, orné de la lune en croissant.
Elle se douta qu’Orian hochait la tête pour confirmer sa description.
— Très bien. Quelles personnes dans la pièce sont restées telles que ce matin ?
— Vous-même et votre frère avez conservé vos habits de la journée, mais vous avez déposé votre poignard, tandis que le prince Avelin l’a gardé comme s’il comptait ressortir et pas vous. Sire Elieu s’est changé et a passé, sur son pantalon noir, le pourpoint pourpre qu’il affectionne le soir pour son confort. Dame Mélinda a juste ôté sa coiffe et remis un châle sur sa longue robe bleue.
Aila entendait des murmures derrière elle. Elle avait perçu le reproche rapide qu’Hubert avait adressé à son frère. Avant d’entrer au conseil, Avelin n’ignorait pas qu’il ressortirait pour aller chercher quelqu’un, alors qu’il avait lancé la proposition comme si elle n’avait pas été préméditée… Aila avait encore perdu une occasion de se taire. Au point où elle en était, elle ajouta :
— De plus, mon excellente oreille associée à un bon niveau d’analyse me permet de dire que le prince Avelin a trompé tout le monde, sauf le mage royal qui suspectait la supercherie. En revanche, le prince Hubert vient de découvrir la nouvelle fantaisie du benjamin…, conscient que ce n’est pas la première fois et sûrement pas la dernière. Cependant, dans le même temps, il préférerait qu’il arrête de manigancer ses coups en douce…
Aila comprit au silence qui tomba derrière son dos qu’elle avait dépassé les limites de la bienséance due à la famille royale.
— Retournez-vous, Aila, enjoignit Orian, j’apprécie grandement vos talents d’observatrice… Pour quelles raisons ne devrions-nous pas vous sélectionner ?
— Parce que je parle trop, peut-être… Enfin, cela n’a pas toujours été le cas. Hamelin, sire Elieu et dame Mélinda vous le confirmeront… Parce que je suis une fille et que je n’ai que seize ans… Parce que si vous me choisissez, cela posera probablement des problèmes de cohésion d’équipe si je me retrouve avec des personnes comme Hector Plantu.
— Bien. Quels autres concurrents trouvez-vous dignes de faire partie du groupe que nous allons former ?
— Pardon Juste ! Incroyable combattant, rapide, efficace, fin stratège et sans points faibles ou presque.
Elle n’hésita pas non plus pour le suivant :
— Aubin Grand. Encore jeune, mais déterminé. De plus, il progresse de jour en jour.
— Le présentez-vous parce qu’il s’agit de votre ex-frère ? coupa Orian.
— Oh ! non, mage royal, loin de moi cette idée ! Aussi excellent archer que cavalier, sa compétence ne s’arrête pas là. Son tempérament extrêmement posé peut enfin empêcher des esprits irréfléchis de se jeter dans un piège, car il voit loin.
— Bien. Merci pour vos réponses, Aila Grand. Rendez-vous demain à la troisième cloche dans la cour du château.
Aila se retira, certaine d’avoir misérablement échoué, mais, si au moins, elle avait pu sauver Pardon et Aubin, elle aurait servi une noble cause. Quand elle rentra dans la maison, Bonneau leva la tête. Elle lui adressa un sourire triste avant de se diriger vers son lit. Elle n’avait pas envie de parler et il respecta son silence. Elle resta assise un long moment, immobile, le cœur lourd, puis finit par se déshabiller et se coucher pour s’endormir dans un sommeil sans rêves.


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